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University of Ottawa
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r" centimes le N*
0 année courante.
/i r\ centimes le N"'
\ i U années échues.
NM9il
TRENTE-SIXICIK ANKÉB. — 9 Idal 1S96.
L'OUVRIER
Journal illustré paraissant le ^lercredî et le iSannedi
ABONNEMENT D'UN AN ■
(104 numéros)
France, Algérie et Belgique :
6 francs.
DIRECTION ET ADMINISTR.A.TION :
LIBRAIRIE BLÉRIOT, HENRI GAUTIER, scccessecr.
55, quai des Grands-Angustins, Paris.
ABONNEMENT D'UN AN
(10* numéros)
Colonies et Étranger (sauf la
Belgique) : 7 francs.
LES VOLEURS D'ORj par georges le fauï^e
— Laissez voire carabine, oaui PriJtorius. C'est moi. (Voir page 19.)
L'OUVRIER
SOMMAIRE ! Les Voleurs dOr. p»r Georges le F«ure. — Un AIpuI de Cha-
Suzot. pir Jwm Drauit. — Recettes de la Semaine. — Chronique hob- |
omadaire, par Oscar Ilnvard.
LES VOLEURS DOR'
PAR
GEORGES LE FAURE
III
LA FERME ELISABETH
C'était un caraclçre résolu que Gnillniime Brey, tenant de sa j
race une qualilé précieuse, surlouL dans une cireonsinnoe aussi cri-
ti(IMe que celle en laquelle il se Irouvail : celle qualilé clait le i
flegme liollaiiduis dans loulosa |)urclé, flegme qui lui l;iissail loule j
sa lucidité d'esprit el le mollail it môme de pi-ufiler d'une chance j
si pelite fùl-elle, el susceptible de le sauver, là où tout autre à sa j
place aurait inraillililcincnl péri.
A cinquante mètres de la rivière, le chemin suivi par l'attelage
birurquaii soudain, c'est-h-dii'e que le mur ffrnnilique qui le bor-
dait s'ouvrait comme, fendu par un coup do hache de géant, et
formait une tranchée ctroilc, mais ccpcmlant assez large pour livrer
passage à la voilure ; ce fut dans celte ti'aiichoc que Guillaume
s'engagea, avec une hardiesse qui tenait de la folie, car c'est à peine
si les moyeux des roues ne frôlaient pas les parois de ce corridor
rocheux; une déviation des mules et le coach se brisait...
Ce chemin nouveau aboutissait à la rivière, mais suivait une
penle moins raide que l'autre et conduisait au gué qu'il connaissait.
Soudain, il saisit d'une seule main, de la droite, toutes les
rênes, et de son poing gauche fermé heurta derrière lui au pan-
neau de bois qui fermait le devant de la voilure ; ce panneau étail
mobile, à la façon d'un carreau, de façon à pouvoir s'abaisser el
établir, au moment des fortes chaleurs, un courant d'air dans l'in-
térieur du coach.
Le panneau s'ouvrit et la tête de lord Cornallett émerges.
— \}u'y a-l-il? dit-elle d'une voix angoissée...
— "Vite! cria Guillaume, passez-moi la jeune miss... vite...
Et de sa seule main que le cuir brut des guides ensanglantait,
il retenait 1 allelage, le soulenail, résistant par la seule force' de
son poigncl d'Hercule à la tension formidable exercée par ces
cinq paires, de mules, épuisées et cependant emportées dans une
descenie verligineusc, avec une rapidité que l'épuiseincnl de leurs
jarrets leur eiit interdite...
— Une foriunei... clama lord Cornallett en aidant sa fille a
passer par l'étroit encadrement du panneau...
Sans répondre aulremcnt r\ne par un grognement furieux, le
jeune homme, retourné it demi, empoigna Edwidge par la taille,
l'attira à lui. puis, la soulevant, l'assit sur la toilure'du concA, tandis
que lui n-ëme. tout debout, pour mieux soutenir et dominer l'alle-
lage, avait repris les guides !\ deux mains.
— Saisissez le col de ma veste, dil-il. ot ne lâchez pas... sinon
TOUS êtes perdue... voyez...
Dans l'ombre, s'apercevaient les eaux blanchissantes de la
rivière Vnal, qui, grossies par les (duies, coulaient avec un bruit
sourd, élevées d'environ deux mètres au-dessus de leur niveau
h.Tbituel el cependant encore en contre-bas du talus qui formait
une pente assez raide.
— Riglill... riglill hurla Guillaume Brey en rendant les guides,
[.es mules de volée ilesccndirenl comme une flèche le tuliis et.
emportées par leur clan, entrèrent dans l'eau qui rejaillit autour
d'elles, les recouvrant presque en entier...
— Elles ont pied, grommela le jeune homme qui, penchf' en
avant, les avail suivies cl'un regord anxieux... cela ira...
Et il o„ remit à hurlera pleins poumons :
— liif/lit! riglitl...
Successivement, les troisième el quatrième eouple-s de mules
avaient suivi le premier et les mules tlmonières, traînées sur leurs
iarrels. glissaient le long du talus, rclonant de toutes leurs forces
le coach qui avail plongé en avant, tel un bateau qui langue, el
dont toiil, le poids leur chargeait les reins...
— Foi/t sack!... Fout sack!... gronda le Burgher, insultant
les pauvres bêles qui, effarées, sans forces, renâclaient devant ce
torrent qui nicnaçait rie les engloutir...
_ Dans l'iniérieur du conch. des jurons se faisaient entendre :
c'était lord Cornallell qui, seulement maintenant, se reudail
compte de la situation, engagé jusqu'A mi-corpsdnns l'encndrcmenl
d'une des vitres qu'il avait enfoncée d[un coup de coude, il terrifie
:i la vue des eaux dans lesquelles le conc/» allait faire le plongeon...
M:iis, drjft, les mules de volée avaient atteint la berge opposée
i-l. excitées par les cris, les clnquomcnts de langue de Guillaimio
1. '\roir l'Ouvrier fb-puis le 2 mai dS!)6.
Brey, tiraient de toutes leurs forces, contraignant le reste de
l'attelage à les suivre.
Le coach entra dans la rivière, piquant une tête en avant, ce
qin, durant quelques secondes, le submergea presque entièrement :
le jeune homme, Edwidge elle même furent trempés, plus par l'eau
qui rejaillit sur eux, que par la rivière elle-même : car. dressés
ainsi qu'ils l'étaient, ils ne pouvaient pai-t,ager le sort des deux
autres voyageurs qui se trouvaient jouer, dans l'intérieur de la
voiture, le rôle de poissons dans un bocal.
Heureusement encore que John Stuck avait suivi l'exemple de
lord Cornallell, et, se soulevant sur les poignets, engagé jusqu'aux
hanches dans l'encadrement de la portière, avait trouvé le moyen
de Icnir sa lêle au-dessus du niveau de la rivière; autrement, l'un
el raulre,si courte cependant qu'eût clé la traversée, eussent couru
grand risque de périr asphyxiés...
Enfin, le coach atteignit la rive opposée et. hissé à grand'peine
par les mules exténuées, s'arréla sur la crête de la berge...
D'un bond. John Stuck saula à terre, suivi de lord Cornallett,
trempés, transis, grelollanls.
— Ma fille I... Edwidge!... appela le lord en se précipitant vers
le siège.
Guillaume Brey descendait, tenant la jeune fille dans ses
bras; l'eau qui avait rejailli sur elle, l'inondant presque entiè-
rement, avait transpercé son mince costume de voyage, et celte
circonslance ficheuse, jointe à l'épouvante bien naturelle qu'elle
avait ressentie, avail déterminé une commotion telle que. les
membres brisés, greloltant de froid, quoiqu'elle eùl le front brûlant
de fièvre, elle eût été incapable de fuira un mouvement ou de
prononcer une parole.
— Edwidi'ei Edwidge I... clama sir Cornallett en arrachant
presque sa fille à celui qui la portait...
Joiin Sluek avait escaladé le siège, -décroché la lanterne et.
redescendant, éclairait d'une lueur rougeâtre le visage d'Edwidge.
— Ijasl! munuura-t-il, c'est l'eau qui l'a glacée, cette pauvre
miss... Un peu de chaleur el il n'y paraîtrait plus...
— Jamais on ne pourra atteindre lerelai avec ces bêtes, ajouta
le jeune liurgher en lançant un regard de mépris vers les mules
arrêtées i\ quelques pas et dont on entendait la respiration
oppressée siffler comme des soufflets de forge...
Lord Cornallell considérait sa fille d'un air désespéré, lorsque
John Stuck s'écria soudain, en frappant ses mains l'une contre
l'autre:
— Mais... si l'attelage est incapable de vous mener au relais,
il peut tout au moins nous conduire jusqu'à la ferme Elisabeth...
Prétorius Brey ne refusera certainement pas de nous accorder
l'hospitalité en attendant le jour...
En parlant ainsi, John Stock examinait Guillaume à la dérobée
et crut saisir sur son visage l'expression d'un conlenlement inté-
rieur qu'il s'efforçait de contenir et de dissimuler; mais, certaine
contraction des lèvres, certaine fiamuie dont s'étaient illuminées les
prunelles, l'avaient Irahi.
Cependant, ce fut le sourcil froncé et le regard un peu inquiet
qu'il répondit, au bout de <|uelqnes secondes :
— Certainement, oom l'rétoriiis vous secourra comme il le doit...
Dans le patois hollandais panaché de mots anglais, allemands
'■I français que parlent les Bocrs, le mot « oom • signifie oncle et
est l'appellation que les jeunes gens donnent aux vieillai'ds. indis-
linelemenl, quel que soit le degré de parenté, el alors même que
celle parenlé n'exisle pas du ioul; les femmes, on les nomme
ic tanla », tante, et entre eux, ils se Irailenl de « cousin », de sorte
qu'à les entendre parler on peut les croire tous de la même
famille...
Comme s'il eût eu besoin dn s'affirmer la chose à nouveau, pour
dissiper les doutes qu'il pouvait concevoirà ce sujet, Guillaume Brey
n'péta :
— Oom Prélorius fera ce qu'il doit...
— Soyez certain, dit alors lord tlornalleit, que, moi aussi, je
ferai ce que je dois el que je saurai reconnaiirc...
Mais, John Sliick, lui posaul la niuiu sia- le bras, l'interrompit,
disant :
— Milord ne sait pas que ce serait offenser gravement un fermier
boer que lui proposer une rémunération, île queblue genre soit-elle,
(lour son hospitalité; Dieu commande aux hommes de se traiter en
frères el le foyer de chacun est accessible à tous...
Ces mois avaient été prononcés sur un ton grave, pénétré, qui
valut à John Sluck un reganl i-eeotinaissanl de Guillaume Brey.
— Le comp.ignon a raison, dil-il. et parler argent devant oom
l'rétorius serait s'exposer à se faire fermer la porte...
Puis, brièvement :
— Montez dans le coach... Je m'en vais tenter de gagner la ferme
i;iisnl,clh...
Il ajouta, comme si le père eût eu besoin de son ronseil pour
savoir de quelle précaution il devait entourer sa fille :
— Tenez la jeune miss sur vos genoux..., elle aura plus chaud
que dans les peaux de moulons mouillées..., el puis les chocs seront
iTUiins rudes...
(Juaiid il cul refermé la portière lui-même, peut-être pour jeter
encorcua regard sur Edwidge, il grimpade nouveau sur lesiôge, saisit
L'OUVRIER
lesi;ui(les et.tnnl bien qne mal.milcn roii le rnftelnge épuise, fourbu,
ainfnel il pai'vinl cepernhmt à faire pi'ciiiire une aiiui'e un peu plus
rapide que le pas. niais ipii u'clail p;is (oui il Tnil le Irol.
Ainsi qu'il eu avait prcveiiu lord ConialluH, les Toya;:;eurs cinicnt
honihlemeul secoués dans le ru'le véhicule, qui roulail il travers
une plaiLie iiicullc que des foudiières coupaieiit en tous sens, dans
lusijielles les roues s'aufouvaieul parfois jusqii'aus moyeux, s'en
arr.icliaul brusiiurincnl sous la tracUon nerveuse des nudcs pour
allci' heuilcr. qiieli|ucs pas plus loin, des souclies d arbres biillés,
qu'elles IrMiu-hi^saieiil |iéinlilciuenl, en iui|U'inKint au véhicule
un uiouverni'iil de lang'ige et de roulis horriblcinent douloureux,
à eu croire les Jurons qui pailaienl de l'inlcricur.
Au buul de trois quarts d'heure de route ainsi faite, les nfiules
s'arrèièreul devant un asseuiblajîe de maisons en terre, recouvertes
de paille qui, dans l'ombre, semblaient de grosses taupinières.
Le jeune 13oer saula à lerre, disant laconiquement:
^— je m'en vais prévenir...
Mais, comme il niellait les pieds dans une sorte de cour, clôturée
de haies vives et dont le sol était devenu fnnpcux par les inliltra-
tions de purin que produisaient des amoncellements de fumier,
au sommet desquels des co(is se mirent subitement à chanter,
trompés par la lueur de la lanterne, ime porle s'ouvrit et dans
l'encadremenl, sur le fond subitement éclairé de la pièce, apparut
la silhouelte d'un homme de haute stature, aux épaules de colosse,
auï'membrcs athlétiques.
Sans coiffure, sa léle apparaissait auréolée de cheveux blancs,
assez lonj,'s et broussailleux qui lui descendaient jusqu'au cou, se
mêlant à la barbe larae qui s'évantaillait sur sa poilrine, encadrant
un visage coloré, d'aspect rude, énergique et guère accueillant.
Sous les sourcils qui formaient une touffe hérissée, les yeux
s'ouvraient à fleur de tête, bleus comme ceux de Guillaume liL'ey,
mais avec une expression d'autorilé froide que n'avaient pas ceux
du jeune homme...
— Laissez votre carabine, com Prétorius, fit celui-ci en s'avan-
çant chapeau bas vers le vieillard, c'est moi...
Nous avons, en effet, oublié de dire que le fermier était armé
et que, le doigt sur la gâchette, il était prêt au coup de feu; en
reconnaissant son petit-iiis, il laissa retomber à terre la crosse de
l'arme qui rendit un son sec; puis, tendant la main au jeune
boni me :
— Wilhcmine..., commanda-t-il, la soupe de Guillaifcne...
Une jeune fille, qui se tenait derrière lui. élevant, au-dessus de sa
tête, une grosse laïupe dont la lumière se projetait dans la cour,
objecta :
— Tu as des étrangers avec toi, Guillaume...?
Elle venait de voir ap[uirailrc, marchant avec précaution,
cherchant à ne point trop patauger dans le purin. John Stucl;,qui
s'avançait le premier, pour montrer le chemin à lord Cornallelt,
venant ensuite avec sa tille dans les bras...
— Quels sont ces gens? interrogea le vieux fermier d'une vois
rude en lançant un l'Cgard soupçonneux à sou pelit-fils.
Le visage de celui-ci exprimait un grand embarras, en même
temps qu'une vive contrariété...
— Des étrangers, oom Prétnrius, rcpondil-il, des compagnons de
voyage que j'ai, par griice du ciel, sauves d'une mort certaine, el
auxquels j'ai pensé que vous ne refuseriez pas l'abri de votre toit,
jusqu'au jour...
Une flamme courte brilla dans la prunelle bleue du vieillard
qui, d'une voix rude, prononça ces mots :
— Vous savez, (iuillaume, que les circonstances nous imposent
à l'égard des uitlandcrs une prudence extrême; aussi que le diable
m'emporte si, en toute autre circonstance, je n'aimerais pas
mieux voir ces gens-là au fond de la rivière Vaal.
11 se repi-it. et d'un ton sentencieusement compatissant :
— Mais l'hospitalilé est le plus saint des devoirs... Wilhcmine,
avancez-vous pour éclairer ces étrangers...
Et il entra dans l'intérieur de la maison pour déposer sa carabine
dans un coin, tandis que la jeune Hlle ii laquelle il s'était adressé
sortait au contraire, pour se diriger vers lord CornaJlett et son com-
pagnon.
— Oh ! la pauvre l s'exclama-t-elle en apercevant Edwidge dans
les bras de son père.
De la lampe qu'elle tenait à la main, elle éclairait le sol, diri-
geant les pas des voyageurs à travers les méandres compliques que
formaient les amoncellements de fumier, les chariots, les parcs
à bélail, les inslmuients de culture...
Guillaume IJrey, lui, sans prendre la peine de se débarrasser de
ses vêlements ruisselant d'eau, avait empilé du bois dans la
cheminée, une cheminéeéuorme, comme on en consiruisait aiilre-
foisdans les liabilations, etpermellanl de faire des feuxsiisceplibles
de lotir un mouton, el en un clin d'œil des flammes avaient lui,
animant un peu celte grande pièce sombie, aux murs nus, au
fdancher fait de terre baltue et qu'obscurcissait davaninge encore
e plafond fait de poulres énormes, à peine équarries, toutes noir-
cies par la fumée de l'àlre...
— Du Godl grommela John Stuck en s'adossnnt d un coin de la
cheminée, je ne donnerais pas quinze livres de ma place.
Il avait dit cela sur un ton de bonne humeur, en regardant
Prélorius Brcy, pour engager conversa tion au moyen de celle plai-
santerie, mais le grand vieillard ripondit avec froideur :
— On voilquc iaCharlreil paie bien ceux qui travaillent pourell;.
L'.\ngtai$ tressaillit et ses suurcils eurent uu involontaire plisse-
ment.
— Pourquoi me parlez-vous de la Gharlred, oom Prétorius?
dcnianda-l-il.
— Parce que, à moins que mes yeux .'le me trompent, c'est bieu
John Stuck qu'ils voient en ce moment devant moi...
I..'autre domina sa surprise et, cherchant il (jissimuler sou
mécouieulemcnt, riposta en se frottant les mains avec un faux air
d'indifférence :
— Je n'ai aucune raison de nier être ce que je suis!... Mais
comment se fait-il que vous me connaissiez?...
Silencieusement, le vieillard étendit la main vers la cloison où
se trouvaient lixées, il l'aide de clous, des gravures découpées dans
des journaux ilhisirés, formant deux panneaux bien distincts : dans
l'un de ces panneaux se voyaient le portrait du vieux Kruger, prési-
dent de la République transvaalienne; celui de Joubert, général des
forces lie la llépublique, celui-là même qui, en 1881, avait inlligéaux
Anglais de si sanglantes .défaites ; et d'autres gravures encore repré-
sentant les membres les plus populaires du Wulksraad, ou parle-
ment transvalien; dans l'autre panneau, il y avait le portrait de
Cécil Rhodes, le fameux fondateur de la colonie du Cap, premier
minisire de la colonie.directeur de la puissante compagnie (i charte,
celui que l'enthousiasme anglais a surnommé le t Napoléon du
(Jap » ; il côté de son portrait, s'étalait celui du Df Jamcson, son bras
droit, et gouverneur, pour son comple, du proicctoral de Uechua-
naland : d'autres encore appartenant h l'étal-m.ijor de ces person-
nages puissants, et, parmi ceux-là, John Stuck constata que le sien
figurait.
Dire que cette constatation lui causa un plaisir énorme serait con-
traire à la vérité; à moins que le froncement des sourcils, le pince-
ment des lèvres, la pâleur soudaine du visage puissent passer pour
la manifestation du contentement; mais, comme c'était un homme
doué d'une force de volonté peu commune, il sut dissimuler et,
plaisantant, s'exclama:
— Du diable si je me serais attendu à trouver ma tête dans un
coin perdu comme celui-ci 1...
Mais il se mordillait les lèvres, d'un air visiblement dépité et
s'en vint reprendre devant la cheminée la place qu'il avait momen-
tanément abandonnée pour s'approcher de la cloison...
.Maintenant, il clait seul avec le vieux Lîoer; la jeune Wilhcmine
avait passé dans une autre pièce avec lord Cornallelt el sa fille,
tandis que Guillaume Brey était allé dans la cour éveiller les servi-
teurs caffres pour qu'ils prissent soin de l'allclngc des mules.
— Cécil Rhodes médite doncquelque mauvais coup? interrogea
Prétorius Rrey d'une voix calme, en bourrant de tabac une énorme
pipe de porcelaine, dont le long tuyau recourbé, enjolivé de soie
verte, fi pompon multicolore, faisait descendre le fourneau jusqu'au
creux de l'eslomac...
John Stuck haussa les sourcils, attachant son regard noir sur le
vieillard, avec une expression sm-prise et ennuyée tout à la fois.
— El pourquoi... celle queslion?... interrngca-t-il en ricanant.
— Parce qu'on dit que vous êtes l'homme de confiance du
Colosse. ,
— C'est trop d'honneur qu'on me fait, en vérité...
— Ilonneuri... cela dépend du sens que vous donnez, dans
votre pays, à ce mol-lii!...
L'Anglais fut bien sur le point de se fiicheret ses lèvres s'entrou-
vraient déjii fiour lancer au vieux Docr quelque verte réplique;
mais il lui sufTit de se souvenir qu'il se trouvaitchez le propriétaire
de la ferme Elisabeth pour se calmer aussitôt et, prenant un ton de
plaisanterie :
— Ehl eh I mon cher oom Brey, on m'avait bien dit que vous
apparteniez au clan des vieux Burghers ; mais je ne me doutais pas
que vous en fussiez encore à croire toutes les fables qui se débitent
sur le premier minisire...
La tête blanche du vieux Prétorius se hocha sentencieusement.
— Ce ne sont malheureusement pas des fables, répondit-il ; et
force nous est bien de croire à l'envahissement de notre pays par
tous ces étrangers que l'Homme du Cap a lancés sur nous...
— Par Dieul ils n'ont point eu besoin d'être lancés par lui; ils
sont bien venus tout seuls... Et ce n'est pas fini, oom Prétorius;
il en viendra bien davantage encore, et je gage qu'avant peu les
solitudes où paissent vos moutons et vos bœufs seront couvertes
lie maisons en pierre et éclairées & la lumière électrique, comme
Johannesburg...
Le vieillard avait levé les bras au plafond, et s'écria d'une >ûii
douloureuse :
— Puissé-je ne pas vivre assez longtemps pour voir ces choses...
Puis, brandissant sa pipe, comme si elle ei^t été une arme, il
ajouta rudement, avec un éclair menaçant dans le regard :
— En tout cas, moi vivant, ces choses ne se feront pas... ; ainsi
donc vous êtes prévenu, John Sluck, el si le but qui vous amène
dans ces parages concernait par hasard Ferme-lCIisabcth...
L'Anglais protesta avec un accent de sincérité qui conîainquit le
vieillard :
20
L'OUVRIER
— Moi!... je veux que le lonnerre m'écrase, si je pensais seu-
lement à vous rendre visite, ocra Prétorius.... et si le diable n'avait
pas voulu que le cocher du relai de PetGrsdorf fOt };ris comme
une bourrique, je n'aurais pas eu le plaisir de faire votre connais-
sance... Je vais à Mafeking, avec le voyageur dont la fille s'est
trouvée indisposée du passage de la rivière...
Cette explication fournie, comme nous avons dit, sur un ton
fort naturel, avait apaisé le ressentiment du vieux, en même
temps que fait s'évanouir ses soupçons; il enfonça avec son doigt
le brasier que formait au-dessus du fourneau de sa pipe le mon-
ceau de tabac embrasé et, d'un ton moins bourru, murnmra :
— I5oiriez-vous bien quelque chose?...
— Tout de mOme ; quoique ce feu m'ait séché mes vêtements,
j'ai un froid dans l'intérieur et un verre d'eau-de-vie ou une tasse
de café...
En ce moment. lordCornallett sortait delà chambre où la petite
fille du Boer venait d'installer Edwidge dans son propre lit, et il
accepta, tout comme l'avait fait John Stuck, l'olTre d'une boisson
réconfortante que Wilhemine servit dans de grands gobelets de
cristal taillé, portant gravées en traits d'or, effacés et rongés à
demi par le temps, des armoiries à peu près indéchiffrables main-
tenant, que surmontaient les vestiges d'une couronne comtale.
— En vérité ! s'exclama lord Cornallett, en exposant le cristal
à la clarté de la lampe, voilà qui est curieux... C'est dans quelque
foire de Johannesburg que vous avez acheté ces gobelets... mon
brave homme?
Prétorius Brey , auquel ces mots s'adressaient, tressaillit, et comme
s'il eût été offensé par cette question, il répondit d'un ton sec :
— Ce sont des objets de famille...
Le regard du lord anglais se promena autour de lui, examinant
d'un air curieux et quelque peu méprisant le mobilier sommaire
de la pièce, cherchant à comprendre comment il se pouvait faire
que les gens qui habitaient cette misérable demeure, au sol fait
de terre battue, aux cloisons de torchis, au plafond enfumé,
possédassent de semblables souvenirs de famille; aussi Guillaume
Brey, qui — après avoir veillé à ce que les mules de l'attelage ne
manquassent de rien — était venu rejoindre tout le monde dans
la grande salle, prit-il la parole :
— Nos ancêtres sont originaires de France qu'ils ont quittée
lorsque le roi Louis XIV chassa les protestants, pour passer en
Hollande; puis le père de mon père est venu à la fin du siècle der-
nier s'installer dans le sud de l'Afrique.., et voilà...
1 Lord Cornallett examinait curieusement ces descendants d'une
famille qui, peut-être, avait autrefois tenu un rang élevé à la cour
de France, et devant ses regards passaient des silhouettes de
grands seigneurs, vêtus de satin et de velours, escortant des dames
à robes constellées de pierreries, superbes de beauté et d'attraits.
Combien loin de ces silhouettes ces hommes rudes, non sans
fierté sans doute, mais d'allure grossière et 'fruste !
— Une jolie enfant que vous avez là, monsieur Brey^ dit le lord
en souriant d'un air aimable à la fille du Boer...
— Travailleuse surtout, répondit laconiquement le vieillard
sans paraître en aucune manière sensible au compliment de l'Anglais.
Il ajouta d'un ton sentencieux :
— Les qualités que nous apprécions sont loin d'être du même
genre que celles que vous prisez dans vos villes : une conscience
droite vaut mieux qu'un physique agréable.
Cette réplique jeta une sorte de froid et chacun parut s'absorber
dans la contemplation de son gobelet, que Wilhemine avait rempli
à nouveau, debout derrière son grand-père, dans l'attitude respec-
tueuse d'une servante.
Certes, le compliment de lord Cornallett était mérité : grande
de taille et les épaules larges, la jeune fille avait cependant les
attaches fines et les mains délicates, bien que la peau, comme
celle du visage, fut hâlée par le grand air; les traits avaient une
régularité aristocratique, et l'œil noir, entre deux rangées de cils
longs, sous les sourcils bruns qui contrastaient avec la chevelure
blonde, n'était pas sans quelque noblesse d'expression mitigée par
un air de grande timidité; certainement que vêtue à la mode des
villes, au lieu du grossier costume de cotonnade qui la couvrait, la
petite fille du Boer n'eût point fait mauvaise figure dans un salon.
— Mes hôtes, dit Prétorius Brey en se levant, après avoir vidé
d'un trait le contenu de son gobelet, le soleil se lève de bon matin
et les fermiers font comme lui.
Non sans une certaine solennité, tenant en main la lampe de
cuivre, il conduisit lord Cornallett jusqu'à une chambre, la sienne
propre qu'il lui abandonnait, se conformant aux lois de l'antique
hospitalité, et lui souhaita le bonsoir par ces mots :
— Vous voici chez vous.
La porte fermée, il dit à John Stuck en le ramenant dans lu
salle commune :
— Vous m'excuserez de ne pouvoir vous offrir autre chose que
ce lauteuil pour passer la nuit, à moins que vous ne préfériez par-
tager avec mon petit-fils et moi la botte de paille sur laquelle nous
allons nous étendre dans l'écurie.
Mais la vue des flammes qui dansaient gaiement dans l'âtre
séduisirent l'agent de la Compagnie à charte plus que la perspec-
iive offerte par le vieillard, et il répondit :
— Je serai à iiiervi ille ici et j'achèverai de faire sécher mes
vêtements.
Wilhemine gagna la chambre où avait été transportée la jeune
Anglaise, les deux hommes sortirent dans la cour, se dirigeant vers
lesécm-ics.et John Stuck demeura seul entre le flacon d'alcool laissé
à sa disposition et une bible poudreuse que oom Petrus avait cru
devoir poser sur la table, avant de se retirer, pour le cas où son
hôte voudrait, avant de s'endormir, lire quelques versets.
Parbleu! John Stuck avait, pour l'instant, la tète à bien autre
chose et si le vieillard avait pu voir le singulier regard que, aussitôt
la porte fermée, l'Anglais avait promené autour de lui, peut-être
bien qu'en dépit des lois d'hospitalité que les Bocrs se piquent
d'exercer mieux que quoique peuple du monde, il eiit pris l'homme
par les épaules et lui eût fait franchir le seuil de sa demeure.
Dans ce regard, eu effet, il y avait de tout ; de la joie, de la
haine et de la convoitise I
(La suite au prochain numéro.
Georges le Faire.
NOTRE CONCOURS
Plusieurs personnes prenant part à notre concours de coloriage
— le numéro d'aujourd'hui est le second à colorier — nous disent
qu'elles ne sont pas satisfaites de leur premier travail et nous
demandent si elles ont le droit de recommencer.
Cela va sans dire puisque les envois peuvent nous être faits
jusqu'au 28 mai et que jusque-là nous devons ignorer leurs essais.
Il leur sera facile de se procurer de nouveaux numéros soit chez
leurlibraire soit dans nos bureaux.
LES VIEUX SOLDATS
UN aïeul de CHAPUZOr
Par JEAN DRAULT
lu
UN CONSCRIT DE LAN II
Du Camp de Grenelle, 3 frimaire, an II ^ de la
liépublique une et indivisible.
Au citoyen Chapitzot, mon père, cultivateur ù Santeuil
(Eure-et-Loir), et à ma mère, la citoyenne Chapuzot.
Mes chers parents.
Il y a tantôt trois mois que je vous ai quittés, pour obéir à la
loi et à la Patrie menacée par l'étranger.
Si je ne vous ai pas fait plus tôt connaître de mes nouvelles,
ce n'est pas par indifférence. C'est que je n'ai
pu avoir qu'hier seulement les cinq sols que
le citoyen Cunctator Baridoine, écrivain pu-
blic, rue de la Chaise, près le carrefour de
la Croix-Rouge, demande pour écrire une lettre
ordinaire à tous les citoyens sans instruction
du militaire et du civil.
La République une et indivisible est en
retard avec ses créanciers, surtout les mili-
taires, vu qu'ils ne peuvent pas réclamer.
Mais pour avoir attendu plus longtemps, chers
parents, vous en aurez plus long, voilà tout,
car le citoyen Cunctator est un patriote, et pour
mes cinq sols, il m'en mettra autant que je
voudrai et tournera la lettre aussi soigneuse-
ment qu'une pétition à un citoyen ministre.
Sachez donc, chers parents, que vous
ririez bien si vous me voyiez dans mon habit
de conscrit de la République (une et indivisi-
ble), avec mon bonnet de police sur l'oreille,
mon habit bleu, mes grandes guêtres et mon
briquet bien reluisant comme un écu de six
livres qui me bat dans les jambes.
Quand je dis que vous ririez, non, vous
seriez dans l'admiration, vu mon habitude
de la chose, qu'il me semble qu'il y a quinze
ans que je suis dans le militaire, tout comme
notre sergent Bras-d'acicr qui a présenté les armes au ci-devant
roi, quand il était dans les gardes-françaises.
Mais reprenons par le commencement.
Vous vous rappelez comme j'étais gai de partir pour être soldat
1. Voir VOurrier depuis le 2 mai 1896.
2. i'i novembre 1783.
L'OUVRIER
f^
avec mes camarades d'enfance, les gas
Grani hamp et Lelong. Nous chantions
tous les trois le rel'rain des Marseillais et
tout Santeuil disait comme ça : Voilà des
gas qui reviendront capitaines ou généraux,
pour le moins.
Sitôt que nous avons eu tourné la
rotite, au moulin du père Maillard, notre
voisin, nous n'avons plus chanté, et nous
avons marché sans rien dire.
Sur la route, nous avons rencontré
d'aulres conscrits qui arrivaient de Saint-
Léger, de Boinville et de Sainville, si bien
qu'en arrivant à Auncau, nous étions une
quarantaine, pour le moins.
Siu- la place d'.^imeau.ilyavaitdumonde
comme le jour delà foire. Des conscrits,
toujours des conscrits, et puis des sergents
à moustaches qui les bousculaient, les se-
couaient et leur criaient des gros mots dans
la figure, à seule fin de les grouper et de
les aligner.
Bien poliment, j'ai retiré mon chapeau
et j'ai montré à un vieux sergent qui
fumait sa pipe contre un arbre ma feuille
de route.
J'ai cru qu'il allait me dévorer quand je l'ai appelé citoyen; ses
yeux ont brillé comme ceux d'un loup, et il a crié à tue-tête
qu'il ne voulait pas que je l'appelle citoyen tout court, que je l'em-
bêtais avec ma feuille de route (il a même dit un autre mot plus
fort), et qu'il ne savait pas lire, que s'il savait lire, il serait passé
officier depuis le décret de l'Assemblée,... et patati et patata.
.l'ptais tout tremblant et je suis allé trouver un officier, à
l'autre bout de la place, puis je lui ai montré
ma feuille de route.
Ça a été pire encore !... 11 a envoyé une
lape dans ma feuille de route et m'a dit de
m'adresser aux sergents. Mais il n'y avait pas
de danger, j'avais été tropbien reçu '.Fin finale,
c'est un caporal qui m'a tiré d'affaire en me
poussant dans un détachement où il manquait
un homme, à ce qu'il paraît. Mais lui non
plus n'a pas voidu lire ma feuille de route:
seulement, il m'a dit des injures parce que je
lui demandais poliment s'il n'yavaitpasmoyen
dèlre avec Granchamp et Lelong.
On nous a distribué à cliacun un pain dur
comme de la pierre, et puis on nous a mis en
route après nous avoir demandé notre nom
à tous.
C'était le vieux sergent qui avait été si peu
aimable avec moi qui nous commandait. Mais
nous n'avionspas fait une lieue, et je commen-
çais seulement à faire la connaissance de mes
compagnons de l'oute qui étaient tous des en-
virons de Santeuil, quand un brigadier de hou-
zards arriva derrière nous au grand galop en
criant au sergent :
— Vous avez-t-y un dénommé Chapuzot,
dans vos conscrits?
Alors, j'ai répondu :
— Mais oui, c'est moi! Chapuzot de Santeuil, pour vous servir,
citoyen houzard.
Alors, voilà le houzard qui me querelle à son tour en m'appe-
lant bandit et conspirateur, je me demandais pourquoi.
Et il parait qu'on m'avait dirigé sur un corps qui n'était pas le
bon. J'ai essayé d'expliquer qu'on m'avait poussé dans ce détache-
ment-là, qu'il n'y avait pas de ma faute, et que ça m'était bit n
égal de servir la République une et indi-
visible là ou autre part mais le sergent
m'apostropha à son tour et il me dit que je
mentais, et que, pour être venu dans une
troupe où je n'avais que faire, il fallait que
j'aie des idées de désobéissance. Il meme-
naça même de me faire mettre en pri-
son I
Alors, le brigadier de houzards m'ordonna
de suite de rebrousser chemin vers Anneau,
pour partir avec mon vrai détachement.
La pluie, qui menaçait, se mit à tombera
seaux; tousles malheurs fondaient sur moi,
et, pour comble de mauvaise chance, le
houzard, qui était ivre comme une bourrique,
sauf le respect que je vous dois, m'ordonna V
d'aller plus vite, sous peine de me passer
son sabre au travers du corps.
Tout lelong de la route, il pestait contre
la pluie, sacrait, vociférait et me traitait de
traître à la République, Je n'ai jamais su
à cause de quoi.
Ah !,.. j'en ai eu des misères, chers pa-
rents!... Je suis arrivé à Âuneau trempé
et fatigué. J'avais fait deux lieues pour
rien. Ou me délivra de mon houzard
qui descendit de cheval et alla recom-
mencer à boire avec d'autres cavaliers,
à l'auberge du Soleil-d'Or.
Puis on m'a mis dans un autre déta-
chement, et en roule!... J'étais à c6té du
gas Radois, le fils du savetier d'Auneau.
Il est un peu innocent et mordait à même
son pain comme un affamé.
On pataugeait dans la boue et l'eau
nous dégoulinait dans le cou. Mon pain
devenait mou. Alors j'ai eu peur qu'il ne
moisisse et j'ai mordu dedans comme Ra-
dois,
Notre servent était mieux luné que
l'autre. Il était plus vieux aussi, avec une
grosse moustache grise, une perruque à
l'ancienne mode, un chapeau à pompon et
des brisques en or tout le long de la man-
che de son habit,
f . .. , . . Tout le temps, il riait et disait qu'il
laisait teau, que c était un bon temps pour marcher, puis il s'est
approche du fils Radois, et lui a dit :
— Tu as fini le pain que t'a donné la République?
— Oui, citoyen sergent, a répondu Radois tout bête.
-- Alors, conscrit, il faudra te serrer le ventre pendant deux
ou trois, jours, on ne t'en donnera un autre qu'au camp de
Grenelle. ^ ^
Ça m'a donné à réfléchir, et j'ai fait des économies de pain.
Comme ça, je ne suis pas arrivé à moitié mort à Paris
Nous avons marché deux jours: il a plu presque tout le temps
et sans la chanté des bonnes
gens chez qui nous couchions
et qui nous ont fait de la soupe,
nous aurions péri de froid.
Notre vieux sergent nous a
dit qu'on nous gâtait, et que
lorsqu'il était conscrit on ne
soignait pas le soldat comme à
présent. Je me demande, alors,
chers parents, comment on
faisait! Il en a profité pour nous
raconter ses campagnes, et ça
nous a distraits, if a été en
Amérique et il a manqué d'être
tué cinquante fois par jour. On
l'a appelé Bras-d'acier, à ce qu'il
nous a raconté, parce qu'il ti-
rait avec son fusil d'un seul bras,
comme avec un pistolet. Puis
il nous a dit encore :
— Vous avez de la chance,
une vraie chance d'être tombés
avec moi!... Vous serez devrais
soldats, et pas des canards
comme ces volontaires de
malheur qui ne f... rien de bon, et qui élisent leurs
officiers comme les électeurs d'une section.
En attendant, il nous a fait trimer, le sergent Bras-d'acier, et
nous ne sentions plus nos jambes quand de loin nous avons vu
Paris. Ah! dame, ça nous a redonné du courage. Notre dernière
étape a été Vaugirard, un petit pays très révolutionnaire. Les
patriotes nous ont fait escorte et nous ont fait arrêter devant l'église
qui est à présent un club et qui est entou-
rée d'uu cimetière. On nous a apporté des
seaux de vin, du pain et du lard, et les
femmes nous ont embrassés et nous ont
mis des cocardes à nos habits. Radois s'est
fait mal voir par son manque de civisme. Il
a dit qu'il aimeraitmieuxun bout de lard de
plus qu'une cocarde.
Quand ous avons repris notre route,
nous allions un peu de travers; notre vieux
sergent aussi, il chantonnait labriguedon-
daine.
Bientôt, il leva son chapeau en l'air en
criant: Vive la nation! Nousétionsdans une
grande plaine avec des tentes et desbaraques
au milieu; c'était le camp de Grenelle.
On voyait des conscrits, pas tous habillés
encore, qui faisaient l'exercice, et le tambour
résonnait tout le temps.
La Seine coule au bout de .cette vaste
L'OUVRIER
pininc qui m'a rappel' lu Ueaiice sans sog moulins à vent, et, «le
i'aiili'e côté de ri'aii. il y a des jolies maisons do campagne avec
des arbres. C'esl uue pelite ville quiiinitsoii nom coiiiiiieSauteuil,
c'est Autciiil.
Mais, à parlç.i, tout eslbicn difTérentdnns la vie queje menais
près de vous, cliers parents, cl que Je mène .'i pr(''»ciit.
Quand nous soiniiies entrés an camp, le grenadier qui montail
Ja garde a ri, cl un adjiidnnl a dil à liias-d"acier :
— Où donc que Les canards oui barbollé pour être sales comme
ça?...
Itras-d'acicr nons a conduits sous une grande baraque en planche
où il y a des iils de camp avec des paillasses dessus. Une paillasse
sert à deux hommes el j'ai eu le gas Radois comme camarade de
lit.
Les soldais sont venus Causer avec nous, cl j'ai essayé un bonnet
à poil pour me rendre compte de l'cITet ipie ça f.iisail. C'est lourd
et il me semblait que j'avais une calbCiU-ale sur la Icle. l'iiis, je
l'ai mis sur la tète de liadois. Mais lladois n'a pas eu l'air de s'en
apercevoir cl il a cnnlinué à grignoter un bout de pain. Depuis
qu'il est soldat, liadois est toujours triste et mange toujours. Aussi
est il toujours puni pour se présenter îi l'appel avec nu bonnet de
police plein do paille; il ne sera jamais grenadier, ce garçon-là !
Le capitaine est arrivé une bei'irc après notre cnlrt-e au camp.
C'esl un vieux bourru à moustaches, rouge de (igure. H dil lu A
Bras-d'acier avec lequel il a été caporal aux gardes-françaises. 11
s'appelle ISoiifignac el nous a regardés avec des yeux teriibles.
— C'esl ces iml)éciies-là que lu m'amènes, a-l-il dit à Uras-
d'acier. (Ju'csl-ce que tu veux que je fasse de ça.
— Fais-en des choux el des raves! a répondu Rras-d'acier. Moi,
ça m'est égal. Manquerait plus que tu aies l'honneur d'être capi-
taine et que ça soit moi qui fasse encore la besogne.
Uras-d'acier esl jaloux un peu de son ancien camarade qui sait
lire el qui lui a passé sur le dos, ça se conçoit.
Leca[iilaine nous a donc reluqués, puis il a dil commeça qu'il nous
ferait fusiller tous jnsipi'au dernier, si nous ne marchions pas 4 sa
guise, et, avec d'affreux jurons, il a ordonné qu'on nous habille
tout de suiie el que nous allions à l'exercice pour voir ce que nous
pouvions faire.
11 allail partir, il est revenu en se secouant comme un chat en
colère :
— Mille milliasses de houlcls de 3fi, qu'il a crie. Au 2rae batail-
lon du 3~'"", il n'y a que des républicains capables de se faire
tuer sur l'ordre de la Convention. ICst-ce que par basant vous ne
seriez pas des rdfiublicainsf Esl-re que vous seriez de ces brigands
qui veulent le i-elourdo la royaulé pour qu'on m'enlève mes épau-
lettcs de capitaine! Ahl mille... Vous serez patriotes, ou sinon I...
Tons, nous répondions au gré de ses désirs, car il nous faisait
une peur é()ouvauLable; liadois, surtout, qui se voyait déjà fusillé,
claquait des dénis de fi'ayeur.
Knfin, il parlil, et liras-d'acier et les grenadiers riaient à se
tordre de noire épouvante.
— 11 a bu au moins un muid, ce malin !... cria l'un d'eux.
Mais lîras-d'aricr cessa de rire, et il punit le grenadier pour
avoir été injurieux pour son chef.
Ce qui nous a consolés un peu de celle scène, c'a été de nous
voir, une heure après, habillés de neuf avec des liarnachemenis
en cuir blanc cl un sabre. Cela nous gonflait tous d'orgueil ; tous,
sauf liadois qui rcgrclle sa blouse cl son billon et qui se plaint
que son collel lui ri\pc les oreilles.
Ça, voyez-vous, chers parents, l'uniforme m'a fait passer sur
bien des injuslifcs; pourlanl il était gênant, au commencement:
la culotte me bridait Irop le venire, l'habit bleu me serrait le
dessous des bras, el le briquet s'est embarrassé plus d'une fois
dans mes jambes cl m'a fait tomber.
A peine babilles, nous avons été à, l'exercice. On nous a fait
décomposer le pas et melire l'arme sur l'épaule et j'ai reçu des
félicitations de Uras-d'acier. .l'allongeais la jambe en avant laat
que je pouvais, ça me faisait nilmircr mes belles guêtres blanches.
Mais liadoisétail de plus en plus maussade. Kl comme on a passé
après à la charge en douze temps, jamais il n'a pu y arriver. Le
capitaine qui écuninil l'a menacé encore une fois de le faire fusil-
ler: fin finale, il lui a dil d'aller après la soupe à la garde do police
du camp pour manque de palriotisme A l'exercice.
Après l'cjercice, le tambour a roulé. C'était la soupe. Deux
fusiliers de corvée ont apporté dans noire baraquement une grosse
pamelle fumante. Chacun est accouru autour avec sa cuiller. Un
des couscrils qui étaient arrivés avec mol (il s'appelle licrsouillon)
s'est préci|)ité comme un loup affamé et a plongé sa cuiller dans
la gamelle. JJIais le grenadier Klambocbe, le plus ancien de la
chambrée, lui a aussiiôl appliqué un coup de cuiller si formidable
sur les doigts, que la cuiller du licrsouillon esl tombée dans le
bouillon.
El nous de rire I
Alors riarnhocheadit que le soldat ne dcvaitjamais partir qu'au
commandement.
— El le commandement, qu'il a ajouté, c'est moi qui le donne,
pour la soupe. ICtilendez-vnus, conscrils !...
11 a plongé alors sa cuiller 'n disant : en avant, marche !...
Chacun son tour!... Le deuxième grenadier a plongé à son tour,
puis le troisième, le qualrièuie el le cinquième. .Mors c'a été mon
tour. C'élail lellempnl chaud queje me suis brûlé, l'endant que je
soufllaissur ma cuillerée, les grenadiers ont replojigéel ça m'a fait
perdre un tour, .le ne voulais pas faire comme liadois qui, pour
avoir essaye de plonger avant son tour, a été privé de trois tours
par Flamboche. .Même on lui a ordonné d'employer ce Icmps-là à
aller chcri lier du vin de grenouilles II a demandé nù Ol'iii la cave,
alors l'iamborbc lui a montré le puits d un air mcnaçanlct Radois
a filé avec la cruche, je ne vous dis que ça.
Pendant ce lem|)s-là, Bersouillon se lamenlait sur la perle de
sa cuiller qui était lombée au fond de la gamelle. tUil nenuangeait
pas. Moi, je perdais tiuijours un tour sur deux, rapport a la
cbaleur de la soupe: enfin, pour tout dire, les grenadiers qui ont
des estomacs rétamés avalèrent presque tout à eux tout seuls.
Puis Flamboche a disiribué la viande (|ui était nu fond du
bouillon avec la cuiller de licrsouillon. Il a pris lu viande avec ses
doigiset a renilu sacuiller àliei'souillonquin'cn avait plusbcsoin. Il
a donné les meilleurs morceaux aux grenadiers; à moi il a donné
un os à moelle sans moelle et à Bersouillon qui comptait se
rattraper sur la viande, il a donné un gros morceau rougeâtre.
licrsouillon a mordu, a sucé, mais il n'est arrivé à rien : c'élail un
dos de vieille épaulelle tombée dans le bouillon on ne sait pas
comment.
Pour ce qui esl de Radois, il a eu un morceau où il n'y avait que
du gras cl qui avait l'air d'être avancé, mais c'était de la viande
tout de même, el Radois s'est régalé.
Heureusement ipi'on n'a pas toujours mangé aussi mal; nous
serions morts de fain, surloul licrsouillon. Une fois que nous avons
connu la manœuvre de la gamelle, nous n'avons pus fait cadeau
d'une seule cuillerée de soupe aux grenadiers.
"Mais il faut queje fasse mention d'une histoire qui nous arriva
après la soupe : voici qu'un grand citoyen enrubanné, dorésur toutes
les coulures, avec un bonnet à poil qui portait un pompon d'une
demi-toise, entre lonl ù coup dans noli-e chambrée. Tous les grena-
diers se lèvent et saluent. Mous les imitons el voilà que Flamboche
nous dil :
— C'est le général !
Le général demande nù sont les conscrits. On nous montre à lui.
— Très bien, qu'il dil. Ont-ils payé du vin à leurs anciens?...
Et comme on lui dit que non, il entre dans une rage de forcené
et s'écrie :
— Alors, c'est des mauvais patriotes, des ennemis de la Répu-
bliq\ie. Qu'on les envoie à la guillotine 1
Ma foi, chers parents, j'ai eu un frisson, et nons sommes deve-
nus blancs de peur, surtout que les grenadiers avaient tiré leurs
sabres et faisaient mine de voidoir nous emmener. Nous avons
versé entre les mains du général les pauvres écus que nous avions
apportés el le général a été acheter aux vivandières du camp une
cruche de vin. Nous avons bu tous avec lui.
C'était un faux général, un grenadier qui s'était déguisé pour
nous duper. Cliaqne fois qu'il arrive des couscrils, on fait la même
chose, el il n'y a pas huit jours, ça été à mon lourde faire le
général pour effrayer de nouveaux conscrits. Car nous sommes à
la veille de partir à l'armée du Rhin, les recrues arrivent en masse
pour nous remplacer au camp, il faut bien s'amuser un peu.
Pour en revenir à l'histoire du faux géuéi'al, voili que le len-
demain il en arrive un vrai au camp qui vient voir nos baraque-
ments.
Cet imbécile de Bersouillon a cru encore que c'était une farce
des grenadiers. Il a [daisaulé le général et il est allé à la prison
quinze jours, s'il vous plait. Il a été question de le fusiller el il n'a
élé sauvé que par Flamboche qui a expliqué aux sons-ofliciers qui
l'ont redil aux officiers la cause de l'embrouille de ce pauvre Ber-
souillon.
Maintenant, chers parents, nous sommes quasiment des anciens,
et encore trois mois, je serai grena<lier; on m'allnchera
les grenades sur le champ de bataille, comme à Flamboche qui
sera mon égal. El j'apprendrai à lire pour monter plus haut encore.
Nous défilons déjà la parade el nous manions notre fusil
comme des vieux soldats. Ahl les belles revues, si vous voyiez
ça I...
Flamboche est mon ami. Tous les décadis ', je vais me pro-
mener avec lui ; il me monire Paris.
Quelquefois, il me mène voir guillotiner, mais je n'aime pas
beaucoup ça; quelquefois nous allons voir des coml)als de chiens
à un petit village qui s'ap|ielle Monlmartrc cl où les Parisiens vont
passer le décadi. Les combals de chiens, çani'amuse, cl Flamboche
dil que c'esl toujours utile à im conscrit de voir l'image de la
guerre. Nous allons cncoi'c regarder les boutiques du jardin de
riCgalité, toutes les belles loilclles y vont, .le me rcganle dans les
glaces, je suis superbe avec mon uniforme cl mon beau brirpiet.
L'autre jour, avec liadois qui se plaint que son collet lui râpe
toujours les oreilles, Flamboche nous a montré sur la place de la
Révolulion l'endroit où le ci-devant roi a été guiUoliné. 11 était de
service ce jour-là.
1. Dimanches du calendrier révolutionnaire qui revenaient tous les
dix Jours.
L'OUVRIER
23
Et il nnns a expliqué la vérilé Traie rnëcnlion.
— Vovez-vous, qu'il nous a dit, Louisfccl t-Uil un bon homme,
au fornl ; ceux (|iii ont servi so\is lui copc lîras-dacicr le disent
bien. 11 aiinail le solda qui était mal ijri ol mal coiiclié cl il a
flércii'lu qu'on mille l'Ins de deux liornp |iar lit et (|u'on le vole
sur su raiion, conime ça se fuisuit liJlJunc rarniée lui élail
reroiinaissautc ilc ça lI tout aurait ('ïiour le mieux s'il avait
bien voulu faire i>osser pi^néraux llocl|lirceau, Klébcr, Ucsaix,
Dugiiinmicr, Jourdan, Massénn, et ups d'aulres qui avaient
trop dintclligcuc e pour rester bas-offiii toute leur vie.
«Lui encore, il aurait accepté ça, ni les aristocrates qui l'cn-
tour:iicnt n'ont |ias voulu, ils ava/eut soia de tous les brevets
d'officier pour ciser leur nichée.
<( Louis Capt ta trop obéi aux arisl lies. Comme il n'y avait
pas mojcn de iedccider, on la guilinliniilgré queça fût regret-
table d'en venir à des moyens [>areils. luus les régiments beau-
coup de sous-olficiers sont passés nfliis.
« X'oilà la vérilé vraie.
Je vous écris tout ça, chers pnrct pour vous montrer qu'à
l'armée, on a|.[ircnd dos choses qu'où irail ignorées si on était
resté dans le civil.
Je (inis ma lettre, parce que le c vcnv Cunclator Baridoine
commence à Iroiiver que j'en ai mis a z loig pour cinq sols.
Quan<l je vous écrirai, à [irésenl, pribic \uc ça sera de l'russc
ou de [ilus loin. Notre biilaillon di 7" va être incorporé à la
74e (lcnii-bri::ade et nous allons jjnrti icntôU
Hecevez, chers parents, les vœuie votre fils discipliné et
patriote. 1
Jean-DaptiI Ch.apuïot,
apprenti grenndier an
("4' demi-brigade dans huit jours'
(La suite au prochain vninéro.)
balai/Ion du S7»
) jinp de Grenelle sous Paris.
Jean Dhault.
RECETTES DE L^
SEMAINE
Fine Champagne pt coûteuse.
Prendre un litre d'esprit-de-vin aO", y fuira infuser pendant
un mois une bonne poignée d'écorceac bois d'amandes Princesse,
puis fillrer. .\jouler alors deux litreB'eau, un morceau de sucre
candi et quelques gouttes d'une infuin de thé fort.
Eau sédal^e.
L'eau sédniive est d'un usage siequent qu'il ne peut qu'être
utile d'en avoir la recette. I
Metiredans un litre d'eau filtrée
10 grammes d'nlcool camphré;
GO — de sel de cuisine; J
GO — d'ammoniaque liquij. Mélanger le tout.
L'eau sédative s'emploie rarema. pure. On l'éteud plus ou
moins d'eau, selon l'usage que l'on a veut faire.
Nos lecteurs et nos lectrices vo
faire appel a leur bonne volonté,
leur olfrir que .des recettes tout à
absolu d'utilité. C'est donc par
ront bien nous permettre de
JUS tenons, avant tout, à ne
t inédites et d'un caraclcre
continu de receltes et
de procédés pei'sonnels dont nos joiiiaux ne sont, en sonmie, qu
des ageuls de correspondance et d
ilgarisalion, que nous pou-
vons — sans toujours l'ccoui'ir aus-ecueils spécinu.x — répondre
aux nombreuses et diverses questio.i qui nous sont posées tous les
jours. [
Tous ayant à gagner à celte mlhode, on ne nous en voudra
donc pas de faire apjicl au bon voi lir de nos lecteurs pour qu'ils
nous iraasracUonl des receltes iiircssanles el inédiles ou peu
connues.
CHRONIQUE H[
8D0!VIADÂIRE
LB MOIS nE MAI ET LES TRADITIONS tiUALES. — RITES POPULAlnKS ; ES
FaA.NCHE-(:O.MTÉ. — AU MOVE.\ AgJ — MESSIfiE UËCTOR DE BOURDOX
ET LE PRÉFET DE SEI.\E-ET-OISE. 1- LES CLERCS DE LA RASOCSIE El
LA « COU» DU .MAI ». — OUIGI.NE I S « SALO.NS • DE PEINTURE. — LES
PREMIÈRES EXPOSITIO.NS. — LA Ffl E DES BAVLES DE MONTÉLIMART
— LA REINE DE MAI. — CHAPE \
— " PLANTONS LE MAI ! » — LES
VILÉGE DES DAMES DE LUXEUIL E
« thotti:nt l'ane ». — le c
MOTION ÉLECTHIQUE. — L'ACi:UMà.ATErR IDÉAL. — LA TRACTION DE
L AVENIR. — UTILITÉ DES ANCIl:
DILIGENCES ET RELAIS
DE VIOLETTES. — TRIMOUZETTES.
lUNES GARÇONS d'uZEL. — LE PRI-
DK DEVECEV. — LES MARIS QUI
DE L'aUTOMODILISMB. — LA LOCO-
ki;S ROUTES ROYALES. — RELAIS DE
D ACCUMULl l'EURS.
Le mois de Mai sarde toiijourston prestige dans les campagnes.
\ la ville, où les coutumes s'effartnt. où les vieux rites populaires
s'oublient, emportés par les sollililudes de la vie quotidienne, le
le^niai n'a guère plus de significal un que le fef avril ou le 1er juin.
Dans les provinces de l'est, de l'cjucsl et du nord, il en est autre-
ment. En Franche-Comté, dans maint village, les jeunes gens vont
plrinler des arbrisseaux enrubannés A la porle de leur fiancée.
Ailleurs, des « mais » décorés de guirlandes sont érigés devanl la
porte des maisons où demeurent les jeunes « promises ».
« Combien de fois, raconte un écrivain jurassien, M. Cortet,
combien de fois ne nous sommes-nous pas associes à celte naïve
coutume, soit par notre présence, soit eu soutenant l'échelle 'pen-'^^
daul que l'un de nos camarades allait claudesLinemeut cl tout*
aussi éuiu qu'un sold il qui monte ù l'assaut planter le mai sur une
cheminée 1 » C'est qu'il y avait aussi là une place à conquérir, et le
verdoyant arbre de mai que le jeune paysan dressait sur l'agreste
citadelle constiluail un signe de victoire presque aussi certain que
le drapeau d un régiment sur les murs dune ville assiégée. .\\i
moment où les balles la frnppèreul, la jeune lille de Kourmies
venait de donner son cœur; larbre de mai qu'elle portait à la
main était le symbole et le gage de ses fiançailles.
Pendant le moyen âge, ce n'est pas seulement devant la
demeure des jeuneslilles vertueuses que les mais soûl plantés. Cet
hommage est décerné à toutes les personnes qu'on veut honorer.
Voici un curieux trait que ra|>porte à ce propos un chroniqueur du
xve siècle, Lelchvre de Sniut-ltemy : « Messire Hector, (ils de
llourhon, mamla à ceux de Compicgne que le premier jour de mai
il les irait esmai/fr, laquelle chose il lit, monta à cheval, ayaulea
sa compagnie deux cents hommes d'armes des plus vaillants avec
une belle compagnie de gens de pied, el tons cnscmhle, ayant
chacun un chapeau de mai sur leur harnais de fêle, allèrent à la
porte des bourgeois de Compiègne et, avec eux, portaient une grande
branche lie mai pour les esmiiijer. a Ce grand seigneur qui, dans la
nuit du lerniai, va feslonnerde Heurs les maisons de ses vassaux, ne
vous ouvre-l-il pas sur les mœurs féodales une curieuse écha|)(iécî
Quelle singulière bonhomie ! J'éprouve quelque peine à me repré-
senler M. le préfet de l'Oise se levant de nuit pour aller enguir-
lander les poiics de ses a<lminislrés.
Au xviie siècle, la coulume de planter un mai dans les villes
subsistait encore à Paris; les clercs de la llazoclie en dressaient
un tous les ans dans la gramie cour du Palais qui, pour celte
raison, porta longtemps le nom de « Cour du Mai ». La puissante
corporation des orfèvres parisiens portail aussi chaque année un
mai à Notre-Dame. Kn 1440, elle présenta un arbre vert qui reçut
le nom de « mai verdoyant ». Plus lard, deux membres de la
corporation, désignés sous le nom de « Princes de Mai «, furent
oITiciellemenl admis à l'orfrande pendant la messe, en compagnie
des miirguilliers de Notre-Dame. Kn 14'J0, à l'arbre vert, les
orfèvres joignirent une sorte de tabernacle rempli de sonnels. de
rondeaux et de villanelles en Ihoimeurde la Vierge et des saints.
Au xvie siècle, nouvelle modification : de petits tableaux décorent
le tabernacle, el ces panneaux appelés t Tableaux de mai »,
suspendus à la porte de la cathédrale, attirent, du 1"'' au 3 mai,
la curiosité des (idèles. Le xviiie siècle développe celle originale
instilulion : les tableaux restent exposés pendant un mois dans la
la chapelle delà Vierge. Voilà l'origine de nos « salons ». C'est
ri'"glisc qui les suscite, comme elle suscite tous les progrès.
Aujourd'hui encore, n'esl-ce point le 1er mai de chaque année
que le palais des Champs-T-lysées ouvre ses galeries? C'est ainsi
que, malgré les cataclystiies poliliipics el sociaux, le passé engendre
elcommanile quand même le présent.
11 n'y a pas longtemps encore, à Montélimar, les bayles et les
laboureurs plantaient un mai sur la piincipale [ilace de la ville et
nommaient, après la messe, un roi qui prenait pour sceptre une
pique autour de laquelle s'enlrclaçaicnt des épis de blé. Celte
élection faite, les braves paysans, leur roi en lèle, monlaienl sur
des mules richement harinchées, tenant chacim en croupe une
jeune fille ou une jeune femme, puis visitaient les fermes des
environs et distribuaient le p.iin bénit aux famillei.
Dans d'autres provinces, une éphémère royauté échoit à une
jeune fille qui reçoit le nom de « Iteine de .Mai •. La règle de
l'abbaye de Saint-Claude stipule que, chaque année, la reine et
les jeunes filles qui l'accompngnenl recevront, le premier mai, du
prieur, une [larl de prébende. « Ces filles, ajoute la règle, qui
sont de neuf ans en bas, ne doivent s'introduire ni au dortoir
ni au Chapitre ». Le révérend prieur ne leur doit que ce qu'il
lui plail, « sans y être tenu nullement, feiir (sinon) que par
bonne coutume et" grâce. » Dans d'nuircs monastères, à Saiiit-
Vivent-en-Amour, près Saint-Jean-de-Losne, en liourgogne, les
jeunes filles d'L'.cherou doivent porler un chapeau de violettes
(couronne) au prieur qui, en échange, leur reinel un gàlcau.
Les-monastères entretenaient avec soin ces naïves coulumes,
qui rompaient la monotonie de là vie rurale et allachaienl les
paysans à leurs villages. La disparition des abbayes eniiaina peu
à peu celle des fêles. Aussi rcsie-l-il aujourd'hui bien peu d<»
chose des traditions anciennes. Sous le gouvernement de Juillet.
M. Balleydier renconlra, non loin de Valence, une jeune fille assise
sur un tertre garni de guirlnndes. Couronnée elle-même de roses
bliincbes, notre adolescente portail un sceptre de fleui's et trônail
au milieu d'une dizaine de compagnes qui formaieni auloui' de la
jeune reine champèlrc une sorte 'le cour. .Xujourd'hui encore, en
Loirainc, les jeunes filles élisent une reine el vont dans les fermes
chanter des canlilcnes, qui, suivant les localités, portent le nom
2i
L'OUVRIER
de « trimouzettes » ou de « trimazas ». Voici la cantilène de
Neuflize :
Trîmousetto
C'est le mois de maif
En reveDaot dedans les champs (bis)
Nous avons trouvé les blés si grandi,
La blanche épine florissant.
Devant Dieu, c'est le mai
Mois de mai, c'est le joli mois de mai!
Dans la Bresse, la reine ou la mariée, toute constellée de bou-
quets, de rubans, de bijoux et conduite par un jeune garçon, ouvre
la marche, précédée par un dendrophore qui porte un mai fleuri.
Ecoulons-la chanter :
, Voici venir le joli mois,
L'alouette plante le mai,
Voici venir le joli mois.
L'alouette le plante,
Le coq prend sa volée
Et le rossignol chante.
En Bretagne, dans les environs d'Uzel (Côtes-du-Nord), les
jeunes garçons vont, pendant la nuit du 30 avril au l«r mai, psal-
modier l'antienne suivante dans les villages à la porte des fermes :
En entrant dans cette cour.
Par amour,
Noas saluons le Seigneur:
Par amour,
Les valets, les chambrières.
Un silence se fait, puis le chef de la bande s'écrie :
Chanterons-jeî
Si le fermier consent, la chanson commence.
Dans le comté de Bourgogne, cette terre de la gaieté gauloise
par excellence, les femmes mariées jouissaient d'un curieux privi-
lège. Dcfense aux Bourguignons d'infliger aucune correction
manuelle à leurs épouses pendant toute la durée du mois de mai.
Des chartes formelles confèrent notamment cette prérogative à la
population féminine de Luxeuil et de Devecey. Au xvi« siècle, les
maris humiliés essayèrent de se révolter, mais les dames de Luxeuil
s'empressèrent de traduire les rebelles devant la justice seigneu-
riale, et voici l'arrêt que rendit en 1533, le comte Jeaai de la Palud :
Obtempérant à l'humile requeste
Très louable, très douce, très honneste
Qu'ont présenté les dames de Luxeuil
Et que j'ai lu sans oublier mot seul
Mentionnant de leurs grands privilèges
Leurs franchises, justices et vrais sièges.
Donc, de longtemps, sont en possession.
C'est assavoir que l'homme marié
Ne doit battre sans en estre privé
Soit droit ou tort en certains mois, sa femme.
Se n'en veuille courir à gros le blâme.
Car franches sont pendant le mois de may.
Pourquoi cognu et tout bien advisé.
Je, leur seigneur. Dieu mercy, bien dispos.
Tous leurs bons droits du tout je reconfirme
El veuli qu'ils soyent pour stables et fermes.
Passé avons le présent privilège
En nos maison, chastel et forteresse
De Bodancourt, ce vingtième de May
Mil cinq cent trente-trois et pour tout vray
Nos noms et seing ea tout este témoing
Et noslre scel qu'avons à ce adjoint.
Si les maris réfractaires aux ordres du seigneur de Luxeuil
s'avisaientde passer outre, une autre charte accordait aux femmes
le droit de sévir. Voici l'article : a Toutes et quantes fois qu'un mari
frappe sa femme durant le mois de mai, les femmes du lieu doivent
le trotter siJr l'asne, par joyeuseté, et esbatteiiient ou le mettre
sur charrette et trébucher et conduire dinq trois jours durant en
lui bâillant son droit, c'est assavoir pain, eau et fromage. » Un
homme marié de Devecey, ayant subi cette légitirne punition au
mois de mai 1427, ses amis intentèrent un procès au beau sexe et
voulurent méchamment le déposséder de ses droits. Mais le seisrneur
abbé de Saint-Vincent, parune salutaire ordonnance du 18juin"l427,
maintint énergiquement )a coutume locale et, depuis cette époque,
le sexe fort n'ose plus regimber. Telle est la force des traditions
que la Kévolution de 1789, qui supprime tant de privilèges, ne
réussit pas à venir à bout de la prérogative accordée aux vaillantes
Fraiic-Comtoises. En 1815 et en 1840, la ville de Salins put voir
plusieurs maris « trottes sur des ânes » pour avoir enfreint la
charte qui, pendant le mois de mai, soustrait leurs femmes à
l'humiliante servitude des corrections manuelles. J'ignore si l'or-
donnance des seigneurs abbés de Devecey et de Luxeuil est toujours
en vigueur ; il me phiit de croire que l'honnête conduite des maris
l'a fait tomber eu désuétude. En tout cas, elle n'aura pas été
inutile. La peur d'être « trotté sur l'ane » ne dut-elle pas assagir
maintes fois bien des époux que leur caractère peu endurant
portait à d'odieuses rigueurs? C'est ainsi que l'Église, toujours
ingénieuse dans sa tendresse, a su se servir des coutumes soiivciil,
les plus bizarres pour adoucir les mœurs et protéger les faibles
contre l'arbitraire des violents.
Le public s'csl-il beaucoup intéressé aux expériences de traction
électrique auxquelles pieurs compagnies de chemins de fer ont
fait procéder dans ce&rnières années? Je ne le crois pas. Que
les trains de nos prindes lignes marchen. à une vitesse nor-
male de 90 à lOC kilorres à l'heure, c'est une considération qui
ne paraît pas beaucouiréoccuper jusqu'ici la foule. En admet-
tant que la Compagnie Lyon, par exemple, puisse un jour
n'employer que huit hes seulement au transport des voyageurs
de Paris à Marseille, importe un tel progr.s pour l'immense
majorité de nos comiciotes? Cette accéli ration des trains
ravira surtout le patria cosmopolite qui, pendant la mauvaise
saison, se dirige vers hôte d'Azur. La petite bourgeoisie et les
classes ouvrières ne jAteront guère en général des trains
« fusée ».
Est-ce à dire que « leonquêtes de la sciencf », en matière de
traction, nous doivent Iser indifférents? A Dieu ne plaise I Dans
un cercle d'ingénieurs je me trouvais naguère admis, j'ai
justement eu lieu d'apudir aux considérations de plusieurs
orateurs sur les précieuxvantages que la locomotion électrique
est prochainement desti» à nous procurer. Parmi les lecteurs
de l'Ouvrier, plusieurs onans doute vu circuler dans Paris un
certain nombre de voi-es que ne remorque aucun cheval.
Lourdes et munies d'apreils disgracieux et peu propres, ces
véhicules n'excitent pas irmi les passants une curiosité bien
vive. On n'a vu là qu'uneivention bizarre et peu pratique. Mais
une centaine de gentlemeit d'industriels se sont passionnés pour
« l'automobilisme ». Un c:le a été créé; des études se poursui-
vent ; tous les mois on ne; annonce la découverte de nouveaux
engins, ou le perfectionneent de l'outillage actuel. En présence
de ces recherches et de cétudes, nombre de personnes conjec-
turent qu'il peut sortir de tte émulation une idée féconde. Qui
sait si un électricien de gée ne nous dotera pas o d'un fiacre ou
d'un landau automobile i> à portée des fortunes modestes? Quel-
ques constructeurs tels qi les Peugeot, de Valentigney, offrent
aux amateurs uu véhiculeiù par le pétrole, mais le prix élevé
de cette machine l'exclut pr ainsi dire du marché. Pour que les
véhicules nouveaux prévale sur les anciens et les remplacent, il
faut qu'à la supériorité d moteur ils joignent la modicité du
prix. Or, seuls les accumulaurs électriques peuvent répondre à ce
programme, et c'est d'eux trtout que les ingénieurs attendent la
solution du problème.
Faut-il rappeler à ce pros ce que la science mécanique dési-
gne sous le nom générique accumulateurs? Un accumulateur est
un appareil qui emmagasinune force vive, une puissance, et qui
l'emploie au fur et à mesurées besoins à satisfaire. Le ressort des
pendules et des montres est; plus ancien des accumulateurs. La
bouteille de Leyde perfectioiée, voilà l'accumulateur électrique.
Je nie garderai bien d'entreici dans les explications techniques
qui terrifieraient mes lecteur Qu'il me suffise de dire que les accii-
mulateurs imaginées par Mi Faure etSellon actionnent depuis
près de trois ans les tramwî', qui font le service entre la place de
la Madeleine et la ville de Snt-Denis. Aux deux stations terrni-
nalesjdes employés spéciaux 'mplacent les appareils dont la puis-
sance est épuisée et les rechaient pour les utiliser de nouveau plus
tard. Voilà tout le secret de locomotion électrique. Le principe
posé, pourquoi les ingénieurs i l'appliqueraient-ils pas aux voitures
particulières? Trois obstaclesse sont jusqu'à ce jour opposés à
l'extension du système : le pots des accumulateurs, la cherté des
appareils et l'absence de « dépts ou sources de forces électriques »
où les voitures puissent allerrenouvelcr leur provision de dyna-
mique. Eh bienl ne nous est-ipas permis d'espérer que la science
nous fournira les moyens de laliser ces utiles désirata? Le club
del'Automobilisme parait s'éti assigné pour mission de découvrir
l'appareil tout à la fois le pk puissant, le plus léger et le moins
cher. Ce résultat obtenu, une ompagnie se constituerait certaine-
ment sur le modèle de nos anennes « Messageries royales » pour
sillonner nos routes de « relaisl'accumulateurs ». Tous les dix ou
vingt kilomètres, on changerst d'appareils comme autrefois on
changeait de chevaux.
Telles sont les perspectives (ue nous ouvre la brillante imagi-
nation de nos ingénieurs. Les hemins de fer ont fait tomber en
désuétude les antiques routes nationales et ruiné les vieilles
hôtelleries oi'i s'arrêtaient les àligences. Curieuse évolution des
choses! Voici que les hôtellcriei et les routes semblent à la veille
de reconquérir leur ancienne fweur. Certes, nos lignes ferrées ne
perdront rien de leur importane, et les marchandises qui consti-
tuent le principal trafic de ces grandes artères, s'achemineront
toujours sur leurs rails. Mais si la découverte de l'accumulateur
idéal permet de construire des véhicules économiques dont la
célérité rivalise avec celle des trdns ordinaires, il ne faut pas se
dissimuler que beaucoup de vcageurs adopteront avec empres-
sement le nouveau mode de transport.
Un de nos amis de Lyon travaille actuellement h la construc-
tion de ce véhicule du xxe siècle. Puisse-t-il trouvt;r lu formule que
l'abbé Moigno avait entrevue dam ses rêves cl qui se déroba aux
investigations de l'éminent savant, mort trop tôt.
ÛSCAB HaV.'iRD.
ie Virecleur-tiérant: HENRI GAUTUR. —Sceaux, Imp. Charair. et CI".
5 centimes le N" ( l f\ centimes le N'>\
année courante Vi-t' années échues./
N° 1912
TRENTE-SIXIEHE ANNÉE. - 13 Mai 1S96.
L'OUVRIER
•Joiii*iial illustré paraissa^nt le ^lercreeli et le S^aïuecli
ABONNEMENT D'UN AN :
( lOi numéros)
France, Algérie et Belgique
6 francs.
DIRECTION ET ADMINISTRATION :
LIBRAIRIE BLÉRIOT. HENRI GAUTIER, successeir,
33, quai des Grands-An gustins, Paris.
ABO.NXE.MENT D'UN AN
(lui numéros)
Colonies et Etranger (sauf la
Belgique) : 7 francs.
LES VOLEURS D'OR, par georges le faure
— C'osl liien lie ma Mlle qu'il s'agit... Je suis volé! (Voir page 28.)
»
L'OUVRIER
SOMMAIRE : Les Voîeura d'or, par Georgei Le Faor«. — Va Aïeul de
Chapuzot, par Jc»n t)r»uli. — Danseurs pour orphelins, par Sigismond
Gonilrin — Amusements scieutlûques, par Mogus.
LES VOLEURS D'OR'
PAR
GEORGES LE FAURE
IV
OOM PRÉTOlUnS
John Stuck paraissait assoupi; les deux coudes sur la table, les
yeux Clés sur la Dible que, distraitement, ses doigts avaient ou-
verte, il songeait qu'il y avait dans la vie des hasards Lien singu-
liers : parti du Cap avec des instructions pour la frontière du
Béchuanaland, il avait eu à Johannesburg une longue conférence
avec les chefs du parti des Uitlandcrs et, dans celte conférence,
longuement il avait été question de cette Ferme Elisabeth, que,
d'après les indications des ingénieurs, des liions d'or importants
devaient traverser.
Seulement, le vieux Boer qui en était le propriétaire jouissait
d'une réputation d'homme peu commode, d'humeur farouche et
intransigeant en ce qui concernait les étrangers, veillant, disait-
on, sur son bien avec une sollicitude intraitable, décidé à jouer
des armes contre quiconque s'aviserait de mettre le pied sur son
domaine, dans des intentions de spéculation.
El voilà que précisément, comme il cherchait dans sa cervelle
un œo3cn de pénétrer dans l'intérieur de cet homme antique, aux
yeux duquel sa qualité seule d'Anglais devait être un crime, il
découvrait! qu'il avait pour compagnon de voyage le propre fils de
cet homme.
Un esprit aussi avisé que le sien ne devait pas être long à tirer
quelque profit de cette circonstance, et on a vu qu'au relai de
Petersdorp, il avait eu vite fait de former un plan dont l'exécu-
tion avait été confiée à Macker; seulement, il avait compté sans
l'inexpérience de l'Irlandais, et il s'en était fallu de peu que ses
projets tournassent contre lui: sans l'énergie et l'esprit d'initiative
de Guillaume Brey, c'en était fait de lui et des autres voyageurs
que contenait le coach.
Or, autre circonstance favorable, voilà-t-il pas que ce Boer
erossier et primitif paraissait s'être pris — tel un oison dans un
alet — aux charmes de la jeune Anglaise, bien innocente, la
pauvre, de la fascination exercée à son insu par son élégance
naturelle et si délicate de femme civilisée, et que, grâce à ce sen-
timent d'autant plus fort qu'il se trouvait, par sa naïveté presque
enfantine, désarmé contre lui. Guillaume Brey venait d'introduire
dans la place l'ennemi qui s'était vainement creusé la cervelle
pour y entrer...
Maintenant qu'il y était, il s'agissait de n'en sortir qu'après
avoir mis à profit ce séjour qu'il y pourrait faire, séjour forcément
de peu (Je durée et qui le contraignait conséquemment à mettre
les bouchées doubles.
Or, seul, il ne pouvait rien faire : l'étendue des territoires dépen-
dant de Ferme Elisabeth était trop grande pour qu'il put songer à
ca parcourir. Alors même qu'il eût devant lui une semaine entière,
lelalui eût été insuWisant. « Prospecter» un terrain ne se fait pas en
un clin d'œil cl suns avoir quelque indication préalable; or, cette
indication iudiipeusable, c'était par Guillaume Brey qu'il espérait
l'avoir, Diais coaimentï 'Voilà ce qu'il cherchait et ce qu'il ne trou-
vait pas.
11 rivait bien, il est vrai, quelques idées concernant le moyen
dont il devrait se servir pour amener le jeune homme à composi-
tion; mais cette idée était e'ucorc très vague et en même temps
pleine d'incertitude, basée qu'elle était sur l'impression que
miss Edwidge Cornallelt paraissait avoir produite sur le flls du
fermier.
Assurément, tandis que roulait le coach pendant la première
partie du trajet, rien de l'altitude du jeune homme ne lui avait
échappé, et les atlenlions timides témoignées à sa compagne de
route n'élaicnt pas sans avoir frappé John Stuck; lui seul, à
l'insu môme du principal intéressé, s'était aperçu que Guillaume
Brey ne dormait pas, ainsi que miss Cornallett le croyait; lui seul
avait eu conscience du regard qui filtrait entre les paupières mi-
closes, pour s'attacher si curieusement sur la jeune lille.
Et puis, le Boer aurait-il fait ce qu'il avait fait s'il s'était sim-
plement agi de sauver sa peau à lui, car pour celle de ses deux
compagnons de voyage, parmi lesquels il était, John ne pouvait
maUiL'urousement avoir à ce sujet aucun doute : les sentiments
des Boers à l'égard des Anglais étaient trop connus pour qu'il put
avoir la moindre illusion à ce sujet; donc, c'était pour miss Edwidge
et miss Edwidge seule, que GiiilliMime avait accompli l'espèce de
miracle qui avait sauvé la jeune fille et dont il avait bénéficié.
1. 'Voir l'Ouvrier dopuii lo !! mai 180S.
-Mais alors il fallait que ce sentiment... de curiosité — John
Stuck ne pouvait guère lui donner d'autre nom — fût bien puis-
sant et bien spontané pour que Guillaume Br^ y eût eu la force
nécessaire de dompter l'emballement de l'atlela-e et la présence
d'esprit de diriger le sauvetage tel qu'il l'avait du gé.
Et puis, est-ce qu'au moment où toute l'éneri-ie de ses pensées
devait être concentrée sur les mules et sur la livière, il n'avait
pas eu la présence d'esprit de songer à elle, à ellr- qui, au p.issage
du gué, allait être trempée d'eau?
De tout autre genre d'homme, John Stuck eût pu trouver cette
prévenance naturelle, mais, aux yeux des rudes Boers, la différence
des sexes n'a que peu d'importance et il serait grotesque de leur
vouloir prêter la muiodre idée de galanterie.
Seulement, l'impression produite, depuis Johannesburg, sur
Guillaume Brey par Edwidge Cornallett était si profonde qu'il
avait songé à elle et avait fait l'impossible pour la mettre à l'abri
de l'eau, prévoyant les conséquences funestes que pouvait avoir
une immersion dans la rivière glacée pour cette nature, fragile
et d'apparence souffreteuse, de jeune fille...
Certainement que, s'il avait eu du temps devant lui, c'est bien
de cette impression que John Stuck aurait tenté de jouer pour
s'immiscer dans les bonnes grâces du jeune Boer et avoir de lui des
renseignements intéressants sur Ferme Elisabeth; qu il sût seule-
ment si le hasard ou une curiosité bien naturelle, étant donné ce
qui se passait, avait révélé au propriétaire la trace de quelque
.filon aurifère et, en outre, ipril apprît l'endroit précis où se trou-
vait ce filon, et il ferait son afl'aire du reste : les lois mêmes du''
pays combattraient pour lui, puisqu'elles autorisent le gouverne-
ment de la République à exproprier, pour ainsi dire, les détenteurs
de terrain, pour cause de mines d'or...
Seulement, jusqu'alors, il avait été impossible de se livrer à aucune
«prospection », c'est ainsi que se nomme la recherche des traces
de l'or dans les terrains, — en raison de la vigilance farouche
aveclaquellelevieuxl'rétorius Brey montait la garde: bien des fois,
des aventuriers avaient tenté de s'introduire sous son loit, pour
le sonder et lâcher de lui arracher quelques renseignements;
conformément aux lois antiques de l'hospitalité, il les hébergeait,
les nourrissait, les abreuvait; puis, lelendemain, les accompagnait
lui-même jusqu'au chemin qu'ils lui avaient dit devoir suivre et
même leur faisait un bout de conduite, de façon à s'assurer qu'ils
s'en allaient pour de bon.
11 eût eu des serviteurs blancs que les curieux auraient bien pu
tenter de les interroger; mais, par prudence, le vieillard n'em-
ployait que dès Gafres et ceux-ci, alors même qu'ils eussent su
quelque chose, se seraient bien gardés de rien dire, persuadés que
oom l'rétorius aurait tiré sur eux comme sur des bêles fauves.
Le tout était de savoir si la curiosité née dans l'esprit du rude
Boer, à la vue de cette mignonne poupée d'Europe, était suscep-
tible de se doubler d'un autre sentiment, plus fort celui-là et plus
d.TUgereux aussi, car s'il est capable, en certaines circonstances,
d'inspirer de grands dévoueuicnis et de belles actions, on l'a vu
aussi, trop fréquemment, hélas! pousser aux pires infamies, aux
plus ignobles lâchetés, aux plus détestables scélératesses.
Si seulement cette fragile enfant — et en songeant à cela, John
Stuck hochait la tête vers la porte de la chambre où élait enfer-
mée Edwidge Cornallett— pouvait avoir pincé une indisposition assez
grave pour être contrainte de prolonger son séjour sous le toit du
vieux Boei'...voilii qui pourrait arranger les choses et permettre au
sentiment dont voulait jouer John Stuck de se transformer et de
pousser dans le cœur de Guillaume des racines plus profondes.
Cela fait, lui, John Stuck, surviendrait au moment où le jeune
homme aurait besoin d'un confident, d'un conseiller, et le diable
aidant, ce serait bien de la malchance s'il ne trouvait pas le
moyen d'arriver à ses fins...
11 en élait là de ses réflexions, lorsqu'il lui sembla entendre
contre la vitre un presque imperceptible bruit : c'était moins un
heurt, très léger, que quelque chose qui ressemblait à un gratte-
tement, semblable assez à celui d'une souris ou de quelque ron-
geur de même espèce.
Tout d'abord, l'esprit tout aux pensées qui l'absorbaient, John
Stuck ne prêta guère qu'une attention fort relative à ce bruit,
mais comme il continuait avec une persistance, en quelque sorte
énervante, il se leva et se dirigea sur la pointe des pieds vers la
fenêtre.
Là, il s'immobilisa, avec un haut-le-corps soudain, en aperce-
vant de l'autre côté une silhouelle humaine, dont la face était
collée à la vitre, et c'étaient des doigts, que maintenant il distin-
guait parfaitement bien, qui produisaient l'espèce de grattemeni
par lequel son attention avait clé éveillée.
Cette tête était celle de Patrick Macker; mais dans quel état,
grand Dieu! Une écorchure profonde lui zébrait le front, formani
des taches sanguinolentes qui lui donnaient un aspect effrayant,
d'autant plus que l'une de ses arcades sourcilières était enflée au
point de cacher l'œil complètement.
Les lèvres de l'Irlandais remuèrent et John Stuck comprit plu-
tôt qu'il n'entendit que lautre lui demandait d'ouvrir la porte.
Une seconde notre homme demeura indécis, tandis qu'instinc-
tivement ses regards se tournaient vers la chambre de lord Cor-
L'UUVHIRR
«7
nallelt, trahissant la crainte bien nntiii'ellc de voir apparaître
celui-ci: et puis, il y avait aussi la rraiiite que le vieux Boer ne
survint; lu vue de cet étranger ne serait certaiiieuienl pas faite
pour adoucir son humeur farouche et pouvait, bien au contraire,
faire naître des soupçons dans cet esprit inquiet, jaloux, toujours
sur le qui-vive... '
Néanmoins, comme les doigts île l'Irlandais se mettaient à
battre plus nerveusement la vitre, tandis que ses souri'ils se ron-
tractnienl avec une expression de colère menaçante. Joint .Sluck
se dcciila, bien à conlre-cœnr, à se diriger vers la porte, qu'il
ouvrit avec toutes ks précautions imaginables.
.V la vue du misérable, les vêtements trempés d'eau et souillés
de la poussière dii chemin, de la terra des champs, le visage défait,
abîmé, sanglant. l'Anglais fit un pas en arrière; mais l'autre,
étiMulanl le bias, le saisit au poiunet et l'attirant à lui ■
— Venez dehors... Nous avons à causer,
— .D'où venez-vous dans cet état?.>. Je vous croyais mortl...
— Peu s'en est fallu, et, en tout cas, ce n'est pas la faute de
cette canaille de lîoer...
Patrick Macker lança dans l'ombre son poing fermé el
grommela sur un ton terrible de menace :
— Mais il mêle paiera...
Cependant, John Stuck ne quittait toujours pas le seuil de la
porte, éprouvant une répulsion visible à déférer à l'invitation de
son interlocuteur; celui-ci s'en aperçut et, d'une voix nette, tran-
chante, trahissant une décision irrévocablement prise :
— Si vous ne me suivez pas, j'appelle, dit-il.
— Appelez, répondit llegmatiquement l'Anglais.
— Faites attention ; si j'appelle, ce sera pour dire que l'acci-
dent de la voiture était commandé par vous...
— Qui vous croira? riposta l'autre en haussant les épaules.
— Deux hommes dont l'un vous tuera lui-même et dont
l'autre vous fera pendre : le premier, c'est le vieux Brey, qui verra
dans l'accident de la voiture un stratagème pour pénétrer sous son
toit...
John Stuck, se voyant si complètement deviné par cette brute
d'Irlandais, tressaillit, et ce tressaillement n'échappa pas à Patrick
qui poursuivit néanmoins, comme s'il ne se fût aperçu de rien :
— L'autre est lord Cornallelt, qui pourrait y voir un truc pour
se débarrasser de lui et le soulager de la somme importante qu'il
porte, dit-on, au Béchuanaland,
Cette fois, l'Anglais eut un mouvement de révolte et s'exclama
d'une voix sourde :
— Ahl cela, jamais! Non, certes, jamais je n'ai eu cette
pensée..,
Macker lui dit du ton traînant qui lui était coutumier:
— Je ne dis pas.,, mais cela pourrait y paraître, car on se
demanderait certainement quelle raison vous aviez de faire culbu-
ter le coach.
— Mais c'est vous, double ivrogne, qui teniez les guider !
gronda John Stuck, incapable de se contenir plus longtemps,
— Possible,.. Mais vous ne nierez pas ce qui était convenu entre
vous. Zeito et moi... Et puis, oom Prétorius n'en chercherait pas si
long et il a le coup de carabine très facile, ce vieux sacripant de
Boer..
Cette raison-là, bien plus que l'autre, décida l'.'Vnglais, car elle
le touchait au vif et lui faisait craindre le moindre incident qui
put inspirer au vieillard quelque soupçon à sou endroit.
— Soit donc, fit-il en tirant tout doucement la porte derrîèie
lui, qu'avez-vous à me dire?
Instinctivement, il conduisit Macker vers les chariots et les
instruments aratoires, du côté opposé aux écuries, dans lesquelles il
avait vu disparaître le vieux Boer et son pelit-flls.
Une fois dans l'ombre que projetait la bâche d'un énorme fardier,
les deux hommes s'arrêtèrent.
— Le lord Cornallett a sur lui une forte somme..., commença
l'Irlandais.
— Malheureuxl gronda l'autre, vous vouliez.,.
— Faire fortune d'un seul coup, oui,gouaillacyniquementMackcr,
ça vous épate!... Je ne suis pas venu au Sud africain pour collec-
tionner des Métélés, moi... et vous non plus, d'ailleurs, monsieur
Stuck.
— Moi! c'est différent..., je travaille.
— Et votre serviteur!... Si nous comparions la peau de nos mains,
je suis certain que c'est moi qui l'ai le plus calleuse... Au surplus,
dans quel but avez-vous annoncé la chose à Mme Van Dereboum...
L'Anglais ne put retenir un mouvement d'impatience et il
grommela:
— Les femmes ont toujours la langue trop longue...
— Ce n'est pas à moi de m'en plaindre; seulement je m'étonne
que vous trouviez mauvais ce que vous trouviez bon il y a quelques
jours.
— J'ai changé d'avis, riposta Stuck avec brusquerie.
— Parfait, et ce que vous dites délivre ma conscience d'un
scrupule, ricana le misérable Irlandais, et du moment que vous
n'êtes plus sur l'affaire...
L'Anglais saisit Macker au collet et le serrant'
— Que vous proposez- vous donc? gronda-t-il.
Lu main de l'Irlandais chercha un couteau dans la poche de sa
culotte.
— l.i\chez-moi. monsieur Stuck! déclara-t-il d'une voix froide
et décidée, car, foi d'honnête homme, je vous saigne comme un
porc...
Et quand il eut recouvré sa liberté :
— En deux mois, voici la chose, expli'iiia-l-il ; quand le coach
a dévalé la berge de la rivière, je me suis laissé glisser à terre, — ce
qui était facile, puisque le sommet de la voilure afilem'ait le sol, —
oh! ça ne s'est pas fait sans m'accommodcr comme vous voyez;
mais, paiience, tout ça se retrouvera, — puis, j'ai passé le gué et
je vous ai suivi à la piste...
— El alors, maintenant? interrogea John Stiick...
— Maintenant, répéta l'Irlandais, eh bien! maintenant, je viens
chercher l'argent.
L'autre sursauta,
— Oui, poursuivit l'Irlandais en étendant le bras vers la ferme
et en désignant, voisine de la fenêtre de la salle qu'éclairait la
lampe, une autre fenêtre, — sombre celle-là, — lord Cornallett
est là, je l'ai vu y entrer; il est couché, il dort, j'entre par la porte'
qui donne dans la salle et...
— Mais je me fais votre complice..,
— Ne suis-je pas le vôtre déjà, puisque c'est par votre ordre que
le coach n'a pas suivi le chemin du pont..,
John Stuck paraissait atterré: ce projet de l'Irlandais venait en
travers du sien, risquant de compromettre le plan formé dans sa
tête depuis quelques heures à peine, c'est vrai, mais dont il entre-
voyait comme possible la réussite; et sur celle réussite, ses appétits
avaient déjà échafaudé une colossale fortime.,.
Ah I s'il n'eût eu sur lui une arme autre que son revolver, dont la
détonation eût mis tout le monde sur pied ; si seulement il n'eût
pas deviné dans la main de l'Irlandais un couteau tout prêt à tailler
une gaine dans sa peau, au moindre mouvement suspect...
— A présent que je vous ai exposé la chose, fit Macker, entrons.
Et, déjà, il entraînait .lohn Stuck vers la ferme, lorsque, sou-
dain, de l'écurie, en face d'eux, une silhouette humaine surgit,
— lleinl grommela l'Irlandais en se rejetant en arrière, dans
l'ombre protectrice du chariot, quel est celui-là?..,
Stuck, lui, avait reconnu Guillaume Brey, et saisissant son com-
pagnon au poignet :
— 11 aura eulendu du bruit..., souflla-t-il, et il vient voir.
Subitement, le couteau, grand ouvert, sortit de la poche de
Macker, qui grommela:
— Tant pis pour lui!... Nous allons régler tout de suite notre
compte...
Mais le jeune homme — contrairement à la supposition émise
par John Stuck — ne paraissait nullement songer à se livrer à
aucune perquisition dans la cour; il marchait à pas lents, le men-
ton touchant la poitrine, les bras ballants, les épaules courbées,
comme si quelque lourd fardeau l'eût écrasé: de long en large, il
allait, depuis la porte charretière jusqu'à la ferme, mais toujours
s'arrêtant à quelque distance de la muraille, pivotant sur ses talons
brusquement, comme si quelque effroi l'eût saisi soudain, et cepen-
dant se rapprochant à chaque tour davantage.
— Tiens!... qu'est-ce qui lui prend? grommela Patrick Macker.
Mais, d'un geste rude, Stuck lui imposa silence, car il venait
de voir le jeune Boer arrêté devant la ferme, passer ses deux
mains sur son front, comme s'il eût voulu écarter de lui quel-
que obsédante pensée, en même temps que sa poitrine se soulevait
en un soupir violent dont l'écho parvint jusqu'aux deux hommes.
Penché en avant, l'Anglais paraissait suivre avec une curiosité
ardente les différents mouvements du Boer, découvrant dans un
geste de bras, dans une attitude du torse, dans un accablement des
épaules, la traduction des sentiments qui agitaient son âme.
— Eh!... ehl... murniura-t-il, l'eufant songe à la poupée...
Guillaume Brey, en ce moment, s'était approché de la miu-aille,
contre la fenêtre faisant pendant à celle de lord Cornallett et qui
devait être celle de la chambre de sa sœur ; c'est dans cetle chambre,
on le sait, qu'avait été transportée la jeune Anglaise, el là, le coude
appuyé aux volets clos, la tète dans la main, le Boer s'immo-
bilisa,
— Décidément, il en tient, songea John Stuck; avec lui, il y
aura de la ressource.
Mais comme il avait songé tout haut, Macker demanda :
— Que se passe-t-il?
Alors une idée surgissant soudain dans la cervelle de John:
— Il se passe, dit-il d'un ton de commandement, que tu vas
me laisser de côté tes combinaisons plus ou moins propres et ne
plus songer à lord Cornallett; j'ai en tête une autre combinaison,
dans laquelle je te réserverai une part, et qui peut faire de nous les
plus riches du Rand...
L'Irlandais eut un éblouissement.
— Pas possible I...
— Comme je te le dis, affirma Stuck; maintenant, si tu touches à
Guillaume Brey, c'est comme si tu tuais notre poule aux œufs d'or...
Les doigts de .Macker se crispèrent sur son couteau.
— Luii gronda-t-il. Ahl lui, par exemple, j'aui'uis pourtant
éprouvé plaisir...
28
L'OUVRIER
— A lui rrevor la peau... soit : mais ii r'prouverais-tu pas jilus
de plaisir à [lalper des mille et des mille de livres...
— Ça, oui... gronda 1 Irlandais...
— Eh bien! voilà le que tu vas faire : écoute-moi bien. Cor-'
nallettdorl à poings fermés..., tout à l'iieure.dans la salle, je l'en-
tendais qui ronflait romme un sourd... Tu vas entrer dans la
chambre et prendre sa valise... C'est là-dedans que se trouve la
monnaie...
L'Irlandais avait tressailli pendant que parlait son interlocu-
teur.
— Bahl murniura-t-il; mais il n'y a qu'uu instant, vous ne
vouliez pas...
— .l'ai changé d'avis... va... je t'attends ici...
Macker indiqua, d'un hocheiiient de tête, Guillaume Brey tou-
jours accoudé aux volets.
— Et l'autre... gronda-l-il... puisqu'on ne peut pas y toucher...
— C'est vrai, gronda John Stuck..., attendons...
Silencieux, côte à côte, les yeux llxcs sur le Boer, ils demeu-
rèrent ainsi de longs instants; Guillaume paraissait endormi. — s'ileCit
été possible d'admettre qu'on put dormir debout, — tellement son
immobilité était grande; enfin, il se redressa, passa à nouveau ses
mains sur son front et, poussant un soupir, reprit sa promenade
à travers la cour.
A un certain moment, il s'avança si près du chariot dont
.J.'ombre servait d'abri à nos deux personnages, que ceux-ci purent
voir son visage blême dans lequel ses prunelles brillaient d'un feu
étrange.
— ^J'ai envie de me glisser là-bas pendant qu'il a le dos tourné,
souffla l'Irlandais à l'oreille de John Stuck, à un moment où le
jeune homme touchait aux écuries...
— Non... il n'aurait qu'à t'entendre! Un peu de patience...
Au bout d'un quart d'heure, Guillaume Brey franchit la porte
de l'écurie et disparut : la fraîcheur de la nuit avait calmé son
cerveau et sans doute maintenant les fatigues du voyage triom-
phaient-elles du bouleversement de ses idées...
— A toi maintenant, murmura John Stuck..., et surtout sois
adroit...
— N'ayez crainte, ça me connaît...
Et l'Irlandais, avec une prestesse de couleuvre, sans plus de
bruit qu'un oiseau rasant le sol, se dirigea vers la ferme où Stuck
le vit entrer dans la grande salle; une seconde, sa silhouette
apparut, sombre, à travers les vitres delà fenêtre, puis disparut; il
venait de pénétrer dans la pièce où dormait lord Cornallett.
Une légère angoisse prit John à la gorge et, soudain, il se souviul
qu'il n'avait pas recommandé à cette brute de respecter la vie du
dormeur...
— Il est capable de me le tuer, songea-t-il: fout serait manqué..
Et, penché en avant, l'oreille au guet, prêt à saisir le moindre
bruit suspect, il attendit; heureusement, il en fut pour ses appré-
hensions, rien ne vint troubler le silence de la nuit; la silhouette
lie Macker réapparut à travers les vitres, puis se découpa au milieu
de la porte, et r.\nglais n'avait pas encore achevé son soupir de
satisfaction, que le drôle l'avait rejoint.
A la main, il tenait une valise de petite dimension, qu'il mon-
tra à Stuck.
— C'est ça... n'est-ce pas?... 11 n'a pas bronché... on dirait qu'il
est mort, s'il ne soufflait pas comme un phoque...
John Stuck avait saisi la valise et promenait autour de lui un
regard investigateur.
— Eh bien! qu'est-ce que vous cherchez? interrogea l'Irlan-
dais... 'Vous n'ouvrez pas?...
— Inutile..., je cherche..., je cherche...
Il n'acheva pas sa phrase et, quittant son compagnon, il se
coula jusqu'au tas de fumier qui se dressait, énorme, non loin du
chariot.
— Fais-moi un trou là-dedans, conimanda-t-il à Macker qui
l'avait sinvi... pas très grand... là... comme ça...; mais c'est trop
profond..., remets-en un peu... très bien ainsi...
Et, dans la cavité ainsi pratiquée. il déposa la valise, à la grande
stupéfaction de Mac ker, dont les yeux se désorbitaient.
— Maintenant, lit Stuck, rebouche le trou..., marche dessus....
piétine pour mieux entasser... Parfait... Descends à présent.
L'Irlandais avait obéi automatiquement pour ainsi dire, sa cer-
velle étant absorbée par un travail qui visait à comprendre ce qu'il
faisait...
— Ce n'est pas tout, poursuivit John Stuck. tu vas l'en aller
jusqu'à cette porte que tu vois là-bas... dans les écuries...
— Celle par laquelle il a passé?...
— Précisément. Une fois là... tu retireras tes bottes..., et lu
viendras me rejoindre...
Avec une docilité parfaite, l'Irlandais obéit, et quand il fut re-
venu et rechaussé, il attendit l'explication de ce qui venait de se
passer: mais, au lieu de lui rien expliquer, John Stuck lui dit :
— Maintenant, tu vas t'en aller... le coach de Mafeking passe
à l'aube sur le pont de la rivière Vaal... Prends le, retourne n
Pefersdorp et allends-mni, sans souffler un mol de cola à personne. .
Macker eut un mouvement de révolte que l'autre dompta, grâce
k l'assurance avec laquelle il prononça ces mots-
— Aie conliance el. avant qu'il soiL six miis, Ferme Elisabelh
sera à nous...
Ce fut auxyeux de l'Irlandais comme un éblouissement ; il bal-
butia :
— Pas de trahison... au moins..., car si vous me jouiez...
— Menaces inutiles... mon cher... John Sludkest un honnête
homme...
Sur ces mots, il congédia Macker et ne quitta l'ombre protec-
trice du chariot que lorsqu'il eut entendu s'éteindre au loin, sur la
route, l'écho de ses pas lourds.
Quelques secondes plus tard, il avait regagné la salle de la
ferme et, la tête renversée sur son fauteuil, s'endormait de ce
sommeil profond qui prouve une conscience satisfaite.
Une main se posant brusquement sur son épaule l'éveilla en
sursaut ; il faisait grand jour et, devant lui, le visage convulsé, le
regard plein d'ahurissement, se tenait lord Corn:illett.
— Heu! quoi!... qu'avezjvous? balbutia John Stuck a\jpc un
effroi admirablement bien joué... Est-ce que .MH' votre fille...
— Eh!... c'est bien de ma fllle qu'il s'agit! s exclama le mal-
heureux qui, dans un premier moment de terreur, n'avait même
pas songé à prendre des nouvelles de la pauvre enfantt... Je suis
volé!...
— Volé!... s'écria John Stuck, soudainement abasourdi... Qui
vous a volé?... Qu'est-ce qu'on vous a volé?...
— .Ma valise... Je transportais des fonds destinés à la caisse du
Béchuanaland... ma valise a disparu!...
— Ce n'est pas possible!... Qui aurait fait le coup... et com-
ment aurait-on pu s'introduire dans votre chambre : il aurait fallu
qu'on passât par cette salle...
— Vous dormiez...
— C'est juste!... Mais il fallait donc que le voleur sût ce que
contenait votre valise! Mieux que cela... il fallait qu'il sût que
vous aviez une valise en votre possession... Quelque serviteur
cafre de la ferme, peut-être... Mais non, tout le monde dormait
quand nous sommes descendus de voiture,.. Qui, alors?... car ce
ne peut être assurément le vieux Prétorius.
Tout en parlant, l'.Vnglais était rentré dans la chambre et
furetait dans tous les coins, ce qui exaspéra Cornallett.
— B/i God! clama-t-il, me croyez-vous donc aveugle? Quand
je vous dis qu'elle a disparu... Je suis volé! je suis volé !...
Comme il achevait ces mots, dans l'encadrement de la porte
apparut la haute stature de Prétorius Brey; il tenait à la main son
large chapeau de feutre, et le soleil levant dorait la longue cheve-
lure blanche qui auréolait son front majestueux.
— Salut à mes hôtes, dit-il d'une voix grave, que la bénédiction
de Dieu s'étende sur eux durant toute la journée qui va s'écouler...
Puis, remarquant le visage bouleversé des deux hommes :
— Que se passe-t-il donc? interrogea-t-il... Serait-il survenu
quelque chose de fâcheux à la jeune demoiselle?
— Dix mille livres! clama lord Cornallett... On m'a volé dix
mille livres!...
Tout d'abord, le vieillard ne comprenait pas très bien la signi-
fication des mots; puis, soudain, ses traits perdirent leur impas-
sibilité, ses yeux s'agrandirent sous ses sourcils baissés, et ses
lèvres agitées dans un balbutiement nerveux demeurèrent muettes,
incapables de proférer une parole.
— Volél... murmura-t-il enfin d'une voix étranglée.;. 'Vous
avez été volé... ici... sous mon toit... Volé... chez Prétorius Brey I...
L'indignation le suffoquait, il chancela et s'il ne se fût retenu
des deux mains aux chambranles de la porte, il se fût abattu!...
— Voyons... voyons..., dit-il en passant les doigts sur son front,
comme pour coordonner ses idées. Vous me le dites, je dois \e
croire, mais cela me parait impossible.
— C'est ce que je disais à lurd Cornallett. insinua John Stuck,
il faut que le voleur sût qu'il était porteur d'une valise ; or, quand
nous sommes arrivés ici, tout le monde dormait, à l'exception de
vous et de votre petite-fille.
Il ajouta en souriant :
— Ah! pardon... il y avait également moi... et votre petit-fils
qui savions que lord Cornallett avait une valise en sa possession,
puisque nous voyagions avec lui depuis Johannesburg...' mais
comme il ne saurait être question ni de lui ni de moi...
En ce moment, Guillaume Brey apparaissait sur le seuil des
écuries.
— Guillaume, appela le vieillard, tu n'as entendu personne,
cette nuit, errer dans la cour?
Cette question, fort naturellement posée, provoqua chez le
jeune homme un trouble profond et, quand il arriva près de nos
trois personnages, ils purent constater la vive rougeur qui colo-
rait ses joues, ainsi que l'expression de son regard.
— Mais, fit subitement Prétorius Brey, en braquant sur son petit-
fils ses yeux aigus, ne t'es-tu pas levé cette nuit... ? N'es-t'u pas
sorti de l'écurie?...
Ces mots étaient prononcés d'une voix tremblante, sifflant
entre les dents contraclécs, tandis que la maiu sèche, ridée, mais
vigoureuse, s'abattait sur l'épaule du jeune homme.
— Oui..., répondit celui-ci en courbant la tète..., c'est vrai, je
suis sorti dans la cour..t
L-DUVRIER
-2!)
— - Kl flans qiii'l tiiil .'
'l'itc ilriiiaiidu ti]l l'aile d'un luu si bas, si bas, qu'à peine
1 l'utendil-on...
(iiiillaume Brey se lui el ses yuxjse fixèrent à terre, Koiiitnc
s'il eût craint qu'on y put lire la verilé.
— Misérable! clama le vieux... c'est loi! c'est toi!...
Et le secouant avec une vigueur dont on eiH cru ses muscles
incapables ;
— L'argent!... gronda-t-il, qu'as-tu fait de l'argent... oui.
l'argent que lu as volé?...
Guillaume sursauta, un éclair de l'olie passa dans ses yeux. et.
durant une seconde, il sembla qu'il allait se ruer sur son grand-
père-, mais, bien au contraire, il poussa un gémissement et, le
visage caché dans ses mains, biilbulia d'un ton douloureux :
— L'a voleur! moi... un voleur !... et c'est vous qui me le
dites, vous, oom Prétorius..., c'est vous, qui le croyez...
John Stuck fit mine de vouloir intervenir, ému en apparence
pas la douleur de cet homme qui impressionnait tellement lord
Cornallelt que lui aussi tenta de glisser quelques mots en sa faveur.
Mais le vieillard les arrêta tout net.
— Qu'il réponde alors... et qu'il dise pourquoi, cette nuit, il est
sorti de l'écurie; je me rappelle l'avoir entendu errer à travers la
cour... Voyez, il. ne répond pas, il est pris... Ah! le misérable!...
le misérable !...
Et tremblant de colère, Prétorius Brey, avant qu'on eût pu
prévenir son intention, avait couru jusqu'à l'encoignure de la che-
minée dans laquelle était déposée sa carabine.
— Ah! tuez-moi donc! s'écria amèrement le jeune homme en
relevantlatéteet en laissant tomberses braslelongde sontorpspo'ur
mieux offrir sa poitrine comme cible... Alil oui, îa mort plutôt que
la honte lie vos soupçons I
Maisloi-.l Coru.illelt sélail |i-(é au-dcvuiil du vieilhir'!, ; i
s'élail laisM' arracher l'arme des mains, balbuliant :
— Ou'il réponde... qu'il réponde...
— t)ui, insinua John Slurk en s'approchaul aniicaienieni lu
jeune homme, dites au grand-père pourquoi vous avez quilh-
l'écurie cette nuit, donnez une raison, fournissez une preuve...
— Non... je ne dirai rien ; puisque Prétorius m'a fait l'injure
de me soupçonner... je ne m'abaisserii pas ^i me disculper...
aussi bien parlerais-je, il ne me croirait pas... Adieu...
Le vieux Boer était tombé sur le fauteuil où John Stuck avait
passé l.i imit, el là, la face toute blanche, le corps agité d'un
tremblement, les lèvres balbutiant des paroles de malédiction, il
tint ses regards attachés sur Guillaume Brey qui, sans détourner
la tèle, franchissait le seuil de la cour.
(Im suite au prochain numéro.)
Gkorges Le Facre.
NOTRE COXCOl RS DE COLORIAGE
La gravure de la première page du présent numéro est la der-
nière de celles que doivent colorier ceux de nos lecteurii. qui
prennent part à notre concours.
.\insi que nous le disions l'autre jour, nous sommes à la dis-
position de ceux d'entre eux qui ne seraient pas satisfaits de leur
travail, pom" leur envoyer au prix de cinq centimes chacun des
numéros qu'ils voudraient recommencer.
Pour l'envoi des compositions, avoir soin de se conformer aux
indications données dans le n» 1909.
UN AÏEUL DE CHAPUZOT. par Jean Drault',
COMMENT LAMniR DE L ERrUlTIOX TEUT COXOriHE A Ma2AS
Lorsque Chapuzot eut achevé sa lecture, le colonel Pauarli.n-.l
s'écria :
— Kl la suite?... Vous n'avez pas la sui'le, Chapuzut:' .Nom
d'iine pipe, c'est que ça m'intéresse, votre
lettre I... J'serais curieux de savoir ce qu'il va
devenir à l'armée du Rhin, ce satané petit
conscrit I
— Probable que ça va chauffer, pas vrai,
mon colonel?... dit Bidouille.
— La suite! dit Chap\izot. Qui sait, elle est
peut-être là-dedans, dans les vieilles paperasses
que j'ai rapportées de Santeuil. Je fouillerai
toujours, des fois qu'il y aurait d'autres lettres!
-M. Dufuret, l'érudit, n'avait rien répondu.
Seulement, pendant que Chapuzot lisait la prose
du citoyen Cunctator Baridoine. il avait tiré de
la poche de sa redingote un calepin et un
crayon, et, l'oreille en arrêt, avait attendu.
Chaque fois que le lecteur prononçait un nom
propre, le petit homme tressautait, répétait le — ^ziz~
nom avec une jubilation sans pareille et l'inscri-
vait sur son carnet.
Tour à tour, il avait noté, en les nommant à haute voix :
, — Roufignac. capitaine! Quelle aubaine!... Flamboche !
Oh!... Quelle piste!... Radois! Ber-
souillon! ... 74° demi-brigade!...
Et la lecture était finie depuis
longtemps que le membre de l'il-
lustre académie de Cricquebœuf
continuait à annoter et à marmon-
ner des noms de bibliothèques
publiques et des titres d'inventaires
lie documents.
— Ah çà !... Nom d'une gi-
berne !... finit par crier le colo-
- nel Panachard. Qu'est-ce que vous
Voir XOuvrier depuis le 2 mai 1S96.
fabriquez là depuis une heure à causer avec voire calepin ?\'pour-
riez pas un peu vous mêler à notre conversation ?... Et cette lettre,
vous n'eu dites rien ?... Ça ne vous botterait pas de connaitre la
suite dos aventures de ce petit conscrit du camp de Grenelle:'...
— Hé !,.. colonel !... répondit le savant, c'est justement pour
arriver à connaître cette suite que vous me voyez prendre des
notes, réfléchir, scruter les bibliothèques les plus
fertiles en documents militaires !... Voyez-vous,
colonel, l'érudition, c'est la recherche des suites.
On a un document dans la main qui est une indi-
cation. On part là-dessus et il faut trouver les
documents qui se rapportent au premier. En exa-
minant, au ministère de la Guerre, les archives
qui i-oncernent la 74'' demi-brigade, je trouverai
peut-être un nom, celui de Flamboche, de Radois
ou de Bersouillon. Je repartirai sm- ce nom qui
m'en fera peut-être découvrir un troisième. J'arri-
verai comme ça . peut-être, à reconstituer la
jeunesse de mon sergent Bras-d'acier!... Seule-
ment, ça peut mener jusqu'en Espagne, jusqu'en
. .\nglelerre , vos recherches, vous comprenez,
colonel I
l^ — — Jusqu'en .\n-
gleterre ! Comme
vous y allez!
— Dame!... Si je sviis sûr
trouver que dans une bibliotl
de Londres le document
que je cherche, il faudra
bien que j'aille jusque-là!
Mais enfin , vous savez,
je n'ai pas perdu ma
journée!... J'ai appris,
grâce à la lettre de l'aïeul
de mossieu, des détails
intéressants surBras-d'a-
cier!... Voilà six ans. co-
lonel, que je m'acharne
après ce sergent Bras-
d'acier, sans être arrivr
à savoir sur lui autre
chose que ce fait : En 1 781) .
étant de faction, au théâ-
tre de la Reine comme
grenadier des gardes fran-
çaises, un jour qu'on
jouait \e Barbier de Sév il If.
30
L'OUVRIER
ce militaire fut tellemeut ému par le sort de la malheureuse Ro-
sine, qu'il fonça sur la sf 'ne, la baionnelle en avant, sur l'acteur
qui jouait le rôle de Baitholo, et qui s'enfuit en poussant des
cris de terreur. Toute la cour en rit pendant huit jours et le roi
Louis XYI Qt donner un louis d'or à Bras-d'acier pour le récom-
penser de ses sentiments chevaleresques.
I A part ce dotai', je n'avais rien pu découvrir sur la vie de ce
grenadier extraordinaire, quaad je le retrouve aujourd'hui ser-
gent à la 74<^ demi-brigade de l'armée de la Révolution. Ça m'a
fait plaisir! Ah! ça m'a fait plaisir I
— • Vous lui aureriez serré la main avec volupetél interrogea
Bidouille.
— Oh! oui, par exemple!... Pauvre Bras-d'acier 1
Et déjà M. Dufuret s'attendrissait positivement! Ce Bras-d'acier
était pour lui un vieil ami qu'il n'aviiit pas revu depuis longtemps.
Le colonel Panachard interrompit ses épanchements et
déclara :
— Moi, mon cher monsieur Dufuret. je vous avertis de deux
choses : Primo, je ne veux aller ni en Angleterre ni en Espagne, sous
aucun prétexte. Non, vous savez, je veux bien faire de l'érudition
tranquille, mais de l'érudition à cent kilomètres à l'heure, ah I
zull... Secundo, ce n'est pas sur Bras-d'acier que je veux faire le
mémoire destiné à épater tous les mollusques de votre académie
de Cricquebœuf, c'est sur Chapuzot, le conscrit de l'armée du
Rhin, voilà!... Et sur ce, allons dîner, il est temps.
— Je veux bien, répondit le savant. Mais puisque Chapuzot et
Bras-d'acier sont dans le même corps, en cherchant pour l'un, je
trouverai pnurl'aulre, et vice versa!... Colonel, je vous suis 1... Et
vous, monsieur Bidouille, à demain, je compte sur vous pour m'ou-
vrir à deux battants les archives du ministère de la Guerre!...
— Entendu, monsieur Dufuret. Je vous les ouvrirais à six bat-
tants, si qu'il y avait moyen!...
Restés seuls, Chapuzot et Bidouille dînèrent ensemble.
Avec la portion assez ample que le restaurant du cercle réser-
vait deux fois par jour au concierge, Chapuzot se nourrissait et
nourrissait Bidouille qui en profitait pour faire des économies for-
midables.
Et, tout en dînant, Chapuzot lui demanda :
— Que comptes-tu faire de tes économies?...
Alors Bidouille expliqua, tout en tapant avec ardeur sur un
veau à l'oseille que le cuisinier du cercle avait la réputation de
réussir à merveille :
— Faut que jeté fasse une confidence. J'ai des tas de combinai-
sons matrimoniales et commerciales sur la planche.
— Matrimoniales et commerciales?... répéta Chapuzot stupé-
fait.
— Mais oui!... Rue de Grenelle, tout près du ministère, il y a
une femme qui tient une petite boutique d'épicerie, mercerie, bon-
bons, papier et images d'Epinal. Ça représente de l'argent, tout
ça. Et moi, comme fonctionnaire, je représente un capital. Avec la
femme qui s'appelle la veuve Barbette, nous allons nous associer
malrimonialement et commercialement.
— Ah bah!...
— C'est comme ça, oui, mon vieux!... Calcule : j'ai dix-huit
cents francs au ministère; la boîte à la veuve Barbette rapporte
près de 2,000 balles par an. Ça fait trois mille huit. C'est pas tout.
Je suis sur le point de louer le vrai guignol aux Champs-Elysées ;
ça occupera l'après-midi de mes dimanches, d'abord. Ça m'empê-
chera d'aller au café, ça me rapportera, donc tout bénéfice, et ça
^.contentera mes instincts artistiques qui ont toujours été considé-
rables, comme lu sais!...
— C'est vrai ! . . . répondit Chapuzot songeur. Quand je t'ai connu
jeune soldat, à Blois, tu nous jouais guignol, à la chambrée.
— C'était le bon temps! fit Bidouille. Mais les années marchent,
on vieillit. J'ai déjà des commencements de rhumatismes, moi,
tel que tu me vois. Et alors on songe à gagner de l'argent avec ses
petits talents de société!...
— Et combien comptes-tu gagner par an, avec ton guignol ?
— Dans les 2,500 à 3,000 francs; je devrais gagner plus, mais
faut payer'la location.
— Bigre!.. . Mais, dis donc, tu vas devenir riche. Bidouille : 2,500
d'une part, 1,800 de l'autre, 2,000 de l'autre, ça fait...
— Ça fait 6,300 avec les cliarges, juste de quoi vivre, va. Seule-
ment, je serai considéré, et j'espère arriver à être décoré des pal-
mes académiques, comme beaucoup de mes collègues. Ça flatte un
homme, ça!.. .
— Au revoir, Bidouille! Te voilà arrivé, toil...
— C'est bien mon tour, j'ai assez puroté, quand je me baladais
à travers la France avec ma voiture de saltimbanque. Au revoir,
Chapuzot...
... Le lendemain, à deux heures de l'après-midi, M. Dufuret se
présenta aux archives du ministère de la Guerre.
Bidouille l'introduisit sans difficulté dans une pièce contenant
les plus rares documents historiques convoités par le savant, bien
que, dans celte pièce, on n'entrât d'ordinaire que muni des plus
puissantes recommandations.
— Ne dérangez pas trop de choses, dit Bidouille, et ne faites pas
de pétard. On me flanquerait un rude poil pour tous introduire
là-dedans. Pourtant, c'est des vieitlerfes qui sont dans toutes ces
armoires, et c'est moins dangereux à laisser voir au public que les
papiers modernes où tous les Juifs et les espiuns de l'Allemagne
peuvent fourrer leur nez.
M. Dufuret, resté seul, se mit à fureter avec une joie de renard
pénétrant dans une basse-cour.
Ah! les douces heures qu'il vécut là, conversant tour à tour
avec le maréchal de Mailly, et le duc du Cliâlelit. dernitr colonel
général des gardes françaises. Il les interrogeai minutieusemenl
sur ce Bras-d'acier dont il voulait écrire la vie. heure par heuru.
noter les actes d'héroïsme et les propos de caserne! 11 compulsa
frénétiquement les biographies des colonels généraux, scruta les
tables de matières de soixante mémoires d'oHiciers de l'ancien
régime et de la révolution, et faillit s'arracher ses derniers clie-
veux de désespoir en constatant qu'aucun ne parlait de Bras-
d'acier.
Puis il s'arma d'une nouvelle ardeur; il fouilla dans des liasses
où il était question de ce théâtre de Trianon illustré par un naïf
trait d'héroïsme du sergent Bras-d'acier, feuilleta des « sil nations
d'effectif » établies pour les revues passées à Versailles par le roi
ou les princes du sang.
Tous les vieux régiments, il les fit défiler devant lui, regardant
partout s'il ne verrait pas Bras-d'acier.
Où s'était-il engagé, cet animal? — car il l'insultait, à présent!
— Etait-il venu tout de suite aux gardes françaises? Avait-il passé
d'abord par un régiment de ligne?... Avait-il combattu sous les
drapeaux du régiment de Navarre? de Beaujolais? de Flandre?...
de Royal-deux-Ponts?...
N'aurait-il pas, par hasard, déserté, comme le maître d'armes
Augereau?... Avait-il pris la Bastille avec le caporal Hoche?... Il
n'aurait pas eu l'idée sournoise, cependant, de s'engager d'abord
dans la cavalerie, comme Murât, tandis que le brave père Dufuret
le cherchait dans l'infanterie!
Sur ce soupçon, M. Dufuret fit défiler la cavalerie; les dragons
du roi, les houzards de Bercheny, les gendarmes de la reine pas-
sèrent au galop de charge devant ses yeux, mais Bras-d'acier n'y
était point.
II. revint à l'infanterie, passa avec Louis XVI, dans la plaine des
Sablons, la grande revue annuelle des gardes suisses et des gardes
françaises ; ce fut en vain 1
Alors, M. Dufuret plongea de nouveau dans la révolution. Il
interrogea les effectifs du 3'7e de ligne où l'aïeul de Chapuzot avait
été conscrit, puis ceux de la 74e demi-brigade de bataille.
Pendant ce temps, le jour avait baissé, et Bidouille, oubliant le
digne savant, avait remis ses habits civils et était allé faire la cour
à la veuve Barbotte, sa fiancée. Il avait, en effet, à lui proposer
d'ajouter à sa petite épicerie un minuscule débit de vins qui don-
nerait bien huit cents francs de plus par an!...
M. Dufuret s'écarquillait toujours les yeux sur les parchemins
et les papiers jaunis, et il venait de pousser un cri joyeux, car il
avait enfin entrevu Bras-d'acier flanquant une pile aux Prussiens
sous les murs de Mayence, en novembre 179-4, lorsque la porte de
la pièce où il travaillait s'ouvrit brusquement.
Un veilleur de nuit du ministère entrait, suivi d'un caporal
et de quatre hommes du poste, baïonnelle au canon.
— Le voici!... criait ce veilleur de nuil, ancien sous-officier fort
brutal. Le voici, celui qui nous a chipé des manuscrits depuis huit
jours!... Ahl... canaille!... Tu me fais atlrajier des suifs de
l'archiviste. Tu vas voir un peu !... Caporal, emballez-moi ce voleur
Le brave père Dufuret était au haut d'une échelle, près d'une
fenêtre, déchiffrant une letti-e du colonel Baulard, chef de la
74« demi-brigade, au comité du Salut public, lorsqu'il se vit entouré
de quatre baïonnettes menaçantes.
— Qu'est-ce que vous faites là?... brailla le veilleur.
Tout plein de son sujet, et devenu complètement étranger au
monde moderne, le petit savant répliqua doucement, mais d'un
ton d'homme qu'on dérange :
— Je cherche ce qu'est devenu Bras-d'acier.
— Hein?... Bras-d'acier?... Qu'est-ce que c'est que ça. Bras-
d'acier?... Vous connaissez ça, vous, caporal?...
— Bras-dacier?... Connais pasl.-.. répondit le caporal. Tu
connais ça, toi, Michu?...
Le soldat auquel il s'adressait répliqua
— y connais personne de ce nom-là à la compagnie.
— Pardi 1... s'écria le veilleur en se frappant le front. C'est snu
complice!... C'est votrecomplice, avouez!... Pas la peine d'essayer
de nous mettre dedans 1...
— Complice de quoi?... fit M. Dufuret qui, peu à peu, rentrait
dans la société moderne. C'est un sergent!...
— Ahl... çal... par exemple!... glapit un des quatre pioupious
amenés là par le veilleur. J'vous défends bien de dire ça!... Y a
pas un seul sergent de ce nom-là au régiment!
— Et les sergents, reprit le dénommé Michu, j'Ies connaissons
tertous, pas vrai, Gourgeotî... Y nous ont tous fichu dedans chacun
leur tour!...
— C'est pas tout ça!... cria le veilleur. Descendez d'abord, on
verra après !...
— Je descends, je le veux bien. Mais je reviendrai demain !...
L'OUVRIER
31
Maintenant que je sais où retrouver Bras-
d'aeier, ça serait une abomination de ne
pas me laisst'i- imenir.
— Oli!... \'Mis reviendrez demain!... dit
d'un ton inni-ihile le préposé à la surveil-
lance nocturne. C'est passàr!... Vous allez
toujoui's allei- dans le panier à salade.
— Hein?... Uansquel paiiierà salade?...
— Suflil! siifllt!... Et d'abord, que je
TOUS fouille, pour que vous n'emportiez
rien d'ici.
Mais je ne suis
pas un voleur!...
clama M. Pururet,
indigné. .\h!... Vos
prédécesseurs d'il y
a cent ans sont plus
agréables à fréquen-
ter que TOUS, mes-
sieurs les militai-
res 1...
Les six hommes
partirent d'un franc
éclat de rire.
— Non!... c'est moue que je suis un Toleuxj... fit Je petit soldat
dont la voix glapissante faisait résonner les couloirs du ministère
comnie un aboiement.
X la porte du ministère, les soldats remirent l'infortuné savant
entre les mains de deux sergots qui le bousculèrent quelque peu
pour l'emmener au poste.
Ecroui' jusqu'au soir dans un cachot nauséabond, l'ami de Bras-
d'acier fut invité ensuite à monter dans une voiture cellulaire qui
l'emmena nu Dépôt.
Puis il subit les affres de l'anthropométrie!
Le surlendemain, il était à Mazas, tout comme un député, et
une instruction était ouverte contre lui par le parquet, puis un juge
d'instruction lui disait :
— Dans quel but avez-vous volé les documents du ministère de
la Guerre?
Pendant ce temps, Chapuzot fouillait dans l'amas de ses papiei-s
de famille pour voirs'il ne retrouverait pas quelque nouvelle lettre
de son arrière-grand-père; le colonel Panachard arpentait Paris à
la recherche du père Dufuret en s'écriant : « Il me laisse en plan ;
je ne pourrai pas faire mon mémoire et l'académie de Criquebceuf
aura humilié l'armée en ma personne! »
Quanta Bidouille, lorsque Panachard l'interrogeait au sujet de
Du furet, il répondait de très bonne foi :
— .le ne l'ai vu qu'une fois, il y a huit jours. Et jamais il n'est
revenu! C'est un fei-
gnant!...
Bidouille était loin de
se douter, en effet, que le
voleur pincé au ministère
de la guerre n'était autre
que le brave savant.
Un jour, on lut dans un
journal :
« M. Briguedondon,
juge d'instruction, chargé
de l'instruction dans l'af-
faire des volsdu ministère,
vient de faire une décou-
verte^ pénible. L'individu
arrêt*avait pour complice
un certain Panachard. ca-
pitaine en retraite. Comme
nous l'avons dit lors de
l'affaire Dreyfus, l'armée
n'est pas atteinte, et ne sera
jamais atteinte par la dé-
faillance d'un de ses mem-
bres. D'ailleurs, ce Pana-
chard est-il réellement co-
lonel?... N'est-il pas plutôt
un de ces rastaquouères
'|ui abusent indûment d'un
litre auquel ils n'ont aucun
droit, pour se livrer plus
fructueusement au chantage et au vol? »
Celte délicate insinuation eut des effets terribles. Le colonel
Panachard apparut un jour au Palais de Justice et faillit étrangler
le juse d'instruction.
Mais cette tentative produisit les meilleurs effets. .\près expli-
cation, le brave M. Dufuret fut relâché avec des excuses elle journal
calomniai eur raconta, en dédommagement, les glorieuses campa-
gnes de Panachai-d, qui devint, dès lors, l'honneur de l'armée
française!...
— .\h bien!... Vous nous en faites de belles, avec votre érud:-
tionl... dit le colonel au savant, quand ils se retrouvèrent cmz
Chapuzot. Vous allez perdre votre temps à Mazas au lieu d'étudier
notre machine!...
— .\li!...Jene me plains pas, malgré tout! répondit M. Dufuret.
.l'ai retrouvé Bras-d'acier à .Mayenccf... On m'a arrêté au bon mo-
ment, mais je le retrouverai. Oui. colonel ! Il est à Mayencel...
Et M. Dufuret avait des larmes d'attendrissement dans les yeux,
en annonçant cette nouvelle.
— Et l'aïeul de Chapuzot? interrogea sévèrement Panachard.
— Je n'ai rien trouvé sur lui!... Mais attendez!... Puisqu'il est
•ivec Bras-d'acier, à la 74» brigade.
— Que le diable vous emporte!...
Mais Chapuzot, lui. avait retrouvé dans ses papiers une seconde
lettre de son aïeul. Il convoqua donc les auditem-s de la première
lettre dans sa loge.
Bidouille revint avec un litre d'absinthe emprunté au débit que
la veuve Barbotte, sa fiancée, venait d'installer à côté de sa petite
épicerie, et M. Dufuret, le crayon el le carnet à la main, se tin)
prêt de nouveau à noter les noms des personnages entourant !■•
sergent Bras-d'acier, de la 74e demi-brigade.
U recherchait de nouvelles pistes.
{Lu suite au prochain numéro.) JE.î^ Diuclt.
DANSEURS POUR ORPHELINS
Par SIGISMOND GONDRIN
L'n affreux événement venait de plonger la ville de Bordeaux
dans la consternation. Le feu avait dévoré, dans la rue Judaïque,
plusieurs maisons mitoyennes, habitées par des ouvriers. Onze per-
sonnes avaient péri dans l'incendie; seize petits enfants, dontl'ainé
achevait sa huitième année, et le plus jeune comptait juste cinq
semaines, demeuraient orphelinsl
Les populations des bords dé la Garonne ont le cœur chaud; per-
sonne dans la grande cité girondine ne fut sans un soupir, une
larme et une bonna intention, devant ces pauvres petites créatures
dépourvues de tout ici-bas.
Une dame de haut vol. ou du moins ce que l'on entend par
cette expression à Bordeaux, la femme d'un richissime fabricant de
liqueurs, issue de parents honnêtes mais vulgaires, élevée dans
l'humble boutique de bijoux faux, constituant la totalité de l'avoir
paternel, et devenue millionnaire du fait de son mariage, fut à ce
point émue par la tragédie de la rue Judaïque qu'elle ne put fermer
l'œil de toute la nuit suivante. Récemment devenue l'épouse du chef
de la maison Chançard, Champort et C'«, grâce à l'ardeur des
superbes prunelles dont elle était douée, la jeune dame, dont nous
voulons parler recevait plus que la femme du maire et celle du
préfet, avait un huit ressorts traîné par quatre chevaux anglais pur
sang, des domestiques chamarrés, des brillants à profusion, passait
pour un esprit de premier ordre dans la société bordelaise, où
sans conteste elle faisait à son gré la pluie et le beau temps.
L'argent, surtout dans les villes commerciales, tient lieu deiûut,
du moins pour le grand nombre, car les nobles exceptions se ren-
contrent en tout lieu; cent mille livres de rente confèrent à une
femme de grandes séductions, mais cette somme triplée la rend
irrésistible.
Mme Chançard, très an courant des mœurs de l'époque, très
persuadée par suite que donner suffit, que la manière de faire
l'aumône est une question de détail, puérile en matière de charité,
conçut et exécuta le projet d'offrir à ses concitoyens une fête de
charité au profit des seize orphelins dont chacun s'entretenait en
ville.
Le précepte évangélique de la charité implique non seulement
le don mais l'amour; or, comment admettre que ceux qui s'amusent
au profit des malheureux les secourent parce qu'ils compatissent
,1 leurs douleurs, parce qu'ils les aiment. Hélas! leur charité est
nu égoïsme, rien de plus...
La belle M"»'' Chançaid lança plus de cinq cents invitations
ainsi conçues :
(. Monsieur et madame Chançard donneront le quatorze de ce
mois un grand bal dans leur hôtel du Jardin royal, et vous prient
■ le leur faire l'honneur d'y assister.
( Une quête aura lieu pour les pauvres orphelins de la rue
ludaïque, en vu& desquels cette fêle est donnée.
. Bordeaux, 6 avril 1896. .
Couturières et marchandes de modes ne dormirent ni jour, ni
nuit, pendant les quinze jours qui précédèrent le bal. Plusieurs
femmes firent remonter leurs diamants, beaucoup d'autres contrac-
tèrent des dettes pour orner leurs bras, ou leur cou; — les orphe-
lins s'effacèrent derrière ces apprêts mondains, et si personne ne
s'avoua qu'on leur devait le plaisir inespéré d'une fête hors ligne,
il est certain, pourtant, qu'onleur sut gré de l'avoir pi'ovoquee.
32
L OUVRIER
Le bal eut lieu, ce fut une merveille de luxe et d'entrain.
M'"'' Chançard en robe de drap d'or, couronnée de perles, de bril-
lants et de rubis, partageait ses auiabililés enirc ses invités et son
mari dont elle tenait â reculer le plus possible la crise d'hébétude
alcoolique journalière. Chacune de ses invitées l'admirait ou
l'enviait, tous s'inclinaient fascinés et ra\is sous son sceptre d'or :
elle ne se possédait pas de joie, elle exultait !
On dansa fraiement d'abord, follement ensuite!
On soupa par petites tables, deux à deux, et l'on but sans
roriipterl
Les parquets cirés à glace de l'hôtel Chançard frémirent sous
les trépignements cadencés des danseurs au son de l'orchestre
t'mprunté au Grand-Théâtre; le choc des verres et les détonations
des bouchons de Champagne scandèrent les éclats de rire et les
joyeux propos.
" » Dansez, dansez, jeunes gens, dansez, jeunes filles, laissez-vous
emporter dans le tourbillon de la valse, jeunes mères, encore,
encore, ne vous lassez pas, c'est pour vêtir les orphelins I
.\.sseyez-vous à ces tables chargées des mets les plus rares et les
plus chers; mangez le sterlet du Volga, la bosse du bison, les
Iruffes du Périgord, les fruits des Antilles, c'est pour nourrir les
orphelins! Buvez le vin qui réchauffe, réjouit et enivre, buvez-le
il pleins bords, chaque coupe vaut bien vingt francs. Buvez, buvez
encore, au nom de la charité, c'est pour les orphelins ! »
Ainsi s'écoula la nuit entière; le cotillon fut un délire qui ne
s'acheva qu'au grand jour. . .
En rentrantchéz eux. les danseurs, dévisagés par le soleil levant,
étaient horribles, hideux comme des êtres qui viennent d'accom-
plir une mauvaise action, comme ceux qui ont trafiqué des choses
saintes, comme ceux qui ont abrité hypocritement la satisfaction
de leurs plaisirs et de leurs plus vulgaires appélils sous le voile de
ia charité.
Des ouvriers se rendant à leur travail croisèrent quelques voi-
lures ramenant chez eux ces « danseurs pour orphelins » ! Ils s'indi-
gnèrent, jetèrent de la boue sur eux, les insultèrent dans leur lan-
gage énergique, peu s'en fallut qu'ils ne les arrachassent de leurs
coussins soyeux, pour les jeter au ruisseau.
L'un d'eux s'écria :
— C'est nous faire injure que de nous secourir ainsi en vous
gorgeant de victuailles et de plaisir, c'est nous offenser que d'-
nous donner, sans pitié et sans amour ;. aussi, il n'y a aucune
reconnaissance pour vous dans nos cœurs.
La quête fut relativement modeste, on en remit le montant h
M. le maire; tous les journaux delà ville et du département en
proclamèrent le chiffre, en rendant un compte minutieux de la
somptueuse fête de charité, offerte aux Bordelais par la ravissante
M™'' Chançard. dont la beauté, la grâce, la dislinctioii, l'élégance
et l'amour des pauvres étaient sans pairs.
Des seize petits orphelins on ne parla plus
Il semble vraiment impossible que des chrétiens puissent à ce
point perdre le sens vrai de la charité et se laissent dominer par
des usages qui relèvent plus du paganisme que de la civilisation
chrétienne; cependant ils en sont là. au temps où nous vivons, el.
il faut le reconnaître, parce que reconnaître l'existence d'un mal.
c'est faire un premier pas pour le guérir.
.Sr;is.mo:*d rioxoiux.
AMUSEMENTS SCIENTIFIQUES
l'ROBLE.MKS
Commencez par cacher la moitié inférieure de la vignette, sans
la regarder, si vous ne voulez pas vous priver du plaisir de cher-
cher la solution du problème que nous allons vous proposer.
Pour cet amusement il vous faudra les objets suivants, doni
nous indiquerons les dimensions approximatives qui peuvent
varier, on le comprendra :
1° (Jualre petits morceaux de règle d'écolier, longs, chacun, de
5 centimètres;
2" Une planchette carrée de six cenlimclres de côté, ou un
morceau de carton de celle dimension ;
> Quatre petites bandes de fer-blanc; longueur 5 cenliméli-es
el demi, largeur do 11 à 8 millimètres, que vous taillerez dans
un morceau de vieille boîte de coiisei'ves;
i'> Une de ces petites marmites en terre de trois centimètres
de diamètre (n" 2 de la vignette) qui font partie.des j«rHaf/ft« dans
les jouets d'enfants, el qui vous eoi'itera dix centimes.
Aux quatre angles de la planchette carrée P (ii" 1) fixez ver-
ticalement les quatre morceaux de règle n. h. c. il. soit en les
I louant ou en les cûUaut. soilen les terminant, dans le bas.
pur des petites chevilles qui se pl.mteront dans des trous prati-
qués aux quatre angles de la planchette. Au milieu de celle-ci.
disposez, si vous voulez, un petit las de cendres agglomérées au
moyen de gomme arabique, au milieu desquelles brilleront (|uel-
ques morceaux <ie clinquaiU qui ropiésealeront un feu allumé.
Le problème à résoudre est celui-ci : Comment placerez-vous,
au-dessus du feu, la petite marmite, étant donné que la longueur
X- des quatre lames de fer-blanc //// (n"3). qui devront la" sup-
porter, est moindre que la distance qui sépare l'un de l'autre les
morceaux de règle /t et c. b et d, ou, en d'autres termes, que es
lames sont plus iourtes que la diagonale du carre ahrd
(no .3) ; étant donné aussi que le diamètre di delà petite raarmiie
est plus petit que les côtés du carré formé parles réglettes n, h. c.i/.
comme le montre le plan dessiné au n" 3 de la vignette:'
La solution est indiquée au n° 4 : les petites bandes /(// su
disposent de manière à ne reposer sur les réglettes que par une
seule de leurs extrémités, tandis que, de l'autre, elles s'enchevê-
trent ensemble en se soutenant l'une à l'autre, et cela avec d'au-
tant plus de stabilité qu'elles sont chargées d'un léger poids : tel
le pot-au-feu que l'on voit au numéro 5 de la vignette.
Ne manquez pas de serrer réglettes, lames de fer-blanc, plan-
chette avec son feu allumé, et petite marmite, dans une boîte en
carton qui ira augmenter votre collection de petites curiosités
amusantes ou instructives.
Si vous ne craignez pas la casse, répétez l'expérience à table,
en remplaçant les réglettes par quatre bouteilles, les lames de fer-
blanc par quatre couteaux, et la petite marmite de deux sous
par la soupière remplie de potage..., mais tout cela à vos ris-
ques et périls, bien entendu !
Noia — Le principe de ceUe récréation n'est pas nouveau; parmi toutes les variaotes
qui en ont été décrites dans les recueils anciens ou récents de récréations mathcmati'jiirs,
nous avons donné la prétéreDce à celle du petit pot-au-feu que l'on peut aussi trouver
avec ses accessoires tout Réparés chez les marchands de jouets.
{Tons droits réservés.)
M.40US.
VIENT DE PARAITRE
CHAPUZOT A MADAGASCAR
JEAIV OEIAULF
Illustrations de DRANER et TIRET-BOGNET.
COUVERTURE EN COULEUR
1 ImiI volume in- 1 2 3 francs.
Emoi /iuiu\' eiihlre 3 fr.incs en mandat-poste ou limlirc;
tVaiiçai^. .1 r;idr(;>sc de i\\. IIknri GAUTIER, éditeur, ss. MU.ii
des Cjrands-.Auguslins, à Paris.
Le Diriclt
ni : lltNRI GALIlim. — Sr,
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TRIRTE-SIXIEME AHKES. - IS lai IMI.
L'OUVRIER
Joiipnal illustré paraissant le ]%Iei*ei*edi et le Siamedi
ABONNEMENT D'UN AN :
(104 numéros)
France, Algérie et Belgique :
6 francs.
DIRECTION ET ADMINISTRATION :
LIBRAIRIE BLÉRIOT, HENRI GAUTIER, scccesselr,
Sd, quai des Grrands-Augustins, Paris.
ABONNEMENT D'UN AN
(104 numéros)
Colonies et Étranger (sauf la
Belgique) : 7 francs.
LES VOLEURS D'ORj par georges le faure
— Voilà votre valise, dit-cUe bruaquement. (Voir page 34.)
84
L'OUVRIER
SOMMAIRE: Les Voleurs d'or. '■■r Cporgts U Fanrp. — Un Aîaul de Ctaapu-
zot. v»r J.au Draull. — Chronique, par Oscar lUvard. — Kecett!>3 de la
semaine.
LES VOLEURS D'OR'
PAR
GEORGES LE FAURE
ou JOHS STOCK SS REVELE HADILE DIPLOMATB
n y avnit huit jours que ces évoncmenls s'étaient passés et, à
Mafcliiiig, lord Coniallelt atlcndail, dans une siliinlion assez
enibanossce, le résiilliil du coinrier qu'il avait expédié au Cap
pour y naii'cr le vol dont il nvail été victime, et demander de
nouveaux fonds, lorsqu'un malin, le garçon d'hôtel vint lui annon-
cer qu un visileur l'nltcndait dans le room.
Le lord terminait son courrier et, sans lever la tête, il
répondit :
— Disqu'on revienne... Je n'ai pas le temps pour le moment...
— La personne a bien insi.sté pour que vous la receviez tout de
suite, car elle va rcpreudre le coach de Joliannesbui-g dans une
denii-licurc. ..
Mais, déi idémcnt, l'Anglais n'était pas de bonne humeur ce
matin-là, car il grommela :
— Ah 1 qu'il refirenne tous les coachs qu'il lui plaira..., mais
laisse-moi finir ma lettre...
Legnri;on ne s'en allait cependant pas; il ajouta:
— La fenime a dit comme ça qu'elle rapportait quelque chose
que vous aviez perdu...
II ne put achever la phrase; repoussant la tahle si brusquement
que l'encrier roula surle |il.ineher, lord Cornalletts'étail élancé, et,
comme le garçon masquait la porto, il l'empoigna par les épaules,
le fil tournoyer sur lui-mcme, s'élança hors de la pièce, enfila le
couloir, drgiiiiyola l'escalier et se précipita dans le room où, au
bruit que lit celle enirce, une femme, le front appuyé àla vitre de
la croisée, se relonrna...
— La pelile-fille d'oom Prétoriusl balbutia-t-il en tendant les
mains vers elle.
C'était en effet la jeune Boer; la léle enveloppée d'un foulard
dont les pninies se nouaient soiis son menton, elle élait enveloppée
dans uii grnnd niaulcau de drap grossier qui ne laissait passer
que l'exlréniitc des gros souliers qui la chaussaient.
Sou vi.sngc avait un peu pâli, et ses grands j'eux se cernaient
d'une tache s'étalant jusqu'aux pommettes, qui trahissait de
longues insomnies, comme les paupières rougies trahissaient les
larmes fréqneminent versées.
— Voila votre valise, dit-elle brusquement, en sortant de
dessous son manteau l'objet qu'elle tendit à l'Anglais...
Celui-ci fil presque un bond et, pour ainsi dire, arracha la valise
des mains de la jeune fille...
— C'est elle, c'est bien elle! murmura-t-il en la tournant et
retournant en tous sens, l'examinant minutieusement comme s'il
eût crainl une subslilulion.
Et son conlenlement était si grand qu'il ne songeait pas à en
vérifier le contenu...
— Le graud-père a dit que vous regardiez devant moi si tout
y est bien...
Lord Cornallett se frappa le front, surpris de n'avoir pas
encore songé à cela; d'un trousseau pendu à une grosse chaîne
d'argent, dont l'une des extrémités était fixée n un bouton de son
pantalon, il délacha une petite rlé avec laquelle il ouvrit la
serrure à combinaison delà valise et l'i, ?ur la table même du room,
étala les valeurs, les chèques, 'esbanhnotes, falsaTità tiautevoix des
additions et ponctuant d'un : « C'est bien ça > , plein de satisfaction.
— Le coMiple y est ? demanda la jeune fille, qïii avait suivi tout
ce jeu d'un air visiblement angoisséj et dont les traits maintenant
étaient détendus.
— Oui. ...oui, tout y est ; merci, ma'bonne fille, mais où était-
elle?
— Dans notre cour... cachée sous le fumier... C'estun Cafre qui
l'a découverte hier... et alors le vieux m'a fait prendre tout desuite
le coach pour vous l'apporlcr...
— Ce nélaitdonc pas (iuillaume? interrogea l'Anglais...
Dans ksyeux bleus de lajeune fille, une IJamme brilla, flamme
de colère, lundis que ses joues s'empourpraient de honle.
— Vous l'avez donc cru aussi, vous, monsieur ï fit-elle d'une
voix indignrc.
— Los appirences étaient contre lui... et puis, pourquoi n'a-t-il
pas voulu expliquer...
■Williemine haussa les épaules, soupirant:
— Qui sail ?
1. Voir l'Ouvrier du S mal 1896
Lord Cornallett rangeait méthodiquement ses papiers . il
d .manda dune voix indifférente :
— Vous ne l'avez pas revu depuis ?...
— Non.,, mais je supposais qu'il avait pris le coach avec
vous?
-^ C'est vrai... mais je l'ai perdu de vue, une fois arrivé
ici; j'avais, comme bien vous pensez, autre chose à. faire que de
m'ocouper de lui.
— C'est vrai..,, dit-elle très placidement..., portez-vous bien,
monsieur.
lillo. se dirigeait vers la porte, lorsque celle-ci s'ouvrit, livrant
pass.ige à John Stuck, que suivailGuillaume Brey.
— Guillaume 1 s'exclama-l-elle en courant vers lui, les bras
tendus...
Lui aussi fit un pas en avant comme pour la recevoir sur sa
poitrine; mais, aussitôt, il s'arrêta et détourna son visage, subite-
ment blôme.
— Qu'as-tn donc? interrogea-t-elle, interloquée, n'es-tu pas
content de me voir?
— J'eusse proféré ne te revoir jamais...
Comprenant qu'il faisait allusion A l'accusation portée contre
lui par son grand-père, la jeune Qlle s'écria :
— Maison l'a retrouvée! Tiens! regarde, la voilà...
lit elle montrait la table, où se voyait encore la valise dont lord
Cornallell tenait solidement les deux courroies de cuir, comme s'il
eût craint que le voleur présumé ne voulût s'en emparer de nou-
veau...
— Ah ! fil simplement Guillaume, dont le visage s'était figé dans
une impassibilité glaciale...
Et son regard clieichait celui de John Stuck, mais sans pouvoir
le rencontrer; notre homme, en effet, dès qu'il avnit aperçu, en
entrant, la fille du vieux lioer, avait eu grand'peine à dissimuler
sa mauvaise humeur, et ses yeux — mus comme par un instinct
— s'étaient aussitôt arrêtés sur la valise.
— Diable! songea-t-il, voilà qui va déranger mes combinai-
sons...
Et durant les quelques paroles échangées, comme on a vu plus
haut, entre le frère et la sœur, il avait cherché dans sa tête un
moyen de parer le coup que recevaient là, à l'improviste, ses com-
binaisons tortueuses...
— Le vieux Prétoriusdoit être bien désolé d'avoir suspecté Guil-
laume, insinua-t-il d'une voix pleine de commisération...
— Suspecté? répéta le jeune homme d'une voix sourde; dites,
accusé... chassé!...
Et serrant les poings :
— Olil gronda-t-il, jamais je n'oublierai... je ne pardonnerai...
Wilhemine joignit les mains.
— Dieu ordonne le pardon des offenses, mon frère, supplia-
t-elle...
Mais lui, secouant les épaules, ne répondit pas.
— Dieu est Dieu, dit alors John Stuck avec la gravité d'un
clergyman prêchant ses ouailles, c'est-à-dire l'EIre parfait par
excellence; mais un homme ne peut atteindre un semblable degré
de perfeclion et Guillaume a été insulté dans ce qu'il pouvait avoir
de plus cher au monde...
Les sourcils du jeune homme se fronçaient plus violemment
encore, tandis qu'un éclair de colère illuminail ses prunelles bleues.
— Vous avez raison, John, dit-il avec une fermeté qui tiahis-
sait une résolution définitivement prise; d'ailleurs, je voudrais que
je ne pourrais pas : c'est plus fort que moi...
— Alors... demanda Iristement Wilhemine dont les paupières se
gonflaient de larmes, je pars seule?. ..
Elle lui avait pris la main, comme pour tenter de l'emmener;
mais il se dégagea d'im geste brusque et dit :
— J'ai secoué sur le seuil de F(;rme Elisabeth la poussière de
mes bolles, et il faudra que bien du temps se passe avant que je
retourne là-bas...
Désolée, elle gagnait la porle, lorsque, la rappelant, lord
Cornalli'll demanda ;
— El... ma (ille..., ne partez pas au moins sans me donner de
ses nouvelles?...
Les regards de John Stuck se coulèrent vers Guillaume
dont les pommettes s'étaient aussitôt empourprées tandis que ses
yeux se fixaient à terre...
— Miss Edwidge se porte presque bien, répondit Wilhemine;
ainsi qu'on vous l'a écrit, elle commence à se lever et sera en
mesure de vous suivre quand vous repasserez..., mais elle tousse
toujours un peu...
Un pli se creusa au front du lord, qui murmura :
— Comme sa mère!...
Puis, tout haut, caressant d'un geste machinal sa valise :
— Annoncezà miss Edwidge que je partirai d'ici dans quarante-
huit heures et que je ferai délourner le conch pour l'aller prendre
à Ferme lilisabelli; présentez mes amiliés à M. I5rey et recevez
toutes mes graliludes...
Depuis que le nom de miss Cornallett avnit été prononcé,
l'atlilude de Guillaume avait changé; il semblait que la l'igidilé
du Jeune homme se fût soudainement fondue; ses regards avaient
L'OUVRIER
35
perdu leur fixité mauvaise, et, sur son visage, se reflétait une visible
indécision.
— Alors, Guillaume..., murmura Wilhemine en se tournant de
nouveau vers lui pour faire une nouvelle lenlntive.
— Soyez homme, que diable! lui souffla à l'oreille John Sluck,
et si vous devez rentrer, au moins (losez vos conditions...
Comme son frère n'avait pas r('|iouclii, la jeinie fillo demanda :
— Ne dirai-je rien de ta part au grand-père?
— Rien, lit-il laconiquement en se dèlournant et en marchant
d'un pas raide vers l'embrasure de la fenêtre où il se tint droit, le
visage collé aux vitres, redoutant sans doute de céder devant les
regards suppliants de sa stpur.
" Cullo-ci poussa un soupir et, les mains sur ses yeux, sortit.
— C'est tout de même bien extraordinaire, nuiriuura lord Cor-
nallclt en frappant sur sa valise, sans compter qu'on n'a même pas
tenté de l'ouvrir ; regardez, la serrure est intacte.
Puis, passant à un autre ordre d'idées, il ajouta, désignant d'mi
hochement de tète le jeune homme, tellement absorbé dans ses
pensées qu'il paraissait avoir oublii; la présence des deux individus :
— Eli bien! avez-vous du nouveau?
— Pas encore... mais votre départ va me servir pour le déci-
der... D'ailleurs, vous voyez..., je venais vous trouver pour savoir
ce que serait ma part... au cas où l'affaire se ferait...
Lord Cornallet regarda avec surprise son inlerloculeur.
— Dites donc, maître Sluck, fit-il, 11 me semble que vous vous
oubliez un peu...
— Vous voulez dire, milordjplaisantal'agent de la «Chartred •,
que je ne m'oublie pas! Vous avouerez que cela est assez naturel;
si je ne pensais pas à mes intérêts, qui donc y penserait?...
— Mais vous êtes appointé par la com[iagnie...
— Comme vous-mèiue, milord; ce qui ne vous empêche pas
d'être intéressé dans toutes les combinaisons que vous lui pro-
posez et qu'elle accepte... Pourquoi n'en serait-il pas de même pour
moi? ..
Lord Cornallett caressait ses favoris d'un air pensif, hésitant à
accéder aux exigences de son interlocuteur; puis, enfin, se déci-
dant :
— Soit donc... par quart, alors?
— Non, par tiers. Ah ! c'est à prendre ou il laisser: il y a des
risques, et, quoiqu'on s'accorde fi décini-cr que mn peau ne vaut pas
graud'cliose, cependant, j'y tiens assez, et comme dans l'opération
en question, je la compromets, il est tout naturel que je fasse
payer les risques.
Le lord dissimula imparfaitement une grimace.
— Voyons, est-ce dit? demanda John Stuck, si ça va, je vous
donnerai un renseignement qui ne manquera pas de vous inté-
resser, et dont vous pourrez tirer profil.
Il y avait dnns la voix de Stuck une intonation si mystérieuse,
et l'éclair qui luisait dans son regard donnait aux paroles qu'il
venait de prononcer une couleur si alléchante, que lord Cornal-
leltj se décidant soudain :
— Soit, dit-il, c'est affaire conclue.
Et il lendit la main, dans laquelle l'autre laissa tomber la
sienne.
— Maintenant, ajouta-t-il, je vousiaisse; celte valise retrouvée
change tous mes projets : je vais télégraphier au Cap, et me rendre
chez le chef de la trésorerie; après quoi, j'irai retenir une place au
coach qui part après-demain... et je reviendrai ici...
— Allez donc, fil John Stuck avec un sourire satisfait, et, à
votre retour, j'espère avoir une bonne nouvelle à vous annoncer.
Le lord une fois parti, son compagnon s'approcha de Guillaume,
toujours silencieux et immobile dans l'embrasure de la fenêtre, et,
lui frappant amicalement sur l'épaule :
— Eh bien!... demanda-t-il, avez-vous réfléchi?
— A quoi? interrogea le jeune homme qui paraissait sortir d'un
profond sommeil.
— Comment! à quoi? s'exclama l'aulre avec un feint enjoue-
ment, mais t tout ce que nous avons dit depuis huit Jours.
Un pli profond se creusa au front du jeune homme et il
sembla qu'un voile eût soudainement assombri ses traits.
— Oui, balbulia-l-il, vous avez raison... mais c'est mal, ce
que vous me demandez... Il me semble que c'est une trahison...
John Stuch réprima un mouvemenl d'impatience, et, avec une
surprise admirablement bien jouée ;
— Que le diable m'emporte, s'exclama-l-il, si je vois
Ih-dcdans la moindre trahison! d'abord, une partie de Ferme
Elisabeth est à vous, donc vous avez bien le droit d'en faire l'usage
que bon vous semble...
— Je sais bien, mais oom Prétorius a toujours été le maître.
— Assurément, et c'est ce qu'il y a de regrettable; autrement,
vous seriez peut-être millionnaire aujourd'hui.
Comme le jeune homme avait un haussement d'épaules
d'indifférence:
— El les millions, vous savez, ça facilite bien des choses.
Il avait dit cela d'un ton singulier, en snnliguanl les mots avec
une intention tellement évidente, que Guillaume Urey releva la
télé elle regarda iulerrogalivcmcnl.
— Allons... allons, plaisanta John Stuck d'un air bon enfant,
ne faites pas l'innocent, et songez que miss Cornallett ne vous
laisse pas indifférent.
L'aulre devint tout rouge cl baissa les paupières.
— A propos de quoi, demanda-l-il à voix basse, me parlez-
vous do celte jeune fille?
— C'esl que, de|iuis huit jours, sans vous en apercevoir, vous
ne faites que me parler d'elle, et parce que j'ai conséquemmeut
supposé...
— Eli bien I vous avez mal supposé, voilà tout, riposta brus-
quement Il Boer.
Le visage de John Sluck s'épanouit et avec une cordialité
admirablement feinte:
— Alors, c'est tant mieux, car, vrai, mon cher Guillaume, je
vous porte de l'intérêt ; mais oui, ça parait vous surprcmlie, et
cependant, vous m'avez sauvé la vie, car, sans vous, ce concli du
diable se brisait. Ah! je sais bien que ce que vous en avtz fait
n'est pas pour moi, niais, enfin, j'en ai profité tout de même, et je
vous suis reconnnissant de m'avoir conservé ma [leau. Eh bien!
voyez-vous, ça me faisait quelque chose de vous voir engagé sur
celle route-là...
— Mais puisque je vous répèle...
— C'esl convenu et je vous crois : aussi je ne vous parle que
de ce que je croyais il tort, cl c'eût été vraiment pour vous uu
malheur que d'être amoureux <riino fille aussi riclic que miss
Cornallett... car c'est là un fruit doré qui n'est pas destiné il être
croqué par les dents d'un fermier boer.
Les joues du jeune homme blêmirent légèrement, et sans se
rendre compte qu'il donnait raison aux suppositions de son iuter»
locuteur :
— Ferme Elisabeth vaut de l'argent, répliqun-t-il.
— Penh! avec Ions ses arpents de terre, ses troupeaux de
moutons et de bœufs, Ferme Elisabeth n'aaucune valeur, comparée
à la fortune de lord llornallelt.
Et lui frappant à nouveau sur l'épaule, il ajouta:
— Non, je vous l'ai dit et je vous le ré[ièle. c'est sous le sol et
non dessus que se trouve la richesse de Ferme ElisabL-lh.
Comme l'autre ne répondait rien, l'Anglais poursuivit :
— Parbleu! si ces terres incultes, que vous ne proiicz môme
pas la peine de défricher avec la charrue, élaicnl évenirccs par la
pelle et la pioche, et si l'on transformait ces maigres pAturiigcs
en daims, ce serait une autre alTaire, cl le propriélaire de
Ferme Elisabeth pourrait en quelques mois rérolLer une fortune
qui le mettrait de pair avec les plus riches du Raml.
— l'erme Elisnbelli appartient au vieux Prétorius...
— P^is euliôrement ; il y en a w\g pnrtie à voti'e cousine et à
vous; mainlenanl, s'il vous convient d'être chassé comme un voleur
d'un bien qui est vôtre, ça vous regarde!
— Un voleur! répéta Guillaume en serrant les poings... Mais
puisque la valise a été retrouvée...
— D'accord... mais rien ne prouve aux gens des environs, à
ceux même employés à la ferme que fa valise n'avait pas clé cachée
par vous dans le fumier pour être repflse qVielquos jours [dus lard.
Notez que je parle de ce que pourront penser les antres; car pour
moi, mon opinion était faite dès le premier nrtomciil, comme vous
l'a prouvé d'ailleurs mon altitude amicale vis-A-vis de vous.
Le raisonnement était d'une apparence Icllemenl logique que le
jeune homme ne trouva rien à répondre: il se cou tenta de murmurer:
— C'est vrai, monsieur Stuck, vous vous êtes conduil i mon
égard comme un véritable ami...
— Pardieu ! je ne puis prétendre qu'il y eût là, tout d'abord", rien
qui vous fût personnel! s'exclama 1 Anglais avec un bel accent de
franchise; non, vous avez bénéficié tout simplement de mon
tempérament qui me rend odieuse lonte injustice... Or l'accusa-
tion portée contre vous par le vieux Prétorius était lellemeut mon-
strueuse... en dépit de la vraiseinl)lunce...
S'intcrrompaul tout à coup, il demanda sur un ton de pater-
nelle confidence :
— Mais, voyons..., pourquoi n'avcz-vous pas voulu répondre
quand le vieux vous a demandé le motif pour lequel vous éliez
sorti de l'écurie?...
Le visage de Guillaume s'empourpra et il balbutia:
— Le sais-je?... J'avais un fort mal de lêle qui m'empêchait de
dormir; en outre, la lutte qu'il m'avait fallu sunicnir près d'une
heure durant, contre les mules du coach, m'avait niis'los nerfs à
fleur de peau... lire f, j'avais besoin de sortir, de marcher, de
prendre l'nir...
John Stuck hocha la tête et, faisant la grimace :
— Malhenreusemenl, dit-il, tout cela ou rien, c'esl la même
chose lorsqu'il s'agil de se défendre d'une acrusallon semblable...
Ah! lorsqu'on peut donner une explication de sa conduite,
quelque raison majeure, une de ces raisons qui conduisent les
hommes comme des pelils enfants et les foui agir, dans In vie,
pour ainsi dire inrousciemment, pnr exemple uu de ces senlimcnls
impérieux qui vous dominent, vous asservissent, vous ponssenl en
avant sans (pi'il voussuil possible de tenter la moindn' résistance..,
je comprendrais, ou du moins votre prami-père ciit compris...
I Mais quoi! un mal de lèto, le besoin de délendic vos nerfs... pas
1 sérieux, ça, mon pauvre ami...
«j ■
36
L'OUVRIER
Et John Stiick, frottant une allumette le long de sa cuisse,
enflamma méticuleusemenl l'extrémité du cigare qu'il avait sorti
d'un élégant étui en cuir d'hippopotame...
Puis il poussa un soupir comique et dit encore :
— Savez-vous qu'on a vu des romans commencer ainsi ?
— Ainsi?... comment l'entendez-vous?... de quoi voulez-vous
parler? interrogea Guillaume un peu inquiet et rougissant déjà.
— Comme l'affaire du Saut du diable... Une jeune fille est en
danger de mort... un jeune homme la sauve, ils s'aiment et ils
s'épousent...
— Une telle chose se pourrait I s'exclama le Boer involontaire-
ment.
— Quelquefois... répondit négligemment John Stuck, lorsqu'il
n'existe pas une trop grande disproportion de fortune... car les
femmes aiment les gens courageux et vous avez fait preuve, en
cette aventure, d'un courage étonnant en même temps que d'une
rare habileté...
De rougissant qu'il était, Guillaume devint tout pâle et balbutia :
— Croyez-vous donc... î
Il s'arrêta net sentant qu'il allait trahir son secret ; mais
l'autre, comme comprenant à demi-mots, répondit :
— On a vu des choses plus surprenantes que celle-là.
Et, profitant du trouble que ces mots venaient de jeter dans
l'esprit de son interlocuteur, l'Anglais poursuivit, penché vers lui,
plongeant dans les yeux l'acuité de son regard :
— Allons donc, mon cher, un peu de nerfs : il y va du bon-
heur de votre vie I Songez qu'il ne s'agit pas de dépouiller votre
grand-père... mais de réclamer seulement votre bien, en lui fai-
sant gagner à lui-même une fortune considérable ; d'ailleurs,
lorsque le partage aura lieu, il sera toujours libre d'agir à sa
fantaisie et de conserver ses pâturages s'il ne lui convient pas de
fouiller le terrain...
Cependant l'indécision du jeune homme persistait.
— Bref, vous avez à voir ce que vous voulez faire ; d'un côté,
vous avez un homme qui vous a insulté, chassé, déshonoré; de
l'autre, une jeune flUe que vous aimez, ne mentez pas, tous l'aimez,
qui, peut-être, de son côté pense à vous, et que vous avez le
droit de chercher à épouser.
La tête entre ses mains, Guillaume murmurait :
— Ahl si j'étais sur... si j'étais sur...
Ces mots trahissaient trop manifestement la faiblesse du Boer
pour que John Stuck ne se sentit pas encouragé.
— Ausurplus, pour l'instant, il ne s'agiraitque de s'assurer que les
terrains de Ferme Elisabeth contiennent de l'or... car il pour-
rait fort bien se faire qu'il n'y en eût pas une parcelle... ou si
peu...
Guillaume releva la tête.
— Tous les terrains du district en contiennent I s'exclama-t-il.
— D'accord ; mais on a constaté souvent des interruptions dans
les filons et il n'y aurait rien d'étonnant...
Le jeune Boer saisit la main de son interlocuteur et d'une voix
sourde :
— Moi, je vous dis qu'il y en a... de l'or... et beaucoup... et si
je vous le dis, c'est parce que je le sais...
John Stuck ne put retenir un brusque mouvement.
— Vous le savez I... sûrement?...
— Je suis allé l'an passé à Johannesburg'; j'ai entendu parler
les gens, et la curiosité m'est venue de m'assurer si, nous aussi,
nous avions un sol aurifère; alors, sans en rien dire à oom
Prétorius, j'ai pris des cailloux, je les ai broyés, lavés, et il m'a
semblé...
John Stuck ne le laissa pas achever.
— Et vous hésiteriez, s'écria-t-il, lorsque vous avez la certitude
de devenir riche, immensément riche!... lorsque vous n'avez qu'à
étendre le bras pour mettre la main sur le bonheur, vous recule-
riez... Ce serait de la folie!
Le bonheur dont il faisait luire le mirage aux yeux du jeune
homme combattait bien plus que la possibilité d'une fortune colos-
sale en faveur des projets de John Stuck, qui suivait sur le visage
de son interlocuteur les phases du combat qui se livrait en lui...
— Soit donc, dit enfin Guillaume Brey, après un assez long
silence; mais que oom Prétorius n'en sache rien.
Le lendemain, à l'aube, on partit, en compagnie de lord Cor-
nallett, qui avait avancé son voyage de vingt-quatre heures pour
assister en personne à l'opération ; seulement, au lieu de prendre
le coach, les voyageurs avaient loué un cape-cart, sorte de dog-
cart qu'une toile préserve de la pluie et du soleil, et qui leur offrait
l'avantage de leur permettre de s'arrêter quand bon leur semble-
rait, surtout de suivre l'itinéraire qui leur plairait.
Or, il leur fallait faire un long détour pour arriver, à la nnil.
à l'endroit qu'avait désigné Guillaume Brey comme celui où il
s'était livré, l'année précédente, à la « prospection » ; c'est ainsi
que se nomme la recherche des terrains qui contiennent de l'or;
il y a même au Transvaal une certaine quantité de gens qui pren-
nent le nom de prospecteurs, et dontl'unique fonction consiste à se
livrera cette recherche; c'est à cette classe de gens qu'appartenait
John Stuck et, comme il avait fait montre, en plusieurs occasions,
d'un flair extraordinaire, il s'était acquis une réputation grâce à
laquelle il avait l'honneur de voir son portrait imprimé dans les
journaux illustrés.
C'était même grâce à cette circonstance que, dès son entrée
dans la ferme, le vieux Prétorius Brey l'avaitreconnu quelques jours
auparavant.
Or, comme précisément cet endroit se trouvait non loin du
chemin que devait suivre lord Cornallett en quittant la demeure
du Boer pour traverser la rivière Vaal. il avait été convenu qu'il
les y conduirait d'abord, puis irait prendre sa fille et les retrouve-
rait à son retour, lequel devait s'effectuer au milieu de la nuit.
A la tombée du jour donc, il les déposa sur la lisière d'un petit
bois et, après avoir déchargé les quelques ustensiles indispensables
à leur opération et dont ils avaient eu soin de se prémunir, à
Mafeking, le lord fouetta ses chevaux et prit le chemin de la
ferme.
— Si nous proOtions des quelques instants de lumière pour
reconnaître la place, proposa John Stuck...
— Non, fit Guillaume, parlant tout bas, comme s'il eût redouté
quelque oreille aux écoutes, attendons qu'il fasse noir: je connais
l'endroit et, avec la lanterne, nous travaillerons aussi sûrement que
s'il faisait soleil...
11 ajouta :
— Il an-ive souvent qu'oom Prétorius rentre tard de ses tour
nées et il se pourrait qu'il passât par ici...
Rongeant son frein, maugréant en lui-même contre la pusilla-
nimité de son compagnon, John Stuck, assis à terre, dans les hautes
herbes, vérifiait si, dans la précipitation de son départ, lord Cor-
nallett n'avait oublié aucun des ustensiles qui lui étaient néces-
saires ; une pioche pour attaquer le sol, une hachette pour con-
casser les quartiers de rocs, un marteau-pilon pour pulvériser les
morceaux rocheux, un linge épais formant tamis et un tonnelet
rempli d'eau.
On attendit durant une heure; puis, enfin, lorsque le crépuscule
se fut entièrement fondu dans la nuit, il alluma la lanterne et, por-
tant une partie de l'outillage, tandis que Guillaume Brey se char-
geait du tonnelet, ils se dirigèrent, à la clarté de la lanterne, vers
une petite colline, à cinq cents mètres de là, au pied de laquelle
il y avait un amoncellement de pierres, tirées d'un trou creusé à
peu de profondeur.
— C'est icil dit laconiquement le Boer.
La lanterne posée sur le tonnelet, il se mit, sur l'ordre de Jobn
Stuck, à attaquer le sol à coups de pioche, tandis que, au fur et à
mesure qu'il détachait un bloc, son compagnon, avec sa hachette,
le disloquait en moindres morceaux qu'il examinait les uns après
les autres avec une minutieuse attention.
Ils travaillaient ainsi depuis une demi-heure, lorsque, brus-
quement :
— Halte I dit-il, en voilà assez...
Il avait mis de côté plusieurs fragments, parmi lesquels il en
prit, au hasard, un qu'il plaça sur le tarais pour le réduire en
poudre à l'aide de son marteau ; après quoi la poudre ainsi obtenue
fut placée dans la cuvette de fer-blanc où le Boer se mit à verser
de l'eau, tandis que John Stuck agitait doucement la cuvette,
faisant tomber peu à peu l'eau et la terre qui formaient une
bouillie jaunâtre.
— Il y en a... s'exclama tout à coup l'Anglais en suspendant
l'opération, pour saisir la lanterne dont il projeta les rayons sur le
fond de la ouvelle tout parsemé de parcelles brillantes, voyez... il
y en a beaucoup... plus de trois onces à la tonne...
— Alors?... demanda Guillaume Brey d'une voix tremblante.
— Alors, c'est la fortune... une fortune inespérée!... Vous
n'avez qu'à vouloir et miss Cornallett...
Il n'acheva pas. Un coup de feu éclata et la lanterne qu'il tenait
à la main vola en éclats; en même temps Guillaume, poussant un
gémissement, tomba sur le sol, murmurant :
— Oom Prétorius I
{La suite au prochain numéro.) G. le Faube.
NOTRE CONCOURS DE COLORIAGE
Certains concurrents, ayant le pinceau facile, se disposent sans
doute à nous envoyer déjà leurs compositions. Aussi, croyons-nous
bien faire en leur rappelant dans quelles conditions cet envoi doit
nous être fait :
Les compositions devront nous être expédiées, au plus tard, le
jeudi 28 mai.
Les trois numéros coloriés devront être mis à la poste en un
seul paquet. Chaque concurrent choisira une devise qu'il écrira
sur ses trois compositions et aussi sur une enveloppe. Il cachet-
tera cette enveloppe après y avoir inséré une feuille de papier
indiquant son nom et son adresse.
Le tout devra être adressé à M. Caumery, secrétaire du jury,
bureaux de l'Ouvrier, 35, quai des Grands-Auguslins, à Paris.
Les travaux du jury commenceront le 1" juin.
L'OUVRIER
37
LES VIEUX SOLDATS
UN aïeul de CHAPUZOT'
Par JEAN DRAULT
LE BAPTÈ51E DU FED
Sotts Mauence, 15 novembre 1794,
an m de la République une et indivisible.
Mes chers parents,
Le citoyen Cunctator Baridoine étant
resté à Parts, vu sa peur du froid qui est
intense dans ce pays d'émigrés qu'on
appelle la Prusse, il a bien fallu, pour
que je vous fasse connaître de mes
nouvelles, que je rencontre un citoyen
du civil ou du militaire, susceptible de
tournibouler une lettre sans crever le
papier.
Flamboche, mon grenadier, connaît
bien un adjudant qui se flatte de
connaître l'écriture. Mais la vérité, c'est
qu'au deuxième mot, sa plume passe an
travers du papier et qu'il se met à sacrer
comme un débaptisé, en disant :
— Si je tenais l'aristocrate qui a inventé l'écriture, ie lui ferais
son affaire !
Enfin, avant-hier, nous est
arrivée, au2« bataillon, unesecouée
de recrues. Et dans ces recrues,
j'ai trouvé mon affaire, un jeune
comiuis de marchand mercier de
la rue Montorg-aeil (ci-devant rue
Comtesse-d'Artois), à Paris, etqui
tient la plume comme père et mère.
Aussi, ce conscrit, très intel-
ligent, arrivera peut-être aux plus
hauts grades, surtout si je me
charge avec Flamboche de son
éducation civique et militaire, ce
qui est tout un.
Tout ça, chers parents, pour
vous expliquer que si je vous '
envoie ma deuxième lettre un peu
plus d'un an après la première, ce
n'est pas ma faute.
En pays ami, on a des écrivains
publics qui viennent au camp. En pays ennemi, on n'est visité que
par des canailles de boulets qui renversent la marmite quand
ils ne nous cassent pas une patte.
Comme je vous le disais, notre bataillon a été incorporé à la
74e demi-brigade, avec le 2e bataillon de volontaires de la Cha-
rente-Inférieure et Je 8e bataillon du Jura.
Le bataillon était commandé par le citoyen lieutenanf-polonel
Uaulard, un ancien soldat qui a appris à lire dans l'armée du ci-
devant roi, à ce qu'on se répète, et que la République a trouvé ser-
gent-major. Elle
en a lait un
officier. Il est
chef de brigade
depuis le ler
messidor an II
et commande
la 74e. C'est un
vrai militaireet
qui sait prendre
le soldat.
Les grena-
diers, il leur
flanque des ta-
loches et leur
demande s'ils
ont de quoi
bourrer sa pipe,
à charge de revanche. Ça les flatte.
Les fusiliers, il les tape à coups de
plat de sabre, quand ils travaillent
derrière la colonne. Ça les excite à
passer grenadiers.
Radois, avant d'arriver ici, disait
qu'il ne pouvait plus mettre un pied
devant l'autre et il s'était arrêté dans
i. Voir l'Ouvrier depuis le 2 mai 1S96.
la neige. Le chef de brigade lui :i
appuyé son pistolet d'arron sur le
front et lui a dit :
— Si lune peux plus marcher,
je n'ai que faire de toi et je vais
te fracasser la tète. Si lu peux
encore marcher, tu aimeras mieux
rejoindre ton rang que de mourir.
Et Radois n'a pas marché, il a
couru I
— Veux-tu du tabac? lui a dil
alors le chef de brigade.
— J'aimeraismieux dessouliers,
mon général, que Radois a répondu.
— Pas* dégoûtél... Toute la
6e division est comme toi, que le
citoyen Baulard a répondu.
C'est la vérité vraie, chers pa-
rents, que nous sommes arrivés
sous les murs de Mayence comme
des gens à qui on donnerait deux
liards et un brichon de pain, si tellement que nous aurions fait
pitié.
Des chapeaux mous comme des chiffes, gris, jaunes, pisseux,
des habits déchirés, des culottes crevées par où la chemise aurait
passé. Car c'est encore un bonheur, de ce côtë-là, que nous n'en
aj'ons justement pas, de chemisesl Mais le plus triste, c'était les
souliers. Les deux miens n'avaient plus de semelles. Autrement dil,
j'allais nu-pieds nu-paltes dans la neige, la boue, sur les pierres.
Heureusement que quand j'étais petit, je me suis durci la peau sur
la route d'Auneau en allant ramasser du crottin pour les salades
de papa 1...
C'est que Mayence, c'est loin
d'Auneau, allez!... On en traverse
des villes, des bom'gs, des champs
et des bois.
Nous avons eu déjà des affai-
res, et j'ai reçu le baptême du feu
à Alsenborn, le 18 septembre.
Ça n'a pas été bien heureux.
Xous sommes restés l'arme au
pied depuis le matin, dans un
PL'tit bois. Les feuilles qui étaient
lomhées des arbres faisaient un lit
où on se serait bien couché, si
elles n'avaient pas été mouillées
par la pluie. Six heures, nous
sommes restés les pieds danscette
bouillie. Pas moyen de faire la
soupe. A deux lieues de là. la
12e légère tiraillait en battant en
retraite contre 5,000 hammes qui
lui éhiient tombés sur le dos.
Notre capitaine, le brave Roufignac, grognait dans sa mous-
tai-he. en apprenant que le Prussien avançait.
— Ah! mais! ah! mais!... disait-il. On ne va donc pas marcher
contre cette canaille!... Ils veulent me prendre mes épaulettes et
me faire redevenir caporal, ces ennemis de la République!...
El il est tellement sur que si le successeur du ci-devant roi
revenait au gouvernement, il lui enlèverait son grade, qu'il a appelé
une vivandière qui passait et a payé l'eau-de-vie à toute 'a '■o"ipa-
gnie. pour boire à la santé de
la République une et indivisible
et nous donner du courage pour
la défendre.
Ça a mis tellement en belle
humeur noire sergent Bras-
d'acier, qu'il s'est mis à nous
raconter ses campagnes de
r.\mérique et d'autres endroits.
Je vous les répéterai quand je re-
tournerai à Santeuil; il y a de
quoi faire passer des soirées bien
agréables.
Enlin, nous commencions à
prendre tout de même racine
dans notre petit bois, quand on
nous a fait marcher à l'ennemi,
au secours de la 42e légère.
Mon cœurbattait la chamade.
Radois, le fils du savetier d'.\u-
neau, chantait avecles tambours
pour se donner du cœur; pour-
tant, il avait peur, à ce qu'il me
disait de temps en temps. Ber-
souillon, lui, n'était pasfier. mais
les grenadiers nous surveillaient
du coin de l'œil, ils marchaient
38
L'OUVRIER
au feu comme à la parade et nous envoyaient des plaisanteries tout
à fait déplacées.
Par cNomple, ils nous demandaient si notre soupe avait passé
faeileraent, alors que nous n'avions rien mangé depuis la veille
midi!
Déjà nous apercevions les Prussiens avec leurs casques en
cuivre qui, de loin, ressemblent un peu aux bonnets d'évèqiies, et
le capitaine Roiifignac commandait le pas de charge, quand,
v'ian, d'un petil bois placé sur notre droite, sort au galop un
escadron de lanciers.
Impassible d'avoir le temps de nous mettre en carré. Les che-
vaux sont entrés dans nos rangs comme dans du beurre.
Et tiens! des coups de sabre!... Tiens! des conps de lance!
Tiens! des ruades! Nous aulres, nous avons lardé tant que nous
avons pu. La voix du capitaine Rnufignac dominait les cris, et
(ont à coup on ne l'a plus entendu. Fiamboche, qui avait sa baïon-
nette toute rouge de sang, venait de recevoir un coup de sabre qui
lui avait entamé l'épaule et. fiu-ieux, hurlant comme un chien en-
ragé, il avait plongé sa broche dans le ventre d'un cheval qui se ren-
versa sur le capitaine et l'étoulïa à moitié. Puis, Fiamboche avait
ensuite tué le cavalier en lui enfonçant la pointe de son briquet
dans la gorge. Tous nous luttions comme nous pouvions, mais
dès qu'on a cru que le capitaine était mort, on a filé chacun de son
côté.
Les lanciers nous ont poursuivis avec plus de fureur encore.
Ceux qui ont pu regagner les bois ont eu la vie sauve. Les autres
ont été massacrés. 11 y en a eu ainsi soixante-quinze dans le
bataillon qui sont tombés sous les coups des cavaliers prussiens.
Fiamboche, dans les bois, écumait de rage. 11 nous a fait
masser, à huit que nous étions et nous a fait tirer des feux de
salves sur ces bandits qui nous avaient pris à revers si traîtreuse-
ment. On en a démoli quelques-uns, et celte petite fusillade a cer-
tainement servi à leur faire comprendre qu'il était temps pour eux
de s'en aller.
Ah! quelle échauffourée, chers parents!... Pour la première
fois que j'assistais à un combat, j'avais vu la mort de bien près et
j'avais perdu mon chapeau. Mais j'aimais mieux ça que d'avoir
perdu les derniers morceaux de mes souliers, comme Bersouillon.
Plus je vois la guerre de près, et plus je me dis qu'il ne faut
jamais se désoler des ennemis qui vous arrivent, mais qu'il vaut
mieux se réjouir de ceux qui ne vous arrivent pas.
Une chose, par exemple, qui n'arrive presque jamais, c'est la
soupe 1 On en est réduit, depuis longtemps, à des vieux croûtons de
pain que les commissaires des vivres nous l'ont distribuer quand ils
n'oul [las autre chose à faire. On a aussi du lard rance qu'on par-
tage avec son fusil. On en mange une partie et on se sert de
l'autre pour frotlei" le canon et labatteric qui finiraient par rouil-
ler, avec la pluie et la neige qui tombent presque sans s'arrêter.
Pendant les marches, ou a beau couvrir son fusil avec le pan
de son habit, il est aussi mouillé que si on l'avait trempé dans la
rivière.
Mais, puisque j'ai entrepris de vous raconter tout ce qui nous
est arrivé jusqu'à Mayence, il ne faut pas que j'oublie l'aventure de
Bersouillon et de ses souliers.
Je reprends donc mon récit à partir de l'escarmouche d'Alsen-
born.
VI
UNE BISTOIRB DE SOULIERS
Notre bataillon, comme je vous l'ai dit, avait perdu en tués,
blessés et prisonniers, plus de 75 hommes dont 5 ollîciers.
Le lendemain elle surlendemain, la lutte a continué, et nous avons
fini par avoir l'avantage dans plusieursrenconti-es. si bien qu'il y a
quinze jours, nous étions sous Mayence dont nous faisons le siège.
Ici, c'est surtout l'artillerie qui fonctionne et qui lance contre
la ville toute la journée des boulets gros comme la tête.
Nous autres, nous restons dans les tranchées, en cas de sortie
des assiégés. Nous faisons la soupe quand nous avons des trognons
de chou à nous mctire sous la dent, elles huit premiers jours, nous
raccommodions comme nous pouvions nos habits et nos souliers.
Enfin, le colonel Baulard a fini par avoir peur que nous ne
puissions plus marcher du tout, et il a eu une idée vraiment miro-
bolante.
11 nous a envoyés dans les villages des environs, réquisitionner
des souliers. Jamais, chers parents, je ne me suis amusé autant.
C'est Bras-d'acicr qui commandait la réquisition. Nous étions
trente hommes, quinze grenadiers, dix voltigeurs et vingt fusiliers.
Bersouillon et Badois étaient de la fête.
Nous arrivons dans un petit hameau qui a un nom à coucher
dehors. Bras-d'acier, qui se périssait àforce derire, met cinq hommes
de faction à chaque bout du village, puis il entre, suivi de trois
grenadiers armés, dans la première maison venue et prend son air
le plus terrible pour dire :
— Je vous njassacre tous et je mets le feu à. la cambuse si
vous ne me donnez pas tous les souliers de la maison!
Aussitôt, le propriétaire de la maison et sa femme, fous de peur,
apportent deux ou trois paires de chaussures, offrent même de la
bière, du vin, et se confondent en salutations, dès que Bras-d'acier
va pour se retirer.
Dans chaque maison, la mêmecomédiesecontinue, etles souliers
pris sur l'ennemi s'nmoncellent sur les sacs.
Un gros Allemand, attiré par le bruit, sort de sa maison et vient
voir ce dont il s'agit, en fumant sa grnmie [)ipe de porcelaine. Tout
aussitôt, on s'empare de lui. Il pousse des cris affreux et lomljc à
genoux en demandant grâce, car il croit qu'on veut lui couper
le cou.
Mais on n'en veut qu'à ses souliers. Fiamboche l'empoigne par
les bras, Bras-d'acier par les jambes, et deux voltigeurs, sans
pitié pour ses cris, lui retirent ses deux bons souliers ferrés que
l'un d'eux chausse aussitôt avec joie.
Clopin-clopant, et pataugeant avec ses deux bas dans la bouc, le
gros Allemand est retourné dans sa maison plus honteux qu'un
renard pris au piège. Mais cette scène avait épouvanté le village
tout entier. Les habitants s'étaient claipicmurés, ils croyaient
qu'on avait égorgé le gros homme à la pipe de porcelaine, et il a
fallu enfoncer les portes pour achever les réquisitions.
Lorsque tous les souliers nécessaires à la demi-brigade ont été
placés sur notre dos, — nous étions même chargés comme des
mulets, — il nous a été permis de songer à nous-mêmes, les
réquisilionnaires.
Nous avons continué en conséquence les perquisitions, et je me
suis offert une paire de. bottes fourrées dans laquelle je suis mieux
qu'un prince russe. Elles appartenaient à M. Bosenbouff, un bailli
en perruque qui m'a l'air d'aimer le ouifortable.
Quant à Bersouillon, je ne sais pas comment il s'y est pris.
Radois, qui n'est pourtant pas bien délié de sa nature, a trouvé de
quoi se chausser, taudis que lui, Bersouillon, toujours en relard, a
passé après tous les autres et. pressé par le clairon, il a ramassé
des souliers au hasard dans une maison et est accouru avec une
paire de souliers d'enfants à la main I
Les habitants eux-mêmes, malgré leur émoi de se voir dépouillés
de leurs chaussures, riaient de voir Bersouillon défiler parmi nous,
nu-pieds avec ses petits souliers.
Bras-d'acier lui a ordonné de les garder pour lui apprendre à
être plus vif une autre fois.
— Ce sera ta honte, luia-t-il dit, et je veux que le colonel te voie
avec ça, lui qui a surtout ordonné la réquisition à cause de loi.
Le citoyen colonel Baulard a mis, en effet, Bersouillon trois joui'S
à la garde du camp pour le punir.
Mais ce qui me met furieux, chers parents, c'est que cet animal
a reluqué mes belles bottes fourrées, et qu'il atleiul que je sois tué
pour me les prendre I Croyez-vous que ce Bersouillon a l'àmc assez
peu républicaine?
Dans tous les cas, je ne suis pas encore tué, et il faut que je
vous raconte comment j'ai gagné mon fusil d'honneur.
{La suite au prochain numéro.) Jeau Dn.\ULT.
ivvis A ivos A.ito:«.^ii:s direscxs
Nous prions ceux de nos abonnés dont l'abonnement expirait
le l^f mai et qui ne nous en ont pas encore envoyé le mouinni, de
vouloir bien le faire le plus lot possible. ( G francs pour la France,
l'Algérie et la Belgique; — 7 francs pour les colonies elles aulres
pays de l'étranger.)
Us pourront profiter de cette occasion pour nous demander notre
intéressante prime de mai ou quelque autre de nos nouveautés.
Aux personnes dont nous n'aurons pas reçu l'abonucmcnt
avant le 25 mai, nous ferons [ircsenler, du 23 au 30 mai, par le
facteur, une quittance augmentée de 25 centimes pour frais de
recouvrement.
CHRONIQUE HEBDOMADAIRE
LA DERNIÈRE PERIODE ELECTOIIALE. — CANDIDATS EXCENTRIQUES. —
« L'ANTI-nUREAUCRATE )) ET I.E « POINTILLISTE ». — LE PSKUnO-ABBÉ
COTTON ET LE .MARQUIS DE NEUVILLE. — l'oRDRE DkS ÉCLUSIERS. —
CONFIDENCES A UNE MARCHANDE DE JOURNAUX. — LES « SAINTS DR
GLACE». — LE JARnlNIRIÎ DU liOI DE PRUSSE. — LA RÉBELLION o'UN
PARAl'LUIH. — UN PEU DE PSVCHOLOlilE. — LE LENDIT ET LE SUR.ME-
NAGE ATHLÉTIQUE. — LES IIARRKS PARALLÈLES KT LA JEUNESSE. —
MEETING ET CONGRÈS. — LES AGITATEURS DE LA RUE. — EST-CE UT»
EFFET DU PRINTEMPS?
Parmi les nombreux candidats qui, pendant la dernière période
électorale, ont sollicité les sulTrages des électeurs, on a vu figurer
quelques-uns de ces personnages cxcentriipies qui font la joie du
bon (lopulaire. Près des Halles, un niiinhand de beurre, le sieur
Wachcrer, s'est intitulé « candidat réaliste ». Dans le I.V' arrondis-
sement, a surgi la candidature de « l'anli-bureaucrale » Caperon, dit
L'OUVRIER
39
Marlin Cip, et celle du « poinlilliste » Gustave Morin. AMontrouae,
le siciir li.nfiobcil a reven(lif|iié, comme auteur dramatique, les
Toix de Ions les acteurs cl de toutes les actrices de Paris et des fau-
bourgs. Ailleurs, un citoyen Pacault a, de sa meilleure plume,
adresse l'appel suivant à la presse :
« Journalislps, si vous marchez contre nous, travailleurs, nous
nous ruerons, les yeux injectés de sang, sur votre peau; de vos
cadavres, nous drosserons des trophées, où chaque année, à une
épofpie fixe, et pour célébrer notre victoire, nous irons encore
danser devant celle charogne, que les corbeaux, par instinct de
conscrvalinn, n'auront pas voulu toucher; puis nous cracherons
sur vos carcasses desséchées par le soleil. »
Quelle Iriiculcncc! cl dire que, malgré ces menaces, Pacault n'a
pas recueilli 50 voix. Hélas! les types originaux s'en vont! Depuis
les dcruiéics élcdions municipales, Paris a perdu deux candidats
perpélunls qui répand.iient un peu do gaieté dans les réunions
pid)liques. Je veux parler du soi-disant abbé Collon et du marquis
de Neuville. Sous l'Empire, Cotlon avait voulu fonder l'ordre des
« Ki'ércs Éclusk'rs 1. Il recourut il la pi-jiicessc Clolilde pour la prier
de lui l'aire obtenir la chaii'e de Noiro-Dame. L'apothéose de la
femme libre, le salut des « Ames irasciMes » et le rachat des inter-
dits et des cxcoinmiuiiés, telles étaient les thèses que le pseudo-abbé
voulait soulcuir devant le principal auditoire de Paris. N'ayant pas
obtenu de réponse, Cotlon fil paraître, le 24 décembre t869, un
Slaiiifesle niri«i conçu ; t I.,e serviteur des serviteurs de Dieu,
Jc''sus, le Vorlic, se fera un devoir d'éclairer les hommes qui se croie ni
appelés cl devenir les amis de l'époux dans riiislilul des t frères
éclusiers», ainsi rpie les filles d'Eve qui brûleraient d'être tant soit peu
les amies del'.'pouxdansla Congrégation des Ronues Jardinières du
jardin divin. Il n'csl pas nécessaire d'écrire franco et, pour termi-
ner l'éclairrissement de la grande chose, il faut se présenter
rue Forou, 0, de six heures du soir a six heures du malin, comme
Nicodème. » Cet appel amusa fort le quartier Latin.
En 1871, Cotton se porta candidat à. \vignon. Vêtu enEcce Homo,
la couronne d'épines au front, une chemise rouge serrée à la taille,
une canne de pécheur à la main en guise de roseau, (lotton allait
par les rues réciter sa profession de i'oil II obtint 35 suffrages 1 Un
internement .'i l'asile de Mondevergnes ne refroidit pas l'ardeur do
« l'.Vbbé dos l'^clusicrs ». Sorti de l'iiospice, il brigua successivement
les voix des électeurs de Marseille, de Lyon et de Paris et arbora,
dans des réunions publiques, un costume absolument étourdissant.
Jugez en! Une robe blanche et un manteau de même couleur fait
détolfcs h riileaux enveloppait Cotton des pieils à la tête. Sur ses
épaules, flottail une couverture de laine grise; les jambes avaient
pour étui de longues guêtres jaunes; enfin, la tète était coiffée d'un
foi'midalile casque en zinc, au cimierduquel voltigeaient, en guise
de panache, des flots de dentelle et des bandorolles couvertes
d'inscriptions latines. Ebahies par les allures solennelles d'un
personna;;e dont la chevelure et la barbe cntioroment blanches
complétaient l'aspect apocalyptique, les bonnes femmes tombaient
à genoux et se signaient dévotement.
ICn 1893. Cotton parcourut dans cet équipement les rues de
Cclleviile en chantant une Mavsrillaise de son cru, qui n'avait pas
moins de deux cents couplets. La police intolérante s'empara du
pauvre trouvère et l'envoya diriger l'institut desEclusiers à Sainte-
.\nne.
Le marquis de Neuville — marquis 1res authentique — n'arbo-
rait pas le costume carnavalesque qu'affectionnait le pseudo-abbé
Cotton. Toujours en habit noir, il distribuait lui-même dans les
rues ses prospectus électoraux, invariablement rédigés en vers,
et quels vers! Un beau soir, vers minuit, il y a trois ans, je ren-
contrai le marquis sur le boulevard des Capucines, révélant gra-
vement à la marchande de journaux qui stationne devant le
Grand-Hôtel, les sévices e.xercés au xve siècle par la famille
de Gonlaul-Biron contre la dynastie des Neuville. Le marquis
arrivait d'Espagne, où il était allé consulter les archives de Simancas
tout exprès pour chercher la preuve de la félojiie de ses cousins,
et c'est à la bonne dame qu'il confiait tout naturellement ses décou-
vertes. Comme la malheureuse, accablée de sommeil, fermait son
Inosque et se dérobait du mieux qu'elle pouvait au récit du gen-
tilhomme, le marquis prit à part un garçon de café et lui narra la
fin de l'histoire avec l'accompagnement obligé d'un sonnet.
Quelques jours après, j'appris que la Camarde avait brisé la
lyre du troubadour nocturne.
Hélas! toutes ces figures si pittoresques disparaissent. Je le
déplore pour mon propre compte. N'était-il pas plus gai d'entendre
Colton lire dos dissertations philosophiques et Neuville dire des
sonnets, que de subir les solennelles proclamations des Bassinet
e l d e s Ch a m p 0 u d ry ?
jardiniers depuis plusieurs siècles, et comme elles coïncident, la
plupart du temps, avec les joiu's où l'Eglise honore saint .Mamert,
sai'~t Pancrace et saint Gervais, le peuple api)elle familièrement
ces vénérés patrons les • saints de glace ». .Malheur à qui les
dédaigne !
On raconte mie, vers les premiers jours du mois de mai 17S0.
le roi Frédéric de Prusse se promenait sur la terrasse du chiteau
de Sans-Souci. L'air était liède, le soleil chaud. Le roi s'étonna que
les orangers ne fussent pas encore sortis. Il ajipela son jardinier
— un disri|de français du célèbre La Quintinie — et lui ordonna
d'exposer les arbustes h l'air extérieur.
— Mais, Sire, objecta le jardinier inquiet, vous ne craignez
donc pas les « saints de glace >?
Le roi, en sa qualité de philosophe, se moqua des saints, et
voulut que son fidèle serviteur dérogeât à la coutume. Il fallait en
finir avec une stupide supers!ition.
Le jardinier obéit. Jusqu'au 10 mai, tout alla bien, mais le jour
de saint Mamert, le vent du nord se mit à souffler ; le jour de
saint Pancrace, la température baissa sensiblement, et le jour de
saint Gervais, la gelée frappait de mort les orangers frileux. La
croyance du jardinier, fondée sur de nombreuses observations
météorologiques, n'était donc pas sans fondement. Le roi, inter-
loqué, fil appeler deux savants, les docteurs Mœdier et Lohrman,
et leur donna l'ordre de contrôler les dires du jardinier. Un inté-
ressant travail de statistique, entrepris par l'observatoire de Uerlin,
justifia les défiances du bonhomme.
Quelle est la cause de ce singulier phénomène? Beaucoup de
savants l'attribuent à la fonte subite des neiges et des glaces dans
le nord et sur les montagnes de l'Europe. La neige, en fondant,
absorbe, comme on sait, la chaleur ambiante de l'air avec lequel
elle est en contact. On sup[iose que le froid, qui résulte de cette
absorption, se propage du nord au sud et provoque ainsi l'abaisse-
ment de température dont se plaignent les cultivateurs.
Je viens de sortir. Les flilneurs hâtent le pas; les camelots
renoncent à convier les badauds autour de leurs éventaii'cs, les
chaises rangées sur la terrasse des cafés et dss brasseries du bou-
levard se vident. Dans les kiosques, les marchandes se hâtent de
placer de lourds fragments de fer à cheval sur les paquets de
jom-naux, pour empêcher les gazettes de prendre leur vol vers la
chaussée. Précaution utile ; soudain une rafale de vent secoue les
branches des arbres, et fait pleuvoir les bourgeons des fleurs sur
les trottoirs; puis une violente averse achève la déroute des pro-
meneurs et les précipite vers les passages. Pendant que je mau-
grée au milieu du groupe peu joyeux, une scène nous tire de nos
réflexions maussades. Que voyons-nous? Un quidam, pris à l'im-
proviste, lutte contre son parapluie, qui vient de se retourner.
L'homme essaie de replacer les baleines dans leur position natu-
relle, mais le parapluie refuse d'entendre raison et les spectateurs
rient. Le spectacle de ce duel me procure même, je l'avoue, une
joie sincère. Pourquoi? Pourquoi rions-nous? Cruelle énigme! Un
élève de M. Bourget, que j'interroge là-dessus, daigne me donner
la consultation suivante :
« Si les badauds comme vous s'amusent en présence d'un
riflard rebelle, c'est qu'une opposition très nette et très sai-
sissablese révèle entre la conduite scandaleuse, la révolte violente
du parapluie et le caractère bonhomme et rangé que nous lui
•connaissons. Presque instantanément, il se fait dans votre esprit
deux jugements dont le second contredit et dédit le premier.
« Premier jugement : le parapluie est l'humble serviteur de
l'homme; son rôle est un rôle de modestie, d'abnégation et de
dévouement.
• Second jugement qui détriu't le premier : cet être humble et
pacifique devient superbe et violent.
« Eu révolte contre son maître, il met dans la lutte une telle
âpreté et un tel acharnement qu'on ne sait pas encore qui sera
vainqueur de lui ou de son adversaire.
« Comme le second jugement est en contradiction avec le pre-
mier, il se fait dans l'esprit, pour passer de l'un à l'autre, une
brusque secousse qui l'excite, l'anime, l'avertit ainsi de sa propre
existence, et lui cause un vif plaisir, puis, selon les tempéraments,
demeure tout intérieur ou se manifeste au dehors par le rire. Ces
jugements s'accomplissent, celte secousse se produit dans l'àrae
avec la rapidité de l'éclair, l'àuie n'analyse pas : elle sent; elle a
conscience non des causes, mais des résultats. »
C'est ainsi qu'a ratiociné mon psychologue. Vous verrez qu'un
jour ou l'autre cette analyse de la rébelliou d'un riflard conduira
l'auteur à l'Académie.
Quel étrange mois que le mois de mai! Les arbres ploient sous
l'amas touffu de leurs feuilles brillantes et claires; les jardins se
parfumentderoseset. parmi Icsaubépines, les fauvettes construisent
leui-s nids. Et cependant, une bise glaciale nous oblige parfois à
relever le col de nos jaquettes et à nouer autour du cou un fou-
lard prnlectcui'. Que signifie ce refroidissement subit de la tempé-
rature? Les gelées de- mai, effroi des vignerons, préoccupent les
Ne trouvez-vous pas que les exercices nommés athlétiques sont
entrain de jouer un rôle trop considérable dansla vie scolaire et de
prendre dans les journaux une place démesurée? Tous les jours,
ou à peu près, il est question du n lendit », dans les feuilles
publiques? Et ces causeries du « lendit » — comme dirait Gros-
claude — ne sont pas. daignez le croire, celles qui sont les moins
lues dans les collo:;es.
40
L'OUVRIER
Nos mattres, les Grecs, divisaient l'éducation en deux, la
< Gymnastique » et la « Musique •. La gymnastique avait pour
objet d'exercer le corps qui a, en effet, ses droits; la musique
s'adressait aux facultés intellectuelles et regardait tout ce qui
touche au culte des Muses. La vieille pédagogie française, celle du
bon Rollin et de son Traité des études, si vous voulez, faisait peut-
être trop peu de cas de la gymnastique. Son idéal était plutôt,
j'en conviens, le fort en thème que le fort de la Balle. En ce
temps-là, le championnat de France et la coupe d'honneur, si
ardemment disputée, n'étaient pas connus. Le Concours général
entre les lycées et collèges de Paris n'existait que pour les choses
de l'intelligence. Une pédagogie récente, renouvelée des Grecs ou
imitée des Anglais, présente aujourd'hui aux collégiens le travail
comme un jeu, et le jeu comme un travail. Les récréations sont
devenues matière à compositions. On se prépare et on s'entraine à
l'avance à sauter, à courir, à cavalcader, à jouer du fleuret ou de
la savate. Je ne sais pas si les études en souffrent. Je crains un peu
que le professeur de gymnastique n'en tire un orgueil et n'en
prenne une importance "qui fassent de lui un régénérateur outre-
cuidant de la société française. J'ai peur que ce nouvel enseignement
spécial n'aspire à être, comme l'autre, à brève échéance, le rival
encombrant et méprisant de l'enseignement classique proprement
dit, — ce vieil universitaire.
On a longtemps et beaucoup parlé du surmenage, du surme-
nage intellectuel, bien entendu. Le surmenage gymnique ne serait
pas. je pense, moins à redouter que l'autre, et ne donnerait pas,
â tous les points de vue, de meilleurs résultats. Il ne faudrait pas,
la mode aidant, que nos collégiens devinssent des acrobates pré-
coces. Le cirque Molier n'est pas encore une école de gouvernement.
Si cet engouement continue, il ne nous restera plus qu'à débap-
tiser les lycées et à les nommer des c gymnases », au vrai sens du
mot. Les bancs seront alors des barres parallèles, et les exercices
scolaires, je veux dire les travaux intellectuels, passés au rang de
gymnastique cérébrale, prendront le pas derrière l'autre, la cor-
porelle, modestement. Faire des acrobates serait déjà dangereux ;
faire des cabotins, de jeunes cabotins, serait pire, et nous y allons.
La presse et la réclame ont mené grand bruit autour de ces jeux
icariens qui passionnent actuellement la jeunesse française. Cet
âge n'est pas seulement sans pitié, il est aussi, et cela est bien
naturel, sans réflexion; il a un goût très vif pour la publicité
retentissante. Les journaux qui donnent les noms et racontent les
prouesses des lauréats ont surexcité l'ambition gymnique. Les
Pindares, à un sou la feuille, qui chantent les exploits de nos
athlètes, ont plus de lecteurs à l'extérieur et même à l'intérieur de
nos collèges qu'on ne le pense. On a réagi dernièrement, et fort
à propos, contre les empiétements de l'orthographe draconienne et
intransigeante. Le lendit, avec le régime acrobatique cpi'il com-
porte et le cabotinage qu'il amène, demande, lui aussi, à être sinon
réprimé du moins contenu par de sages précautions. Sans cela,
nous aurons bientôt tant d'athlètes qu'il faudra créer un baccalau-
réat nouveau, en plusieurs parties, pour contenter les familles et
pour couronner ou pour réfréner les vocations.
Heureuse jeunesse pourtant! Ne la gourmandons pas trop. Les
jeux athlétiques, si extravagants qu'ils soient parfois, sont plus
innocents que les nôtres. A quelles furibondes querelles ne nous
livrons-nous pas, nous autres, depuis quelques semaines? La poli-
tique courante n'a, certes, rien à voir dans ces familières causeries,
mais pouvons-nous nous désintéresser complètement des graves
sollicitudes qui agitent l'opinion publique? Voici qu'on parle de
congrès, de voyage à Versailles, de dissolution, de meetings, et que
les conflits recommencent entre la police et les agitateurs de la
rue. Comment tout cela finira-t-il ? Mais chuti assez.
Un vieil almanach qui me tombe sous la main prétend que
toute cette effervescence est un « effet du printemps ». C'est la
saison qui veut cela. En Normandie, un dicton affirme que le prin-
tsmps est la saison des fous.
Les mois de mai et de juin ont vu souvent depuis un siècle se
produire des événements tragiques.
C'est en juin 1792 que le peuple envahit les Tuileries. C'est en
juin 1793 que fut envahie la Convention et que furent arrêtés les
Girondins.
En juin 1832, une insurrection, qui coûta la vie à des milliers
d'ouvriers, faillit renverser Louis-Philippe.
En mai 1839, Blanqui et Barbes s'emparèrent de l'Hôtel de
ville. La troupe les en chassa en tuant de nombreux émeutiers.
En mai 1848, l'Assemblée constituante fut envahie. En juin 1848,
le faubourg Sainl-.\ntoine dressa des barricades et Mgr Affre fut
tué en voulant s'interposer entre l'émeute et les troupes.
En juin 1849, nouvelle émeute, qui motiva l'arrestation de
Lodru-RoUin.
En juin !8()9, rixes sanglantes à la Ricaraarie. Les soldats, dans
une éihuuffourée, font40prisonnieis. Lesgrévisles veulent repren-
dre leurs camarades. La troupe fait feu: 14 morts et 40 blesses
jonchent le champ de bataille.
En mai 1871, se produisent les journées sanglantes, l'agonie de
la Commune.
Serions-nous à la veille de tragédies analogues ? Il me plaît
d'espérer que, cette fois, nous en serons quittes pour une courte
alerte, et que si la politique nous inflige quelque ennui, la paix
sociale ne sera pas compromise.
OSCAH Hav.^rd.
RECETTES DE LÀ SEMAINE
Procédé pour enlever au vin le goût de fût, de moisi, etc. *
Il est difficile de rendre bon un vin qui a pris le goût de moisi.
Voici cependant quelques remèdes :
1er Procédé. — On peut soutirer le vin et le mélanger avec d'autre
excellent vin qui le guérira. Mais il faut opérer avec prudence, de
crainte que le vin mauvais ne gâte le bon.
2e Procédé. — On verse dans la barrique 1 litre d'huile d'olive
pour 230 litres de vin. On agite avec un bâton : l'huile et les matières
de moisissure viennent à la surface du vin où on peut les laisser.
3e Procédé. — Pour un hectolitre de vin on fait torréfier à la
manière du café un bon verre de blé, puis on l'enferme très chaud
dans une toile en forme de boudin et on l'introduit dans le fût, où
on le tient suspendu au moyen d'une ficelle.
On agite quelques instants le fût; au bout de deux heures on
retire le sachet et le vin est guéri. Ce blé est alors si infect que
les poules s'en éloignent avec horreur. Après cette opération on
soutire le vin. Ce procédé est bon aussi pour les vins aigres.
Contre les tremblements nerveux '.
(RECETTK nEMANOÉE)
l» Infusions de sommités fleuries de lavande (aspic), i la
dose de 4 à 8 grammes pour un litre d'eau.
2» Infusions de sommités fleuries de sauge (grande offici-
nale) à la dose de 10 à 13 grammes pour un litre d'eau, ou en poudre,
de 1 à 4 grammes, prise à l'intérieur.
Pour conserver les groseilles sur pied.
Aussitôt les groseilles mûres, on choisit les groseilles ayant le
mieux conservé leurs feuilles, on les enveloppe d'un paillon attaché
au pied et à la tête. Traités ainsi, les fruits peuvent se conserver,
parait-il, jusqu'au mois de décembre.
Contre l'enflure des pieds.
Lorsque, à la suite d'une marche fatigante, d'une journée de
chasse, les pieds sont enflés, prendre un bain local un peu pro-
longé dans une décoction de sureau, additionnée d'une forte poignée
de sel gris.
1. Recelte tirée du Trisor des Familles, p«r Louis Bonconieil. i vol. in-8« relU
toile. Prix fraoco : 5 francs.
2. Trésor des Familles.
UNE ERREUR FATALE
Une Erreur fatale est bien le plus étrange et le plus captivant
des romans judiciaires de Raoul de Navery. La publication en a
commencé, il y a quelques semaines, en livraisons à dix centimes,
avec de très intéressantes illustrations de Marcel Lecoultre.
Cet ouvrage, qui sera complet en vingt-six livraisons, continue
la remarquable série des Drames de la Justice dont nous avons
entrepris la vulgarisation.
Les livraisons se trouvent chez tous les libraires, marchands
de journaux et dans les gares.
Aux personnes qui désireraient recevoir ces livraisons à leur
domicile, franco par la poste, nous expédierons deux livraisons
par semaine, moyennant 2 fr. 50 en mandat-poste ou timbres fran-
çais, que nous les prions d'adresser à M. He.nri Gautier, éditeur,
53, quai des Grands-Augustins à Paris.
Le Directeur-Gérant : Henri GAUTIER. — Sceaux. Imp. Charaire et Ci'
centimes leN'
année courante
l (10 aSVc^^èT) K 1914
TREITR-SIZIÉIE ARIfiS. - 20 Sitr^Set;
L'OUVRIER
•Ioiii*iia.l illustpé pai*als»s»£iiit le ]ller*ci*e«lî et le Samedi
ABONNEMl^NT DXN AN" :
(lui numéros)
France. Algérie et Belgique
6 francs.
DirxECTION ET ADMINISTRATION :
LIBRAIRIE BLÉRIOT, HENRI GAUTIER, scccessecr,
53, quai des arands-Angustins, Paris.
ABOXNEMEKT D'UN AN
(104 numéros)
Colonies et Étranger (sauf la
Belgique! : 7 francs.
LES VOLEURS D'OR, par georges le faure
— Eh: comment va, EdwiUge^ demanda le jeune ùoiume. (\oii pi
Ai
L'OUVRIER
SOStSIAIBE : Los Voleurs d'oi , rsr G. Le F»ur«. — Un Aîfiul de Ohapuzot,
P«r Jrio rirsuit — Nouvelle : La Mission, par G. de Ljs. — Magie blan-
che en famille, par M<gui.
LES VOLEURS D OR'
PAK
GEORGES LE FAURE
VI
UAU7AISES NOCYELLB»
— Eh bien ! mon cher Jean, celle cousine, commenl la trouvez-
TOUS ?
— Mais... fort jolie personne, en Térilé..., et puis un charme,
une grâce 1... C'csl surloul celle deinicre qui vous prend tout
enlier, et elle a une façon à elle Ue parler... de regarder...
— Vous trouvez ?... c'est extraordinaire 1... moi, je trouve
qu'elle parle, qu'elle regarde comme tout le monde.
— Ne diies donc pas ça... Ses yeux bleus ont un reflet pour
ainsi dire céleste...
— Ah 1... elle a les yeux bleus t. .. cette chère Edwidge I... Du
diable si je m'en étais aperçu!...
— Et ce sourire 1... elle a un sourire...
— Ah ! Elle a un sourire... aussi 1... Peste I...
Jean de Urey prit son ami par le bras, el, d'une voix sérieuse où
tremblait une pointe d'émotion :
— De grice I mon cher Uenry, ne vous moquez point; je vous
assure que je suis fort malheureux...
L'aiilre se croisa les bras, recula d'un pas, examina un instant
son interlocuteur, semblant le détailler depuis la tête brune, fine,
aristocrnliriue et mile, avec la paire de moustaches ébouriffées qui
lui sabrait le visage, jusqu'aux pieds finement chaussés de bottes
vernies armées d'éperons nickelés, dans lesquelles s'emprisonnait le
haut de la culotte bouffaule, bleu sombre, 4 passe-poil jaune;
la taille était élégamment prise dans le dolman à tresses sombres
et orné de boutons argentés; sur les manches, deux galons d'ar-
gent indiquaient le grade de lieutenant qu'il occupait dans les
chasseurs alpins.
Son interlocuteur, plus grand que lui d'une demi-tête au moins,
avait aussi les épaules plus puissantes, la poitrine plus large,
témoignaul, autant par sa musculature que par la coloration de son
teint, de toute la richesse de la race anglo-saxonne à laquelle il
appartenait.
Vêtu d'un élégant costume de cycliste qui montrait, saillants
BOUS la finesse de son jersey bleu, des biceps d'hercule et dans les
bas écossais de couleurs un peu trop voyantes peut-être pour être
distinguées, la rotondité de jambes do colosse, sir Henry KInburn,
officier aux horse-guards, n'avait point, dans le port de la tête,
cette morgue qui particularise les enfants de la blonde Albion et
tout particulièrement ceus qui porlent l'uniforme rouge; l'expres-
sion du visage — haut en couleur, nous l'avons dit, et qu'enca-
draient des favoris roux se rejoignant aux moustarlies — trahis-
sait plutôt une nature quelque peu nonchalante el fort éprise de
bien-ôlre; un sourire bon enfant entr'ouvrail les lèvres charnues,
laissant voir une doid)le rangée de dents anglaises, longues, larges,
très saines, et fort propres au.\ longues mastications; l'œil bleu,
très grand mais un peu à fleur de tète, riait, lui aussi, achevant de
donnci' à l'ensemble du visage un air content de vivre; enfin, le
lecteur aura dans son ensemble l'inslantanô du personnage, lors-
qu'il saura que la casquette à visière minuscule, mais à forme
exagérément ballonnée, — suivant la mode, — rejelée en arrière
sur la nuque, laissait voir les cheveux séparés en une impeccable
raie, qui divisait, ainsi qu'un coup de hache, le milieu de la tête,
pour former sur le front deux bandeaux.
Pour l'inslanl, nos deux interlocuteurs déambulaient lentement
sur la terrasse de l'hôtel de la Reine (Queen's bolel), de laquelle la
vue embrassait un panorama enchanteur : devant soi, émergeant
de la mer bleue ainsi que deux énormes corbeilles de verdure, les
îles de Lérins, Sainte-Marguerite et Sainl-llonoral avec, dans
nette dernière, la masse sombre du couvent faisant tache sur les
frondaisons des arbres; à gauche, la_pointe de la Croisette; à
droite, le massif rocheux de rEsLerel,d''un bleu sombre, découpant
ses arêtes capricieuses sur le fond tendre du ciel, et pour animer
le paysage, de-ci de-li des barques de pêche glissant insensi-
blement sur l'eau, ainsi que de grands cygnes...
Les deux jeunes gens — car Jean de lirey, l'officier d'alpins,
pouvait avoir de vingt-cinçi à vingt-sept ans, et llcury Kinburn
atteignait à peine la trentaine — les deux jeunes gens claient tout
poudreux de la longue course qu'ils venaient de fournir, l'un k
cheval, l'autre à bicyclette, ainsi qu'ils avaient coutunus de le faire
depuis bientôt cinq semaines qu'ils se trouvaient à Cannes.
1, Voir l'Ouvrier, depuis le 2 mai 1896.
Liés depuis l'enfance, — car Henry Kinburn avait fait ses pre-
mières éludes au lycée Henri IV, et Jean de Brey était allé passer
six mois à Londres pour se perfectionner dans la connaissance de
la langue anglaise, — ils se retrouvaient ainsi tous les hivers dans
le Midi, se donnant ensuite rendez-vous, pour six mois plus lard,
dans quoique station balnéaire de la Manche ou de l'Océan.
Riches tous les deux, — ou du moins jouissant de rentes suffi-
santes à leurs appétits, — ils avaient choisi la carrière des armes
pour occuper leur vie, ne demandant de congés qu'à ces deux
époques de l'année où il leur était possible de passer ensemble
quelques jours, ce qui était leur grand plaisir.
— Tenez, Jean, fit brusquement Uenry Kinburn, si vous le
voulez, nous allons prendre quelque chose. 11 y avait une poussière
de tous les diables sur cette roule elil me semble que j'ai le Sahara
dans la gorge...
En môme temps il frappait sur l'une des tables de zinc qui
garnissaient la terrasse et, deux boissons fraîches commandées au
garçon accouru aussitôt, il se laissa tomber dans un grand fauteuil
de jonc où il demeura étendu béatement...
Jean de Urey, lui, s'était assis, et, le menton dans la main,
demeurait immobile, les regards fixés sur l'horizon...
— Bi/ god I comme on dit chez nous 1 s'exclama joyeusement,
au bout d'un instant, Henry Kinburn, c'est parce que vous êtes
malheureux que vous faites une tête semblable, Henry?
Celui-ci, pour toute réponse, haussa les épaules; alors l'autre
reprit :
— Et pourquoi êles-vous m.ilheureux, s'il vous plaît ? Bon, vous
nevoulez pas parler I Eh bien I ne dites rien; je vais parler pour vous...
C'est celte petite coquine d'Edwidge qui est cause de tout celai...
Mais, n'ayez crainte; lorsque je vais la voir tantôt, je la ser-
monnerai d'importance...
Jean sursauta et, attachant sur son ami un regard effaré ;
— N'êtes-vous pas fou î
— Comment!... celle petite mijaurée a l'insigne honneur
d'avoir attiré et relenu l'atleulion d'un excellent ami à moi..., d'un
des plus brillants officiers de l'armée française, et elleferaitsemblant
de ne s'apercevoir de rien..., elle le dédaignerait...
— Mais, mon bon Henry, fit le lieutenant, sortant de son mutisme, il
n'est pas question <le ça..., el si vous voulez que nous nous brouil-
lions à tout jamais, ne prononcez même pas mon nom devant
miss Cornallelt...
Il ajouta, en manière d'excuse :
— Songez qu'il y a quinze jours seulement que j'ai eu l'avan-
tage de lui être présenté I
— Quinze jours! Mais elle vous connaît depuis longtemps,..,
depuis toujours...
— D'accord; seulement voici trois ans que je ne l'ai vue, et il
y a trois ans c'élait encore une enfant...
— Pas tellement enfant que vous n'y ayez songé...
— Je ne vous ai jamais fait de couliilcnces...
— D'aulant plus qu'elles élaienl inutiles; j'avais tout deviné et
la preuve, c'est que j'en ai écrit à mon oncle...
El ayant dit cela du ton le plus natiu'el du monde, Henry Kin-
burn se mil à boire lentemeiil, à petites gorgées, les paupières
mi-closes, l'orangeade glacée qui venait de lui être versée, cepeinbiul
que Jean de Urey, dressé sur ses pieds, le fixait avec des yeux pleins
d'aliurissemenl.
— Vous avez fait cela! s'exclama-t-il.
— Oui, j'ai fait cela, répondit l'autre placidement, n'en auriez-
vous pas fait autant à ma place?...
— Sans m'en parler, sans me consulter!...
— Cela vous fâche?...
— Certes oui, au point que je m'en vais repartir pour Grasse.
— C'csl de la folie !...
— Non, car si vous avez prévenu votre oncle de mes intentions...
ou plutôt de mes espérances, son altitude vis-à-vis de moi. depuis
quinze jours, signifie assez cl.Tircmenl que vos combinaisons
matrimoniales ne sauraient lui convenir...
Henry Kinbiu'n partit d'iui grand éclat de rire qui découvrit
jusqu'aux molaires de ses nitteboires.
— Que vous connaissez m.il ce cher lord Cornallelt! s'exciama-
t-il ; sorli de ses mines d'or, il ne songe à rien, il no s'occupe de
rien et du diable même s'il se rappelle ce que je lui ai érrit...
— Mais, en tout cas, il a dû en parler usa fille..., cl la réserve
absolue dans laquelle miss Edwidge se renferme...
— ...Ne signifie rien du tout; car il se peut fort bien que mon
oncle ne lui ait parlé de rien ; outre qu'il n'est guère bavard, il est,
comme je viens de vous le dire, si préoccupé par ses affaires, qu'il
n'y aurait rien d'étonnant à ce que le contenu de ma lettre lui soit
sorti de la mémoire...
Le visage de Jean de Brey était demeure assombri el il mur-
mura :
— N'importe; j'eusse préféré que vous ne parliez point de ces
choses...
— C'élait par amitié pour vous...
— Je n'en doute [)ns, et je vous remercie de vos bonnes inten-
tions... mais masiluation est tellement délicate...
— Délicatel... k cause delà diiïérence de foclunet... s'exclama
L'OUVRIER
43
Henry Kinbiirn, en bourrant une courte pipe de merisier qu'il
alluma ensiiile avec, une Tisible sallsfaclion... délicate, c'est une
piaisanleric... Edwidge a assez de fortune pour ne se point
occuper de celle que vous pouvez nvoir.
— Votre oncle peut ne pas partiger un si parfait désintéresse-
ment... et ce Ml est une grande gène... croyez-le, de me trouver en
présence do miss Coinaliell...
L'autre frappa l'une contre l'autre ses larges mains, qui produi-
sirent un vacarme épouvantable.
— En vérité! Dt-il narquoiscment... Alofs pourquoi cherchez-
vous tous les prétextes de lavoir, delà rencontrer, de lui parler?...
— Parce qu'elle me plait, parbleu 1 gronda le lieutenant avec
mauvaise humeur, et que je suis un Iflche...
Puis, son visage changeant d'expression, il dit d'une vois plus
douce :
— Elle paraît se bien trouver du climat; depuis deux mois
qu'elle est ici, ce n'est plus la iriènie jeune lille...
— Deux mois de repos Isongoz donc! ici, elle peut se soigner ;
mais, là-bas, son père l'emmène partout avec lui... ce sont des
voyages à n'en plus unir... et avec quels moyens de locomotion...
grand Dieu!...
Un silence suivit, durant leq\iel l'Anglais aspirait voluptueuse-
ment d'énormes bouffées do fumée qu'il renvoyait ensuite en
épais nuages au milieu desquels sa tète disparaissait; son compa-
gnon, lui, battait la charge du bout de ses doigts nerveux sur le
rebord de la table, tandis que ses regards erraient, vagues, sur
l'horizon.
— Dix heures I fit-il en se levant brusquement, j'ai cinq
minutes pour gagner la gare : je n'ai que le temps...
— Non!... c'est sérieux ; vous repartez pour Crasse?...
— Absolument sérieux, d'ailleurs j'attends des lettres de
Paris... très importantes, et qui nécessiteront peut-être une réponse
immédiate.
11 avait tendu la main à son ami qui le retenait encore.
— A propos de Paris... Et les mines d'or... i,a marche ?. ..
— Trop bien... j'ai peur d'une débâcle...
nenry liinburn haussa les épaules et lui cria de loin en plaisan-
tant :
— Vous êtes fait pour jouer à la Bourse comme moi pour
jouer la comédie...
Un instant, il suivit son compagnon des yeux, puis quand le
képi de l'oflicier eut disparu derrière un massif de mimosas:
— Drave garçon I... mais pas pratique pour six pences! il est
vrai que cette Edwidge n'a pas pour deux pences de sang anglais
dans les veines!... On voit bien qu'elle a clé élevée dans un couvent
de France! Quelle réserve! quelle retenue! du diable si on dirait
jamais que c'est une miss anglaise!... Nos miss ont la langue plus
déliée qucça... et aussi les regards plus expressifs.
Puis, frappant sur la table, comme si seulement alors une idée
lui eût traversé l'esprit, il ajouta :
— Ce serait trop béte de les laisser tous les deux comme ça! et
puisqu'il n'ose pas parler, eh bien! c'est moi qui parlerai pour lui.
11 paya ses consommations, descendit lentement les marches,
et dans la cour enfourcha sa bécane qu'un chasseur vint lui pré-
senter respectueusement : en quelques coups de pédales il fut loin,
et, moins de dix minutes plus tard, il franchissait la grille d'une
superbe villa enfouie au milieu d'un massif de mimosas, d'euca-
lyptus, de pins et d'orangers géants, à mi-côte de la Californie.
Un gros homme, étendu dans un rocking-chair, — sous la
véranda que des arbustes encombraient, — dépouillait un volumi-
neux courrier, tout en fumant un énorme cigare ; les enveloppes, les
bandes froissées jonchaient le sol, tandis que, sur une table placée
auprès de lui, les lettres, les journaux s'empilaient, couverts d'an-
notations faites au crayon bleu.
— Voilà ce que lord Corriallett appelle se reposer sur la côte
d'Azur! s'exclama de loin le jeune homme en sautant k bas de sa
machine qu'il appuya contre un tronc d'arbre...
— Tiens I vous voilà, mauvais sujet!... crial'oncle; un moment,
je vous prie, et je suis à vous...
El tandis que le jeune homme s'avançait lentement, humant
de droite et de gauche les parfums pénétrants qui s'échappaient
des buissons, le lord faisait voltiger son crayon sur la marge d'un
journal anglais, dont les colonnes se composaient presque exclusi-
vement de chilTres.
— El comment va? dit-il en tendant la main à son neveu...
— Fort bien, comme vous pouvez Toir, mon oncle... et vous-
même?
— Moi! je m'ennuie... et il me tarde que le jour du départ soit
arrivé pour m'en retourner là-bas... reprendre mes occupations...
— Pensez-vous qu'Ed widge partage celle impatience? interrogea
le jeune homme, ravi de cette occasion que lui offrait son oncle
d'aborder tout naturellement le sujet qui motivait cette visite
matinale...
Le lord parut tout surpris :
— Elle! ah! la chère petite!... mais elle n'a jamais eu d'autre
volonté que la mienne...
— Peut-être parce que vous ne lui avez jamais permis d'en
avoir d'autre.
— Ne dirait-on pas — & vous entendre — que je suis un
père égoïste et bourreau...
— Loin de moi cette pensée!... mais enfin, vous aimez telle-
ment Eihvidge que vous ne pouvez vus séparer d'elle...
— F.st-ce un mal ?
— Et que lorsque viendra le moment où une séparation s'impo-
sera, vous souffrirez beaucoup.
Lord Cornallett sursauta et fit faire à son rocking-chair une
brusque évolution qui le mit nez à nez avec son interlocuteur.
— l.n moment où une séparation s'imposera, répéta-t-il lente-
ment, cherchant encore à deviner ce que pouvaient bien signifier
ces mots; et attachant, sous ses sourcils rébarbalivemcnl hérissés,
un regard inquisitorial sur Henry Kiuburn: de quelle séparation
voulez-vous parler, Henry?
— De celle qui attend logiquement, fatalemeut, toute jeune fille
en âge de se marier.
Le lord eut im hochement de tète rassuré et répondit en frot-
tant ses mains grasses l'une contre l'autre :
— Ûli! alors, j'ai du temps devant moi... Edwidge n'est pas
encore en Ige de se marier.
— Elle va sur ses ilix-neuf ans, et vous n'avez pas, que je
sache, l'intention de la laisser coiffer sainte Catherine...
Cornallett se croisa les bras, et examinant son neveu d'un air
soupçonneux ;
— Ah ça! mon cher Henry, voudriez-vous m'cxpliquer quel
intérêt si soudain vous prenez d'Edwidge, cl me dire en quoi il
peut vous importer qu'elle coiffe ou non la sainte dont vous venez
de parler...
Henry Kinburn prit une chaise sur laquelle il se mit à califour-
chon, et, s'approchant de son oncle, lui demanda d'un ton de
confidence :
— Avcz-vous donc oublié la lettre que je vous ai écrite — il y
a une demi-douzaine de mois — à Johannesburg... ou au Cap...
je ne me souviens plus bien de l'endroit où vous étiez...
— Oui... enfin, peu importe l'endroit où j'étais... qu'y avait-il
dans celte lettre?...
— 11 y avait... il y avait..., enfin, je vous parlais d'Edwidge...
je vous disais que, si vous étiez disposé à la marier..., je connaissais
un jeune homme... qui l'aimail sincèrement, profondémeut...
— Que m'importe...
— Il doit vous importer... car l'affection est un sûr garant du
bonheur, et du moment que celui qui épousera Edwidge...
D'un mouvement brusque, lord Cornallett se rejeta en «rrière,
examina son neveu curieusement, et s'écria :
— Ce jeune homme ! c'est vous, Henry l
— Moi !... ah ! mon oncle I... pouvcz-vous penserl...
Le lord prit un air piqué et grommela :
— Après tout!... qu'est-ce que cette supposition a donc de si
déraisonnable ?... Edwidge est fort jolie et la dot qu'elle aura n'est
point à dédaigner...
— Je suis d'accord avec vous sur ces deux points... mon oncle... ;
mais enfin, ce n'est point vers Edwidge que mes pensées se
tournent... et ce n'est point de moi quil s'agissait dans celle
lettre...
— Et de qui donc?... c'est curieux! je ne me souviens plus du
tout...
— Il s'agissait d'un de mes amis... de mon meilleur ami... que
vous connaissez d'ailleurs... le vicomte Jean de Urcy...
Milord Cornallell sursauta, les yeux arrondis en forme de sou-
coupe et les pommettes congestionnées...
— Comment! et c'est de M. de Drey qu'il était question...
— Mais... qu'il est encore question, mon oncle; je le quitte à
l'instant, le pauvre garçon, et je l'ai vu si malheureux que je suis
venu tout de suite vous parler de lui...
— Me parler de lui 1 répéta lord Cornallett d'un ton surpris, en
passant la main dislrailemenl sur ses favoris, il quel sujet ?...
Le jeune homme ne fut pas maître d'un mouvement de sur-
prise.
— .Mais au sujet de miss Edwidge, mon oncle, répondit-il; je
viens de vous dire qu'il désire l'épouser...
— L'épouser 1 c'est fort joli, répliqua le lord; mais si elle ne
l'aime pas, elle...
11 sembla que ces paroles procurassent à Henry Kinburn une
grande surprise, comme s'il n'eût pu lui entrer dans l'esprit que
Edwidge n'aimUl pas son ami et il murmura :
— Si elle ne l'aime pas..., ohl... alors, c'est autre chose...
Puis reprenant possession de lui-même, il insinua :
— Le meilleur moyeu de le savoir serait de le lui demander.
Cornallett fil la grimace et dit sèchement:
— J'aime autant ne pas la questionner parce qne je l'aime
beaucoup et, si elle me répondait affirmativement, cela me peine-
rait énormément...
— Je ne comprends plus...
— J'ai d'autres projets sur Edwidge...
— Permettez-moi d'insister, car je doute qu'aucun parti puisse
vous donner, pour ma cousine, autant de garanties de bonheur
qu'en offre Jean de Brcy ; c'est un brave garçon, honnête, loyal,
ayant l'avenir devant lui.
L'OUVRIER
— L'avenir! répéla )e lord avec un sourire de dédain, j'aime
mieux le présent...
Et il faisait significativement glisser son index contre son
pouce...
— Mais il n'est pas sans fortune ! s'écria Henry Kinburn, décidé
à lutter jusqu'au bout en faveur de son ami ; et puis Edwidge est
riche pour deux...
— C'est là que vous vous trompez, Henry, la fortune de ma fille
et la mienne sont fort engagées dans les affaires de mines, et si le
malheur voulait que les choses tournassent mal....
— Quel pessimisme!... la Bourse est excellente!... les naines
montent tous les jours!...
— Il ne faut qu'un coup de vent pour faire tourner une girouette,
Henry, dit philosophiquement le vieux lord...
Le jeune homme paraissait tout interloqué; cependant, ne se
tenant pas pour battu, au bout de quelques secondes, il revint à la
charge.
— Si cependant Edwidge aimait Jean? insinua-t-il.
— Mais, Edwidge est une fille trop bien élevée pour se per-
mettre d'éprouver un sentiment pareil sans m'en avoir parlé...
— Avec ça que ces sentiments-là vous demandent la permis-
sion avant de s'emparer de votre cœur; ne m'avez-vous pas conté
que votre mariage avec la sœur de ma mère avait été la consé-
quence de ce qu'on appelle le coup de foudre?
— Mais moi ! c'est autre chose; je suis un homme... Et puis, à
quel moment aurait-elle pu s'éprendre de lui 1... Voici deux mois
que nous sommes ici et lui-même n'est arrivé qu'il y a quatre
semaines...
— Mais elle le connaissait depuis longtemps... depuis trois
ans ! elle l'a vu tout. petit...
— Oui... quand il était plus occupé de son cerceau et de ses
billes que d'elle...
Henry ne perdait pas tout espoir cependant d'attendrir son
oncle.
— Enfin voulez-Vous m' autoriser k interroger... ohl très adroi-
tement, Edwidge? dit-il.
Le vieillard sursauta sur son rocking-chair.
— Gardez-vous-en bien; si je savais ce qu'elle pense, cela me
lierait les mains, — car vous savez que j'aime beaucoup votre cou-
sine, Henry, et je ne pourrais peut-être pas, si une combinaison
avantageuse se présentait, — en profiter...
— Mais si votre fille est malheureuse... insista le jeune
homme.
— Au moins, n'y serai-je pour rien, répondit impassiblement
lord Cornallett, et n'aurai-je aucun remords.
Stupéfait de ce raisonnement, d'un égoïsme profond, Henry
Kinburn demeurait là, à califourchon sur sa chaise, ne sachant
quel nouvel argument employer, et cependant désolé d'abandonner
la partie.
Son oncle, jugeant la conversation terminée, avait fait exécu-
ter à son fauteuil un quart de conversion, de façon à se trouver, de
nouveau, à portée de la table qui supportait son courrier et
s'était remis à décacheter ses lettres et à parcourir ses journaux.
Le jeune homme, pour avoir une contenance, avait pris dans
un élégant étui une cigarette qu'il fumait nerveusement, rejetant
par les narines d'épaisses volutes qui montaient en spirales légères
vers le ciel bleu.
Entendant le gravier crier sous un pas léger, il se retourna et,
jetant sa cigarette à peine au quart consumée, se leva brusquement
pour aller à la rencontre de sa cousine qui s'avançait vers le per-
ron : son fin visage qu'encadraient ses cheveux blonds cendrés,
arrondis en bandeaux, disparaissait presque en entier dans un
énorme chapeau de paille blanche, orné de deux grandes hiron-
delles de mer noires, posées dans une touffe de maline écrue, ainsi
que dans un nid; des brides de velours noir, dénouées à cause de
la tiédeur de la température, flottaient sur ses épaules, faisant res-
sortir son cou à la courbe délicate, au teint d'albâtre, et l'orbe de
soie rose de l'ombrelle qui la garantissait du soleil mettait sur
ses joues, toujours un peu pâles, une ombre colorée qui lui donnait
un air de santé.
Elle était vêtue d'une robe, très simple, de mousseline blanche,
qu'une haute ceinture de moire serrait à la taille, faisant ressortir
sa sveltesse gracile et donnant, par sa légèreté, à sa démarche gra-
cieuse quelque chose du volètement de l'oiseau...
— Eh ! comment va, Edwidge ? demanda le jeune homme avec
un familier shake-hand; vous avez fait une bonne promenade?...
— Je suis allée jusqu'au marché aux fleurs... mais il n'y avait
personne au bord de la mer, et je suis revenue...
Comme, en disant cela, elle promenait instinctivement ses
regards autour d'elle, — cherchant quelque chose ou quelqu'un, il
dit avec un grand sérieux:
— M. de lirey est reparti pour Grasse.
Cette fois, ce ne fut pas la transparence de l'ombrelle qui em-
pourpra les joues de la jeune fille et elle murmura, tout embar-
rassée :
— Pourquoi me dites-vous cela ?
— Miiis pour rien..., comme je dirais autre chose... pour
pnrler...
11 souriait tout en parlant, la regardant d'une façon troublante,
car elle rougit davantage encore et détourna la tête.
— Savez-vous qu'il vous aime? demanda-t-il à brftle-pourpoint
— Oh! Henry i... balbutia-t-elle en se cachant le visage.
— Pardonnez-moi, ma cousine, dit-il, je ne savais pas vous
froisser; mais la singulière éducation que vous avez reçue en
France est tellement dissemblable de celle que les jeunes filles
reçoivent en Angleterre... Ce sont les choses que, chez nous, les
intéressés traitent directement, tandis que cette pruderie qu'en-
seigne votre religion catholique déconcerte et décourage... Enfin,
vous voilà prévenue; vous savez maintenant qu'il est trèsmalheureux
et qu'il s'en est retourné parce qu'il croit vous être indifférent...
— Pouvez-vous dire cela ! s'exclama-t-elle.
Henry Kinburn sourit, et, lui saisissant la main pour la mieux
regarder :
— M'autorisez-vous à lui répéter ces quelques mots.
Elle se récria, en jetant un regard inquiet vers son père.
— Gardez-vous-en bien..., si vous saviez...
En ce moment, lord Cornallett demanda, sans lever son nez de
dessus les journaux :
— Eh bien I quand vous aurez fini votre entretien, Edwidge,
vous pourrez venir me souhaiter le bonjour...
Avec un geste suppliant à l'adresse de son cousin, la jeune fille
se dirigea vers le perron et vint tendre le front à son père qui y
déposa un baiser bruyant.
— Bonne promenade, fillette ? demanda-t-il.
Et, sans attendre la réponse, «'adressant à son neveu :
— Est-ce que vous êtes sur les mines, Henry ?
— Comme tout le monde..., c'est une question de patriotisme.
— Tant pis, car je lis là, dans cette lettre qui m'est adressée,
qu'il faut s'attendre à un krack imminent.
— By god!... s'exclama le jeune homme, et ce pauvre Jean
qui, sur mon conseil, y a mis la presque totalité de son avoir. Je
vais lui envoyer une dépêche...
Et, se penchant vers la jeune fille, il ajouta tout bas :
— Plaie d'argent n'est pas mortelle, et ce que je vais lui dire
sera comme un baume souverain qui le guérira.
Laissant Edwidge toute décontenancée, il descendit lentement les
marches, et, enfourchant sa bicyclette, ne tarda pas à disparaître.
— Ah I par exemple, par exemple..., murmura, presque aus-
sitôt son départ, lord Cornallett en froissant une lettre qu'il venait
d'ouvrir, voilà qui est fort...
n se tourna vers sa fille et lui dit :
— Savez-vous, ma chère, qui va arriver ici d'un moment à
l'autre? Ne cherchez pas, vous ne trouveriez pas... Ce sauvage de
Boer... Guillaume Brey.
Défaillante, elle se soutenait à peine, les mains crispées
au-dessus du fauteuil sur lequel son père était étendu.
— Hein I fit-il, interprétant son silence à sa façon, ça vous
stupéfie... comme moi ! Que peut-il venir faire en Europe?.'..
— C'est lui qui vous écrit ? interrogea-t-elle d'une voix trem-
blante.
— Non..., un agent de la compagnie... qui arrive, lui aussi, et
qui me met cela en post-scriptum... Vous le connaissez d'ailleurs,
cet agent ; c'est celui qui voyageait avec nous lorsque nous avons
failli être tués dans la rivière Vaal..., vous vous souvenez, Edwidge?
Si elle se souvenait ! Grand Dieu ! C'était à partir de cet
instant qu'elle avait senti se glisser dans son âme ce trouble et
dansson espritcetteinquiétude qui, depuis, ne l'avaient point quittée.
Depuis son séjour à Ferme Elisabeth, il lui semblait qu'un
vent de malheur avait passé sur les espoirs légers et vagues qui
berçaient ses longues rêveries de jeune fille, espoirs nés de
souvenirs d'enfance et qui lui faisaient entrevoir l'avenir sous des
couleurs très douces...
Et, sans qu'elle pût se rendre compte du pourquoi, effrayée
d'elle-même et sans chercher à analyser le sentiment qui l'oppres-
sait, ce Guillaume Brey, au courage duquel elle devait la vie, elle le
haïssait.
(La suite au prochain numéro.)
G. Lb Faube.
A.VIS A NOS iVBOIVTVES DIRECXS
Nous prions ceux de nos abonnés dont l'abonnement expirait
le lef mai et qui ne nous en ont pas encore envoyé le montant, de
vouloir bien le faire le plus tôt possible. (6 francs pour la France,
l'Algérie et la Belgique, — 7 francs pour les colonies et les autres
pays de l'étranger.)
Ils pourront profiter de cette occasion pour nous deman-
der notre intéressante prime de mai ou quelque autre de nos nou-
veautés.
Aux personnes dont nous n'aurons pas reçu l'abonnement
avant le 25 mai, nous ferons présenter, du 2b au 30 mai, par le
facteur, une quittance augmentée de IIS centimes pour frais de
recouvrement.
L'OUVRIER
43
LES VIEUX SOLDATS
UN 'aïeul de CHAPUZOT'
Par JEAN DRAULT
VI
Chapuzot s était soudainement arrêté dans saieofnre; îl tour-
nait et retournait avec inquiétude les feuillets jaunis sur lesquels
un conscrit de la 74e avait tracé les caractères informes destinés
pourtant à transmettre à la postérité les hauts faits de son cama-
rade Chapuzot.
— Eh bien!... quoi?... lui demanda le colonel Panachard. Et
le fusil d'honneur, va-t-il l'avoir, oui ou non, votre grand-
— Dame, mon colonel ! dit Chapuzot, la lettre a été déchirée
juste à l'endroit où nous aurions su ça.
— C'est bien embêtant 1 fît Bidouille, qui fumait sa pipe en
imaginant des scènes de guignols sur le texte lu par Chapuzot.
— Montrez voir la déchirure?... fit M. Dufuret. Nous autres
érudits, rien qu'à la couleur du papier, nous disons la date exacte
à laquelle le malheur a été fait, comment il a été fait et, au besoin,
par qui.
— Ah!... ça nous avancera joliment de savoir ça I s'écria k
colonel Panachard.
— Montrez toujours, dit l'érudit.
Alors, examinant la déchirure du papier, l'étonnant M. Dufuret
s'écria :
— Le malheur est très ancien.
— A quoi voyez-vous çal... demanda Chapuzot. Il me semble,
à moi, que la lettre était complète hier, et que je l'ai lue jusqu'au
bout. Ça serait pas toi, Bidouille, des fois, qui en aurais déchiré
un bout pour allumer ta pipe ?
— C'est que ça se pourrait bien ! dit Bidouille tranquillement.
— Hein?... Vous croyez?... fit M. Dufuret, ébranlé.
— Et c'est qu'il dit ça tranquillement!... vociféra le colonel
Panachard. Voilà un animal qui déchire nos papiers, qui veut
empêcher de savoir la suite des aventures du grand-papa à Cha-
puzot," et d'épater les muffes de Cricquebœuf, et il reste là,
tranquille comme Bap-
tiste, sans s'émotionner
plus qu'une poule qui a
trouvé un domino I...
Ah I... si tu étais encore
sous ma coupe, animal,
tu en dégoterais, de la
boîte !
Et, furieux, le colonel
ajouta :
— Oui ou non, est-ce
toi qui as déchiré la
lettre?
Alors , Bidouille
avoua ;
— Ben voui, c'est
moit... Je voulais pas
e dire, rapport à la fu-
reur bleue que je m'at-
tendais bien à voir tom-
ber sur moi. Je croyais
1 . Voir l'Ouvrier, de-
miis le 2 mai 1896.
que ça n'avait pas de valeur,
ce bout df papier. Eu tout cas,
il n'est pas perdu; j'ai envelo|>pé
dedans mon paquet de tabac qui
était crevé. On le retrouvera chez
ma douce liaurée...
— Allons-y tout de suite ! cla ma
M. Dufuret, à qui l'espérance d'ap-
prendre quelque chose de nouveau
sur le serinent Bras-d'acier eiil
fait transporter des monta-
gnes.
— C'est ça, dit Bidouille, heu-
reux d'avoir une occasion de se
faire pardonner sa nouvelle ma-
ladresse. Je vous présenterai m.i
future femme et on prendra un
verre sur son zinc. Car elle a un
zinc, ma fiancée, depuis pas longtemps!
— Allez! dit Chapuzot. Mais moi, je reste. Je suis de planton
à perpète, moi!
Bidouille, le colonel et le petit père Dufuret s'acheminèrent
donc vers l'épicerie et le débit de vins de la veuve Barbotle.
Celle-ci était derrière son comptoir, tricotant en attendant la
vente, et coulant de temps en temps un regard vers les passants,
par-dessus ses lunettes.
Ce n'était pas qu'elle fût vieille, mais elle avait sur toute sa
personne ce je ne sais quoi de sordide et de rapace qui détruit
jusqu'à l'apparence de la jeunesse. Elle possédait des yeux narquois,
mais méfiants, et découvrait, lorsqu'elle souriait, une mâchoire
édentée, dans laquelle les canines
ressortaient,puissanteset commeprètes
à mordre.
— .Mâtin! mon pauv' Bidouille, avait
dit le colonel avant d'entrer, elle a une
trompette qui ne me revient pas, votre
futiure femme!...
— Oh!... mon colonel! avait répondu
l'ami de Chapuzot, vous êtes bien
difficile. C'est une femme sérieuse,
avec des picaillons. qu'il me fallait.
Elle n'est pas belle, je n'ai jamais
prétendu ça ; seulement, c'est une
femme supérieure, oui, supérieure, mon
colonel.
Ils étaient entrés dans la boutique.
La future M™e Bidouille s'était faite
gracieuse en recevant des messieurs en
redingote dans son débit où, d'ordinaire,
le plombier, venu pour réparer une
conduite dans la maison d'en face, trin-
quait avec les maçons occupés à surélever la maison d'à côté.
Et pendant qu'ils avalaient un petit verre de rhum, tous debout
devant le zinc. Bidouille demanda :
— Z'avez pas vu mon tabac, mame Barbotte ?... Figurez-vous
que je l'ai enveloppé dans un papier qui servait à ces messieurs.
— Saperlotte!... déclara alors la veuve Barbotte. Ce papier,
j'ai enveloppé dedans six sous de bonbons anglais pour le petit
garçon au brocanteur.
_ Miséricorde!... s'écria M. Dufuret. Quel brocanteur,
madame?... Où est-il ?
— Là-bas, monsieur!
Mme Barbotte indiqua, dans la rue de Bellechasse, une sordide
boutique, vers laquelle M. Du- g;;;.^^-^;^-^ rrr- ^
furet se précipita aussitôt. ; ;|
Un individu au nez busqué
le reçut en ces termes :
— Ponchur, messie, gu'est-
ce gue fus fulez?...
— Monsieur, expliqua l'é-
rudit, on a vendu à votre petit
garçon six sous de bonbons
anglais enveloppés dans un
papier des plus précieux pour
moi.
— Ah! oui-tal... Mon bé-
dide carçon a acheté six sous
de ponpons anglais !... Et avec
guoi tonc?... Chamais che ne
lui toune un sou.
Et le Juif appela :
^- Ezéchiel! Ezéchiel!...
A cette évocation, un mou-
tard au teint bronzé, à l'œil
fuyant, apparut dans le cadre
de la porte de l'arrière-bou-
tique.
— Ezéchiel l...Tu m'as pas
46
L'OUVRIER
dit gue du afais acheté sis sous de ponpons anglais !... Bolisson !...
Où les as-dii pris, ces six sous?...
Comme l'enfant ne répondait pas, le père continua :
— C'est tnns mon gaisse, bddide ganaille!... Voilà gné du foies
don bère, bédide m;illKureiix !... Attends loir un ben gue j'ai Uni
afec messie et du Iris foir cette dribodée!...
Le Juif dit alors, tandis que son rejeton, inquiet, écoutait de
toutes ses oreilles :
— Alors, messie, cette babier gui enfeloppc les ponpons, il est
drès brécieux?
— Ah!... monsieur! clama Ij'riquement le petit père Dufuret,
précieux au delà de tout ce que vous pouvez imaginer!... Rendez-
le-moi donc, je vous en prie.
— Ahl... répondit le Juif, dont les yeux pétillnient d'une
façon étrange. La goumerce, c'est la goumerce. Cotte babier, il a
été aclieté par mon fils; il abardeno à mon famille! C'ètre à brésent
une babier de familial... Je bouvé vous le vendre bas moins de
500 vrans!
— Miséricorde divine!... clama le pauvre père Dufuret. Un
bout de papier qui enveloppait des bonbons anglais !
— Mais puisque fus mé dites que c'est un babier précieux!
C'ètre bas moi gui lé dit. c'est vous!... Ezéchiel !... Où as-du mis
la bédide babier gui enfeloppait les ponpons anclais?... Clie de
bardonnerai ton fol, bédide goguinl
La figure d'Ezccliiel s'éclaira d'un mauvais sourire.
— Le babier, dit-il. Che me suis mouché dedans bur égonomiser
mon mouchoir et che l'ai jeté.
— Goguin !... Ganaille !... Avreux bolizonl... s'écria le Juif en
poursuivant son rejeton pour le gifler. Tu me ruines!... ïu me
foies!... Tu foies ta race, ton sang!... Tu téchires le sein gui te
nourris !... Mébrisaple crétin I... Attends un peu !...
Ezéchiel esquiva la bourrasque en filant dans la rue comme
une flèche.
Sauvé des mains paternelles, il adressa à son père, qui lui mon-
trait le poing, un superbe pied de nez, et s'approcha du père Dufuret
qui s'éloignait navré :
— Mossieu, lui dit-il, j'ai le papier dans ma. poche. Mon père
voulait le vendre SOO francs ; c'est un voleur, comme tous les
Juifs. Moi, je vous le donnerai pour 20 balles.
Comme on le voit, Ezéchiel était plus fin de siècle et la la'ique
lui avait donné du vernis.
!1 roulait déjà son père I
L'érudit, tout heureux, donna les 20 francs au jeune polisson et
reprit le papier qui était un peu chiffonné et poisseux, mais qui
contenait la fin de la lettre de l'aïeul de Chapuzot.
Triomphant, il l'apporta au colonel et à Uidouille en disant :
— Moquez-vous donc des procédés de l'érudition moderne
pour retrouver les documents disparus!... Est-ce vous qui auriez
découvert cette lettre?...
Le colonel. Bidouille et la veuve Barbette elle-même furent
d'avis que la science de l'érudition était tout de même une belle
chose et qu'on obtenait, grâce à elle, des résultats surprenants.
— N'empêche, dit le colonel à Bidouille, que c'est la deuxième
fois que, sous prétexte de nous aider dans notre travail de recon-
stitution delà chose du grand-papa de Chapuzot, vous nous fichez
dans le lac. Ça devient canulanll...
Bidouille s'excusa du mieux qu'il put, tandis que la veuve Bar-
botte s'écriait :
— Ohl... une chance qu'il aura de m'épouser, ce garçon-là,
pour organiser ses affaires et lui faire mettre de l'argent de côté,
il est brouille-tout, si vous saviez!...
Une demi-heure après, Bidouille étant retourné au ministère,
le colonel et le petit père Dufuret se réunissaient de nouveau chez
Chapuzot et prenaient connaissance de la fin de la lettre adressée
de Mayence par le soldat de la République à ses parents.
VII
MOTEK BIZARRE EMPLOYK PAR l'aIEDL UK CHAPUZOT POUR
GAGNER UN FUSIL d'hONNEUR
Depuis six jours, chers parents, je suis proposé pour un fusil
d'honneur qu'on me délivrera après la campagne avec les coinidi-
ments du Comité de Salut public, qui est préposé à la distribution
des fusils et des sabres d'honneur.
Si j'étais un flambard, comme il y en a tant dans la 74e, je
vous raconterais que je me suis battu comme un lion, que j'ai
démoli des douzaines de cavaliers, et pris des batteries d'artillerie.
Mais ce n'est pas ça du tout, et bien que ça doive un peu humi-
lier mon orgueil de soldat, j'aime autant vous dire que ce n'est pas
de ma faule si j'ai eu un fusil d'honneur et les félicitations du
capitaine Boufignac.
Cetle nuit-là, donc, ce n'était pas ma compagnie qui était de
garde. 11 gelait qu'il y avait de quoi rester collé à la terre à même
laquelle on couchait, faule de paille qu'il faut bien laisser aux
chevaux, ces pauvres bêtes qui crèveraient de froid autrement.
Au ciel, des étoiles, mais pas de lune, et on n'entendait rien que
le bruit des sentinelles qui se promenaient devant le bivouac dans
leurs bons souliers neufs.
En les entendant taper du pied, on se disait : t Voilà des gaillards
qui sont flers de ne plus marcher nu-pattes 1 »
Moi. j'avais grelotté avant de m'endormir, puis comme nous nous
étions serrés comme des boudins, Flaniboche, lîadois et les autres,
la chaleur avait fini par venir, excepté aux pieds, et j'avais rèvéque
je me couchais dans un lit bien mollet, bien bassiné, avec un bon
bonnet de coton autour de la tête, mais que mes pieds seuls ne
pouvaient pas se réchaulfer, rapport à un courant d'eau glacée qui
venait dessus.
Dans mon rêve, je pestais après ce bain de pieds bien désagréa-
ble, et je me disais : « Pourquoi ne met-on pas un peu d'eau chaude
dans tant d'eau froide, » quand un coup de fusil tiré tout près du
bivouac nous i-éveille tous.
Et nous entendons crier :
— A moi! Ala garde!... Je suis mort!... L'ennemi!... Alerte.
Nous voilà debout dans l'obscurilé, cherchant nos sacs, nos
fusils, nos briquets, pendant que le grenadier de faction qui avait
crié, tombait sur le dos, dans une mare de sang, tué par une balle
dans le ventre.
Et on se heurtait, on s'injuriait, on s'embarrassait dans son
harnachement, quand la vois du capitaine RouQgnac s'éleva tout
à coup :
— Hé 1... les enfants de la République!... criait-il. Les Prus-
siens sont sur nous!... Recevons-les à coups de fourchette 1... Ahl...
les gredins!... Ils veulent rétablir la royauté et me remettre
caporal!... C'est à voir!...
Il n'avait pas fini qu'une décharge terribb abattit plusieurs de
nos hommes. Au hasard, nous avons répondu, mais sans produire
.beaucoup d'effet.
L'ennemi avait fait une sortiede nuit; les Prussiens, les semel-
les entourées de linge ou de foin, étaient arrivés sans bruit, nous
avaient pris à dos, à revers, par tous les bouts, et nous fusillaient
de tous les côtés comme des lapins.
Si on ripostait à droite, vlan!... les balles pleuvaient à dos. Si
on se retournait, ça nous arrivait à gauche!...
Alors, la panique nous a empoignés. J'ai filé de mon côté
comme un lièvre, croyant avoir le diable à mes trousses, et je me
suis trouvé tout à coup en face d'un peloton de grenadiers prus-
siens qui me couchaient en joue.
J'ai cru que ma dernière heure était arrivée.
{La suite au prochain numéro.) Jean Drault.
NOTRE CONCOURS DE COLORIAGE
Nous avons déjà reçu quelques compositions. Elles ne sont pas
d'une facture très remarquable; une, cependant, nous paraît avoir
chance d'obtenir un prix; il nous semble, pourtant, que l'on peut
arriver à des résultats meilleurs ; nous recommandons donc
aux concurrents de ne pas se presser; ils ont encore une grande
semaine devant eux.
Quelques concurrents nous ont envoyé seulement un ou deui
numéros coloriés; nous sommes obliges de les mettre hors con-
cours; le jury n'examinera que les compositions portant sur la
série des trois numéros.
LA MISSION
Par GEORGES DE LYS
Dans la cellule, Paul s'agenouilla. D'une envolée, son cœur
ascendait vers le Christ, dont le grand geste de crucifié s'élargis-
sait sur la blanche nudité du mur. Et le gai rayon de soleil d'avril
tombé de la lucarne sur la face divine mettait un sourire aux
lèvres de Jésus.
Douce, infiniment douce et poignante, une émotion enflait la
poitrine de Paul, et ses lèvres frissonnaient de mots balbutiés...
Prêtre !... il était prêtre !... A son appel d'homme Dieu avait obéi,
s'était incarné dans ses mains, ses mains, qui, tremblantes,
l'avaient tenu... Enfin, le pain de Vie, le sang de Dieu avaient for-
tifié son àine et son corps I ♦
En lui s'était révélé un caractère nouveau. Une force inconnue
le soulevait; il ardait d'une soif inaltérable d'immolation et
d'amour. Et, désormais, chaque jour, le ciel écoulerait sa voix, lui
donnerait son Christ, lui enivrerait l'âme d'innomées voluptés!
Une soudaine angoisse troubla sa félicité. Dans le sentiment de
son indignité des joies célestes, il se reprocha sa présoiiiptueuse
allégresse, se demanda si son bonheur no se viciait point d'orgueil.
Humblement, il s'humilia, baisa les pieds du crucifix et s'nlTrit à
l'humaine souffrance, aux terrestres épreuves pour mériter la
divine extase.
L'OUVRIER
47
Sa prière lui sembla entendue, exaucée déjà. Alors il se releva,
i^nlme et fort.
Sa méditation évoqua la cérémonie d'où il était sorti armé
"\iv le bon combat. Il se vit, debout, la tète rasée, la tonsure él.ir-
-icromaie le signe d'auréole dont, peut-être, le couronnerait le
inarl_yrp, là-bas, aux ronirées sauvages et obscirres conliOes à son
iiidslolat et auxquelles il porterait la lumière qui grandit les
prits, la chai-ilé qui élargit les cœurs.
Adossés au grand autel, lui et les missionnaires, ses frères,
' ligeaient comme un rivant rempart marchant aux combats,
r.ix conquêtes pour Jésus, le Dieu qui vivait en eux Sous la tom-
bée des pauiiicres, leurs yeux conlcn]]ilaient, en leur ;\me, l'œuvre
it l'Ouvrier, et leurs fronts se haussaient glorieax de son Signe,
par lequel ils vaincraient.
Les vétérans les embrassaient avec l'âme du souvenir; eus, les
co s'rits. échangeaient le baiser d'adieu avec l'âme de l'espérance,
la sublime foliede la Croix. La foule, moite de larmes, aflluait du
parvis, cléi'erlait par les portes ouvertes de la Table sainte, dans la
confusion chrétienne des rangs sociaux; l'un après l'autre, chaque
fidèle se prosternait, baisait les pieds nus des soldats d'Amour, qui
le relevaient à eux pour le grandir de leur baiser fraternel.
Paul allait donc partir. Dieu le glorifiait de la mission d'apôtre.
Le jeune prêtre aspirait vers cet inconnu où il lui serait donné de
confesser la Foi, d'enfanter au Christ de nouveaux fils. Et son
cœur le devançait, affranchi des liens terrestres.
Une tristesse inonda son cœur à la pensée du peu de mérite
acquis à son détachement. Il avait cependant une mère... Hélas!...
ce nom si dooX était plein d'amertume. Sa mère!... Si sa charité
l'absolvait, ce pardon était tout de devoir et de pitié !
Paul se remémorait l'agonie vivante de son père, de cet
homme de bien meurtri dans son amour conjugal et qui, sans
guérir, se réfugiait dans sa tendresse pour son fils. Il revoyait,
par apparitions fugaces, cette mère oublieuse des siens, emportée
par la vie folle et qui avait complété le deuil du ménage par une
séparation volontaire. Pauvre femme, insatiable de plaisir, aveugle
aux vraies joies!
De ces navrants souvenirs levait, dans le jeune prêtre, une
gratitude plus haute vers Dieu, qui, en l'élisant son serviteur,
l'avait à jamais affranchi des tortures mortelles à sou père bien-
aimé.
Il joignit les mains ; sa dernière prière sur le sol natal voulait
être pour lui qui dormait là son repos.
Le supérieur était entré et tenait Paul sous son regard.
— Mon frère, prononça-t-il d'une voix lente et grave, nos des-
seins sont d'un poids léger dans la volonté divine, vous n'êtes plus
des nôtres.
Paul le dévisage, effaré.
L'abbé continua :
— Le premier devoir d'un prêtre est l' obéissance. "Vous appar-
tenez désormais au clergé séculier. Son Eminence le cardinal-
archevêque vous assigne pour résidence la paroisse des Fougères.
Pau! haletait. Les Fougères! Le village natal, l'église de son
enfance, la maison familiale, la tombe de son père!...
Le supérieur, après u.ne pause, expliqua .
— Un grand devoir vous attend. Vieillie, votre mère est reve-
nue au foyer, malheureuse, brisée par la vie, abandonnée
de ce monde auquel elle a tout sacrifié. Fatal retour des choses
profanes! Par la voix de son minisire, Dieu a choisi le fils pour
panser les plaies, pour dessiller aux consolations sublimes les
yeux de la mère. Tâche haute! A qui vous a donné la ^ie terrestre
vous ouvrirez la vie éternelle.
— 0 mon père!... Dieu ne m'a pas jugé digne de porter son
drapeau! gémit douloureusement Pau), en fléchissant sur les
L'éUOUX.
— Relevez-vous, monsieur l'abbé, commanda le supérieur.
\ ous manquez de foi. Soyez humble et allez où l'obéissance vous
reclame.
— Mon Dieu !... mon àme est dans la douleur; mais je me
soumets. Mon père, béuissez-mui!
— 0 mon fils! soupira le supérieur en lui imposant les mains,
puis en lui ouvrant les bras, je te donne, avec ma bénédiction, le '
baiser de paix. L'épreuve t'a trouvé douloureux et fort. Mon cœur
aussi, sache-le bien, saigne de le séparer de nous, bien que ma
volonté l'ait voulu.
— Vous?...
— i..coule-moi, mon enfant. Oui. c'est moi qui ai demandé et
lenu pour loi la iia-e des Fougères. Une lettre m'est venue de ta
■ re, <lé-espérpe. Sa beauté morte, le monde l'a abandonnée. Elle
st réfugiée aux Fougères :là. elle s'est trouvée plus seule encore,
rangère aux gens du pays, mal vue d'eux, car ils aimaient ton
|M re et savent que par elle il a souffert. Affolée, ne sachant où
chercher asile, trop longtemps éloignée de Dieu pour accepter le
châtiment et se réfugier dans la prière, elle a peur de la vie ; elle
s'humilie, elle invoque l'amour que les fils doivent aux mères. J'.ii
médilé, j'ai prié, et le ciel m'a dicté la vérité : ton devoir est près
de ta mère. J'ai exposé le cas dans une lettre à Monseigneur. Sa
réponse m'est arrivée ce malin; elle ratifie mon jugement et doit
le consacrer à les yeux, .aujourd'hui, tu es prêtre, tu es armé pour
la vie : va, et que Dieu te garde !... Tu as souffert par ta mère, je
le sais ; mais tu ne serais pas un prêtre, pas un chrétien, pas même
un homme, si l'appel de celle qui la enfanté ne lui ouvrait pas
miséricordieiisement ton cœur. Si la tilche l'effraye, tu m'écriras
tes inquiétudes, je guiderai tes premiers pas dans ta mission de
relèvement et d'amour. Car tu restes ainsi missionnaire, observa le
supérieur avec un doux sourire. Sache bien que tu emportes avec
toi ce qui reste d'amour humain dans mon cœur d'homme et toute
la charité de mon Ame sacerdotale. Tu es mon fils spirituel, mon
enfant d'élection paternité aussi puissante el plus haute que celle
du saii".
Le lendemain, Paul célébrait sa seconde messe dans l'église
des Fougères, entouré de tous ceux qui avaient béni son père,
qui l'avaient lui-même connu enfant. Quand il monta en chaire, il
évoqua, pour lui, pour celle qui portait son nom, le souvenir du
bienfaiteur de la contrée, de l'homme endormi de son dernier
sommeil, là, dans le petit cimetière, les larmes montèrent aux
yeux des cœurs amollis.
.\ussi, à la sortie de l'église, devant le respectueux hommage
des fronts découverts sur leur pass.ige, devant la bonté épanouie
dans les regards, la mère, au bras de son fils, crut à l'espcrir et au
pardon.
Georges oe Lvs.'
MAGIE BLANCHE EN FAMILLI
Le foulard aux dragées.
Les tours préférés des amateurs magiciens sont ceux qui n3
demandent aucune espèce d'appareils encombrants, et qui cepen-
dant peuvent produire un certain effet au moyen d'objets de pen
de volume, tels que nous en avons indiqué' déjà un si grand
nombre à nos lecteurs' : foulards, boulettes de cire, fils de soie.
caoutchoucs, petits crochets, pièce trouée, lame de mica, pièce en
verre, œuf creux, pochette en peau, morceau pour le mouchoir,
doigt à aiguille, couteau et gros clou préparés, caries truquées, etc. ;
ces petits riens, tonus en réserve au fond d'une poche d'habit, per-
mettent à l'amateur d'improviser à première demande une séance
de magie qui paraîtra d'autant plus surprenante que Vartisfesevu
suppose n'avoir à sa disposition, pour l'exécuter, que son adresse
et ses dix doigts.
A ce litre, nous recommandons le joli lour du foulard aux dra-i
fiées, qui s'exécute à l'aide d'un petit suc que nous allons décrire:
Robert Houdin. qui adonne l'explication de ce tour dont il a été,
croyons-nous, l'inventeur, y voyait entre autres avantages « celui
de laisser aux spectateurs un doux souvenir ». .\ ce propos, si
vous voulez me croire, magicien mon confrère, vous nemamjiierez
jamais une occasion d'offrir, pendant vos séances, de fins bonbons
à vos spectateurs, des fleurs aux dames, des jouets aux enfants:
vous vous ijarderez doue d'imiter certain monsieur un peu avare,
qui, dans lexéciition du lour qui nous occupe, avait jugé bon de
remplacer par des pois chiches les dragées; sans doute celles-ci
1. Voir le volume ilisi» blanche en famille, H. GAUTIER, fdileur.
48
L'OUVRIER
ne pourront servir qu'une seule fois, comme disait notre monsieur,
mais il faut compter pour quelque chose aussi l'impression fayo-
rable produite forcément sur l'assistance par les générosités du
maîïicien ; en pareil cas, croyez-moi, l'exécution de yos tours,
lais"sàt-elle quelque peu à désirer, une abondante distribution de
bonbons et de fleurs les fera proclamer excellents.
Le petit sac à employer est dessiné dans notre première vignette ;
le numéro \ en montre l'aspect quand il est -vide, le numéro 2 le
représente rempli de dragées et fermé au moyen de la boucle et
du petit crochet cousus àchaque extrémité. C'est ainsi disposé que
le petit sac est posé debout sur la servante accrochée derrière la
table du magicien; s'il fallait improviser une séance, ce sac pour-
rait être simplement épingle au tapis de la table.
Un plateau, qui peut être en laque, en cristal ou en métal, et
un foulard que tous soumettrez à l'examen des spectateurs sont
les instruments visibles de ce tour de magie.
Après vous être placé derrière votre table, mettez devant vous
le plateau sur lequel vous étalerez complètement le foulard dont
vous dirigerez un angle vers le public, l'angle opposé vers vous, au-
dessus du petit sac. et les deux autres angles vers chacun des côtés
de la table. Saisissez, entre l'extrémité des doigts de la main droite,
le milieu du foulard comme pour l'enlever et, de la main gauche,
prenez successivement chacun des coins du foulard, à quelques
centimètres de la pointe, et portez-les entre les doigts de la main
droite, à côté du milieu du foulard, qui sera ainsi replié en un petit
paquet.
Tout celaétantaccompagnéd'un boniment convenable, approchez-
vous des spectateurs en leur annonçant que vous allez faire appa-
raître des dragées sous le foulard. Comme si vous preniez pour
une marque d'incrédulité le sourire d'un spectateur ou quelques
paroles prononcées à mi-voix, arrêtez-vous soudain, soiu-iant
vous-même ; « Vous doutez de la réussite de mon expérience?...
vous pensez que les dragées sont d(>jà là ? » Neuf fois sur dix la
personne ainsi interpellée vous répondra : « Peut-être. »
— Mais non, dites-vou£, elles n'y sont pas encore. Ici, vous
continuez à débiter vot reboniment avec volubilité et vous vous efforcez
de paraître un peu troublé ou embarrassé, puis vous vous ari'êtez
brusquement en regardant le public ; or, à ce moment, votre petite
comédie a produit tout son effet : un soupçon a été éveillé dans
l'esprit des spectateurs et des sourires très apparents vous montrent,
a n'en pouvoir douter, si même on ne vous le dit pas clair et net,
que plus d'un — oh! par simple esprit de contradiction et
non pour autre chose — est persuadé que les dragées sont déjà
là, ou que le secret de votre expérience vient d'être surpris. Otez
alors le foulard du plateau, développez-le et montrez-en les deux
côtés: « Vous voyez bien, ajoutez-vous d'un' ton de doux reproche,
qu'il n'y avait rien; mais, de grâce, ne m'embarrassez pas ainsi
par vos regards scrutateurs au moment où, au milieu de vous, je
me prépare à faire naître les dragées. »
Le but de celle pelite scène est, on le comprend, de relever le
prestige du tour en faisant croire que c'est au milieu de la salle, les
manches relevées, que le prestidigitateur fait apparaître les dragées
sur ce plateau isolé et recouvert simplement du mince foulard
que l'on a examiné
— Je vais donc recommencer, dites-vous d'un petit air légère-
ment contrarié en retournant à votre table.
Etalez alors le fiiulard sur le plateau, comme la première fois;
saisissez-en le milieu, joignez-y d'abord l'angle qui regarde les
spectateurs, puis celui qui est près de vous, et saisissez alors en
même temps le petit sac de dragées; continuez l'opération en sou-
levant les deux coins qui regardent les côtés, et rendez-vous une
seconde fois au milieu de la salle.
c Tous ces regards me troublent et je crains vraiment de ne pas
réussir. Quelle confusion pour moi si, au lieu de bonbons, j'allais
faire naître des cailloux sur ce plateau I... Attention ! je vais secouer
le foulard, doucement d'abord, un peu plus fort... et voilà d'excel-
lentes dragées ! i
Le foulard, enlevé du plateau, est légèrement enroulé et jeté
négligemment sur la table, tandis que )e plateau circule au milieu
de l'assistance qui goûte et savoure les excellents bonbons du
magicien.
N'exécutez ce tour, ami lecteur, qu'après vous y être suffisam-
ment exercé. Comme toutes les expériences devenues classiques,
celle-ci fait nécessairement partie du programme de tout opéra-
teur désireux de montrer son habileté et démettre en œuvre autre
chose que des instruments truqués. Soignez, ici surtout, le boni-
ment, mettez-y beaucoup d'entrain et de bonne humeur; personne
alors ne songera à vous dire que c'est là un vieux tour, et qu'il y
a bel âge que Robert Houdin est mort. Il en est un peu de la pres-
tidigitation comme de la cuisine moderne : Les vieux plats sont
encore les meilleurs et Robert Houdin n'a pas encore eu, que nous
sachions, de successeur; puisse-t-il en naître un, bientôt, parmi les
lecteurs de notre cher Ouvrier!
M:\Gus.
Librairie BLÉRIOT, Henri GAUTIER, successeur,
55, quai\des Grands-Augustins, Paris.
OUVRAGES
MOIS DE MARIE
Mois de Marie des paroisses de campagne.
Par I'abbé Vjrel, avec 18 cantiques. 1 vol. in-16 (au lieu de
1 fr. SO) : 0 fr. 75.
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paroles de V Ave Maria, avec traits et exemples par M. I'abbé Raulin.
1 vol. in-16 (au lieu de 1 fr. 30) : 0 fr. 75.
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Par M. I'ABBÉ Tardivon,! vol. in-16 (au lieu de 2 francs) : 0 fr. 75.
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Légendes des litanies de la sainte Vierge.
Par Louis d'Appilly. 5 vol. in-12 (au lieu de 10 francs)
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Histoire de la très sainte Vierge, par I'abbf; C.-H.-T. .Iamar.
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I>,u,r recevoir chacun de ces ommifie.^ franco, il .suffit ifen
envoyer le prix à M. HENRI GAUTIKR, .^5, quai des Urmds-
\ ugustins, à Paris.
Le Directeur-Gérant : HENRI GAUTIER. - Sceau., Imp CI.,
5 centimes le N« fA /\ eentimei le N v v-o >l Q 1 1^
année courante. VIU années échues./ il Lu Lu
TREHTB-SIXIEMB AHNEE — 23 Mai 1S96.
L'OUVRIER
Joiifnal îlliistré paraissant le I%Iercreclî et le Samedi
ABONNEMENT D'UN AN :
(104 numéros)
France, Algérie et Belgique :
6 francs.
DIRECTION ET ADMINISTRATION :
LIBRAIRIE BLÉRIOT, HENRI GAUTIER, successeir,
00, quai des Grands-Aagustins, Paris.
ABONNEMENT D'UN AN
(104 numéros)
Colonies et Étranger (sauf la
Belgique) ; 7 francs.
LES VOLEURS D'ORj par georges le faure
Intrigue, le financier s'était immobilise, ;Voir page 30.)
50
L'OUVRIER
EOJDUIRE : Les Voleurs dOr. pw Georges Le Faure. — Un Aïeul de Cha-
puzot, par Jean Drault. — Chronique hebdomadaire, par Oscar Havard.
LES VOLEURS D'OR'
GEORGES LE FAURE
BNTRE LA COUPE ET LES LEVKKS...
— Bref, monsieur, c'est une somme de dix à quinze millions 1
qu'il me faudrait... . Il
Celui auquel s'adressaient ces mots, — un grand homme, froid 1]
et compassé, au visage de bois, les regards abrités derrière des
lunettes d'or, le col haut, cravaté de blanc, et le corps enveloppé
dans une redingote noire, de coupe sévère, — ne put s'empêcher
de faire sur son siège un léger saut, tandis que, dans ses prunelles
bleu faïence, de tonalité glauque, sans reflets, une lueur s'allu-
mait...
— Dix ou quinze millions 1 répéta-t-il, comme vous y allez, mon
cher monsieur!...
Sa voix était froide, sans expression et de désagréable effet.
John Stock, lui, renversé dans un fauteuil, les jambes croisées
1 une sur l'autre dans une attitude d'absolue désinvolture, semblait
se soucier, aussi peu qu'un poisson d'une pomme, de l'étonnement
de son interlocuteur; la tête légèrement inclinée vers la bouton-
nière de sa jaquette, fleurie d'un superbe chrysanthème blanc,
il paraissait humer avec volupté les senteurs très douces qui mon-
taient de la fleur, tout en dessinant du bout de sa canne, — un
jonc à pomme d'or, très simple mais de très bon goût, — des ara-
besques sur le tapis...
Certes, un changement radical s'était opéré en lui, et celui qui
l'eût vu eût hésité à reconnaître le voyageur du coach de Péters-
dorp dans le gentleman accompli qui se trouvait en ce moment
dans le petit salon de M. Stanislas Rudert, le célèbre financier,
dont le nom rayonnait sur l'univers entier, flamboyant en tête des
conseils d'administration de plus de cinquante compagnies...
Cosmopolite par excellence, il avait adopté comme devise ces
mots : « l'argent n'a pas de frontière •, et il prêtait l'appui de sa
grande réputation et aussi de sa haute compétence à tous les
hommes d'argent soucieux de tirer à eux l'épargne de leurs sem-
blables.
Quelque part qu'il fût, c'était d'affaires qu'il s'occupait, quelque
part qu'il allât, c'était aux affaires qu'il songeait et, s'appliquant
à lui-même ce mot d'un journaliste célèbre : t une idée par jour »,
il ne s'estimait content à la fin de la journée que s'il avait traité
une affaire nouvelle.
D'un jugement sûr, d'un flair étonnant, cet homme avait pour
lui l'énorme avantage d'appartenir à la religion réformée, cette
religion qui constitue comme une sorte de franc-maçonnerie dont
tous les membres, — quelle que soit leur nationalité, — se sou-
tiennent, se défendent, s'entr'aident, même au mépris des intérêts
de leurs concitoyens. — Nous en avons, malheureusement, une
preuve tangible, dans notre pays où nos affaires extérieures sont
si mal menées depuis que les protestants ont pris pied dans le gou-
vernement...
Donc, il était l'homme froid par excellence, sans jamais aucun
emballement ets'étudiant surtout <i ne jamais laisser paraître sur
son*\isage rien de ce qu'il éprouvait au-dedansde lui-même; cette
fois-ci, cependant, la somme énoncée par son interlocuteur l'avait
stupéfait, moins par son chiffre élevé lui-même que par le ton et
l'altitude du personnage...
Jaquette noire, fleurie ainsi que nous l'avons dit, mletde piqué
blanc, pantalon à larges carreaux noir et blanc, souliers vernis
recouverts de guêtres blanches, John Stiick paraissait quelqu'un,
dans toute l'acception du terme, d'autant que son visage avait
subi une transformation conforme à celle de sa tenue : rasé de
près, il n'avait conservé que la moustache cirée à la pommade
iiongroise et retroussée belliqueusement en deux crocs d'allure
menaçante; dans l'œil gauche, il portait, encastré, un rond de
cristal attaché à son cou par un fil de soie, et ses cheveux noirs,
formant ime raie depuis la nuque jusau'au front, luisaient, forte-
ment huili's, ainsi que des bandeaux de femme.
Sa main gauche, soigneusement gantée de blanc, tenait, appuyé
sur son genou, un chapeau haut de forme, en feutre gris, de l'as-
pect le plus élégant.
Une aussi irréprochable tenue, jointe à un mot de recommau-
dation de lord Cornalletl, avait fait obtenir séance tenante à
4. 'Voir VOuvrier depuis le 2 m li 189 '.
l'aventurier une audience de M. Stanislas Rudert, actuellement en
villégiature dans sa superbe villa du golfe Juan.
L'habile financier avait pris l'habitude de^venir, tous les hivers,
passer quelques semaines sur la côte d'azur, à l'époque où, de tous
les points du monde entier, la société y afflue; ce lui était un
moyen de causer affaires, sans que l'on pût s'émouvoir de tel ou
tel de ses déplacements ou échafauder de multiples et invraisem-
blables combinaisons sur les visites qu'il pouvait recevoir à
Paris...
Depuis que John Stuck était entré dans le petit salon qui lui
servait de cabinet, il l'avait laissé parler, sans l'interrompre un
seul instant, bien qu'il trouvât que son visiteur se perdait dans
des considérations bien vagues et dans des récits qui ne précisaient
rien; et c'était justement parce que, en l'espace d'un quart
d'heure, cet homme d'affaires si précis et si pratique n'était pas
plus fixé sur la nature de la combinaison qui amenait cet étranger
chez lui que lorsque cet étranger avait franchi le seuil de sa
demeure, qu'il s'était permis de pousser l'exclamation par laquelle
débute ce chapitre.
— Quinze millions !... Mais c'est une somme!...
— Pour monsieur Stanislas Rudert!... répondit John Stuck,
une misère I
— Si encore je savais de quelle opération il s'agit, je pourrais
voir..., juger..., apprécier..., mais vous ne m'avez rien dit et, dans
cette conférence que vous venez de me faire sur le Sud africain,
la colonie du Cap, leTransvaal, lalutte desUitlandersetdes Burghers,
je ne vois rien qui puisse m'éclairer.
Ce disant, il s'était levé, donnant congé au visiteur par ces
mots :
— Le mieux serait que vous me rédigiez un petit rapport —
quelques pages seulement, car j'ai tant à faire que je n'ai guère
le temps de lire — j'examinerai la chose et je vous donnerai
réponse...
John Stuck, lui, n'avait pas paru comprendre le congé qui lui
était donné et, toujours assis dans son fauteuil, son regard moqueur
attaché sur le grand financier, il paraissait le considérer d'un air
plein de commisération.
— Malheureusement, fit-il, la chose dont il s'agit ne peut point
être écrite et si un accord doit intervenir entre nous, il doit être
uniquement verbal..., car je cours de grands risques, et si je ne
savais que M. Stanislas Rudert est trop homme d'affaires pour
confier à qui que ce soit, — en dehors de certaines personnalités,
bien entendu, — ce que je m'en vais lui dire, je ne serais même
pas venu le déranger.
Intrigué par ces mots, prononcés d'une voix ferme, le financier
s'était immobilisé, l'extrémité de ses doigts secs appuyée au bord
de son bureau, les yeux attachés, avec une expression d'étonnement,
sur son interlocuteur...
— Il s'agit d'i;ne révolution, fit celui-ci, très nettement, en
relevant la tète et en regardant M. Rudert, avec l'espérance do
jouir de sa surprise.
Mais son espérance fut trompée, car c'est à peine si les sourcils
du financier se haussèrent, tandis qu'il murmurait :
— Une révolution?... comprends pas...
— Vous allez comprendre : ainsi que je crois vous l'avoir
démontré tout à l'heure, la colonie du Cap marche à sa ruine; .
sa situation financière, qui s'était prodigieusement relevée depuis
l'extension surprenante des affaires du Transvaal, va chaque jour
s'effondrant davantage par suite du chemin de fer dePretoria à
Delagoa-Bay qui soustrait le trafic de la république Sud-africaine
aux exigences du Cap...
— Oui..., oui..., je sais cela de longue date..., passez! fit
M. Rudert qui s'était assis de nouveau.
— D'un autre côté, les détenteurs de valeurs minières — j'en-
tends les gros détenteurs— pour provoquer une baisse factice, ont
jeté depuis quelques jours, sur le marché de Johannesburg, des
quantités considérables de titres; avant quarante-huit heures, le
contre-coup s'en fera sentir sur les places d'Europe...
De nouveau, le financier inclina la tête, murmurant :
— Je suis au courant de la situation et jusqu'à présent je ne
vois pas en quoi il peut être question d'une révolution...
— Veuillez prendre patience, j'y arrive. Les baissiors de là-bas
ont vendu plus de titres qu'ils n'en possèdent, — et cela dans des
proportions que vous ne pouvez imaginer — si bien que lorsque
va arriver le moment rie livrer les titres, il leur sera impossible de
le faire, à moins de se ruiner complètement...
Le visage du financier s'était rembruni et son regard, à travers
ses lunettes d'or, était devenu plus attentif.
— Dans ces conditions, poursuivit John Stuck en baissant
instinctivement la voix, il m'est venu une idée, et une idée qui
non seulement peut sauver la situation des capitalistes engagés
dans la baisse, mais encore leur faire gagner des sommes considé-
rables, réunissant entre les mains de quelques-uns l'exclusive pro-
priété pour ainsi dire des mines du Transvaal.
M. Rudert demeurait impassible; son visage glabre et sévère
n'avait pas bougé, et John Stuck eût pu croire que ses paroles ne
l'avaient intéressé que médiorremenl si, dans la prunelle, une
flamme subite ne s'était allumée et si, sur le rebord de la table.
L'OUVRIER
Cl
les doigts ne s'étaient crispés nerveusement, témoignant dune
fétorilité peu ordinaire...
— J'ajouterai, poursuivit l'aventurier, que mon idée, mise à
exécution, aurait un autre résultat dont vous ne pouvez apprécier
toute l'importance autant que le pourrait faire un Anglais, attendu
que ce résultat aurait pour but d'auguienter la puissance coloniale
de l'Angleterre, en ce sens qu'elle sauverait le Cap de la faillite;
maintenant, personnellement, peut-être avez-vous des intérêts là-
bas; en tout cas il est impossible rpie, parmi les nombreuses
sociétés que vous administrez, il n'y ail de mes compatriotes auprès
desquels naturellement vous rencontreriez tout l'appui désirable.
M. Hudert tambourina quelque peu nerveusement sur le bord de
son bureau.
— Voyons... voyons, dit-il, il faudrait mettre un peu d'ordre
dans tout cela, car, plus vous allez et plus, au lieu d'éclaii'cir la
situation, — vous l'embrouillez : vous mêlez tout, les porteurs de
titres au Transvaal et la puissance de l'Angleterre au Cap.
— Mais... interrompit lolin Stuck avec un énigmatique sou-
rire... c'est que, dans la réalité, tout cela se trouve mêlé...
— Voulez-vous que nous laissions pour un instant la réalité de
côté et que nous procédions par ordre?., demanda le financier
avec autorité...
Son interlocuteur était trop plein de snn sujet ur le laisser
continuer, et l'interrompant de nouveau;
— Voici mon idée; les joueurs dont je vous parlais tout à
l'heure sont ruinés, si un incident ne 'iurvient pas... qui puisse
non seulement les sauver, mais encore leur permettre de compen-
ser au centuple les angoisses par lesquelles ils passent depuis quel-
ques semaines... Or, cet incident, je puis le provoquer... Mais,
j'ai besoin, pour cela, d'une quinzaine de millions.
— Expliquez-vous...
— Que cet incident, en effet, d'ordre violent, - je vous le dis
tout de suite, — jette le public en une terreur telle qu'il se débar-
rasse à n'importe quel prix de ses titres, les cours s'effondrent,
tombent bien au-dessous de ceux auxquels nous avons vendu... nous
rachetons donc avec un bénéfice déjà fort appréciable et, lorsque
la tranquillité renaît, les valeurs remontant à leur "ours normal,
c'est une fortune considérable que je n'hésite pas à évaluer à plu-
sieurs millions de livres.
John Stuck parlait avec une chaleur telle que Stanislas Rudert,
dont l'impassibilité n'était cependant pas facile à entamer, se sen-
tit presque convaincu, et il demanda;
— Mais cet incident... de nature énergique, quel est-il?
Sans doute l'aveu n'était-il pas commode à faire, car l'Anglais
ne répondit pas tout de suite ; même il sembla qu'il appor-
tait au dessin d'arabesque fait par sa canne sur le tapis plus d'atten-
tion que n'en comportait véritablement la chose et, durant un bon
moment, il demeura là, relevant dans un geste machinal ses mous-
taches, en sorte que ses crochets avaient fini par prendre des pro-
portions extraordinaires, extravagantes...
Enfin redressant la tête, pour suivre sur le -visage de son interlo-
cuteur l'effet qu'allaient produire ses paroles
— Supposez, commença-t-il, que le parti des- Uitlanders ne se
juge plus en sûreté au Transvaal...
— Pourquoi, plus en sûreté ? interrompit tout de suite M. Ru-
dert.
— Parce qu'il règne en ce moment là-bas une effervescence
qui ne fera qu'aller crescendo et qu'il n'y aurait rien d'étonnant
à ce qu'une partie de la population étrangère se décide à réclamer,
les armes à la main, les droits politiques que le gouvernement de
la république s'obstine à leur refuser.
— Ce serait grave..., objecta le financier en hochant la tète...
— Grave... surtout pour les porteurs de titres, qui verraient
les cours s'effondrer avec une rapidité telle que, pris de panique,
ils jetteraient sur le marché tout ce qu'ils ont en portefeuille, ce
qui permettrait à mon syndicat de racheter à bas prix des valeurs
incontestablement bonnes qui ne tarderaient pas à remonter à un
taux normal...
— Peuhl... une révolution, ça peut durer longtemps... et puis,
l'issue en est douteuse... fit M. Rudert en allongeant les lèvres
dans une moue significative.
— Erreur; car nous n'attendrons pas qu'elle éclate et voici
pourquoi : ainsi que je vous le disais tout à l'heure, admettez que
la partie calme, paisible des Uitlanders de Johannesburg prenne
peur de cette efifervescence et que, en raison de la rudesse, de la
brutalité des Boers, ils redoutent, — en cas de mouvement popu-
laire — une répression sanglante, que font-ils?.. . ils font appel à
leurs compatriotes du Cap qui pénètrent sur le territoire transvaa-
lien, établissent des postes aux bons endroits, mettent garnison à
Johannesburg et, au besoin, marchent sur Pretoria.
En dépit de son flegme, le financier sursauta et derrière les
verres de ses lunettes, ses yeux eurent un éclat effaré.
— Et vous croyez que la colonie du Cap se prêtera à un sem-
blable manège I s'exclama-t-il. C'est chose grave, car le Cap est
colonie anglaise et l'Angleterre serait responsable.
Jonh Stuck secoua négativement la tête, tandis que ses lèvres
se plissèrent dans un sourire malicieux.
— Point, dit-il ; le gouvernement du Cap n'a rien i Toir în
tout ceci et, conséquemment, l'Angleterre n'est compromise en
quoi que ce soit : mes plans sont tirés, mes mesures sont prises
et j'ai l'homme qu'il faut pour mener à bien cette entreprise. Cet
homme, — vous voyez que je joue cartes sur table, — c'est le
Dr Jamcson, le gouverneur des Chuanaland...
— Vous êtes d'accord avec lui?
— Je ne veux lui en parler que quand j'aurai entre les mains
les moyens d'agir; mais quand je viendrai le trouver pour lui
prouver qu'il suflit d'un peu d'audace pour mettre la main sur le
Transvaal, sauver de la faillite la colonie du Gap et maintenir
intégralement la réputation de son protecteur et ami Rhodes, il
n'hésitera pas.
A Rudert, impassible, écoutait parler son interlocuteur, se
bornant à souligner ses explications par de presque impercep-
tibles mouvements de tête qui pouvaient passer pour approba-
tifc.
— '.Icrs, demanda-t-il, ces dix millions?...
J'.ii parlé de quinze; oui, il faudrait vraiment quinze mil-
lions pour assurer à la combinaison toutes ses chances de succès.
Cette somme serait employée à acheter des armes, des munitions
ft aussi à recruter les troupes nécessaires...
Puis, comme il voyait qu'en dépit de ses assurances il n'était
point parvenu à convaincre entièrement le financier, il ajouta :
— D'ailleurs, quelle que soit l'issue de la tentative, le résultat
au point de vue du syndicat est le même, puisque l'opération est
basée tout entière sur la panique des détenteurs de titres, qui les
obligera à s'en défaire pour presque rien... Or, le sol du Trans-
vaal contiendra toujours de l'or, soit que le gouvernement reste
aux mains des Boers, soit qu'il passe aux mains de l'Angleterre
et, la situation une fois régularisée, la hausse se produira inévita-
blement... fatalement...
M. Rudert garda le silence, durant un long moment: puis
enfin ;
— Lord Cornallett est de l'affaire? demanda-t-il.
— Non, lord Cornallett occupe dans la compagnie à Charte
une situation trop élevée pour pouvoir se compromettre, sans ris-
quer de compromettre en même temps la compagnie; il ne sait
même pas ce dont il s'agit...
— Alors... je ne comprends pas très bien le pourquoi de soa
intervention.
— Très simple, il s'agit d'une autre affaire, très intéressante
aussi celle-là et pour laquelle j'aurai besoin de capitaux considé-
rables; cette fois, il s'agit d'une mine à lancer...
— Cela rentrerait plus dans mon genre d'opérations, dit
M. Rudert assez vivement.
— D'autant plus que si — comme ie n'en doute pas — vous
avez des correspondants au Transvaal, ils vous ont peut-être entre-
tenu quelquefois des bruits qui courent au sujet d'une certaine
propriété appelée Ferme Elisabeth...
Cette fois, ce nom eut la faculté de fondre la rigidité des mus-
cles faciaux du financier qui, se penchant brusquement vers son
interlocuteur, répéta :
— Ferme Elisabeth, en effet ; mais le propriétaire est, parait-il,
intraitable...
— J'ai trouvé un moyen, un moyen sûr... infaillible; mais les
deux affaires sont liées et si nous ne nous entendons pas sur la
première...
Cela avait été dit carrément, nettement, d'un ton qui ne lais-
sait subsister aucun doute sur la fermeté de ses décisions et
M. Rudert ne s'y trompa pas.,.
— Quand avez-vous besoin d'une réponse? demanda-t-il en
demeurant accoudé sur son bureau, le menton dans sa main...
— Je m'embarquerai à Liverpool, le 25 de ce mois, c'est-
à-dire dans trois semaines, pour retourner là-bas... car cela presse :
les vendeurs de titres sont acculés à la banqueroute et
d'autre part, le Cap est dans une situation des plus périlleuses...
j'ai, d'ici là, juste le temps nécessaire pour acheter mon matériel..
Donc, je reviendrai — si vous le voulez bien, — vous Toir demain,
à pareille heure, et vous me direz oui ou non...
Il s'était levé, plein d'assurance maintenant, car il ne pouvait
se tromper, à la très significative expression des traits de
M. Rudert ; l'affaire était faite ou du moins si près de l'être
qu'il suffisait pour l'achever d'un imperceptible effort : cet effort,
il jugea en homme habile que la brusquerie de son attitude le pou-
vait donner.
— A demain, n'est-ce pas, c'est convenu, ajouta-t-il en se diri-
geant vers la porte ; et, surtout, pas un mot de ma première combi-
naison à lord Cornallett; il n'est pas au courant et sa conscience
le ferait peut-être me contrecarrer s'il savait ce dont il s'agit...
Le financier eut un geste de protestation pour l'assurer de sa
discrétion, quoiqu'au fond il ne fût pas dupe et eût la persuasion
que lord Cornallett savait i quoi s'en tenir sur le plan de son
complice.
Une fois dehors, John Stuck poussa un soupir bruyant, témoi-
gnant de l'angoisse qui l'avait étreint, pendant tout le temps da
cette entrevue ; l'amour de l'argent pouvait, en effet, n'être pas
tel chez Stanislas Rudert qu'il le fit s'associer si étroitement à une
combinaison aussi louche & *ous les points de vue; et maiulena&t,
52
L'OUVRIER
il sortait l'esprit coiiiplétemtnt rassure, le cœur entièrement
joyeux.
Désormais, l'avenir était à lui, et non pas un avenir lointain,
escomptable dans des conditions problématiques; non, cela était
si près qu'il lui semblait qu'il lui suffisait d'étendre le bras pour
toucher du doigt la réalisation de ses vastes et ténébreux projets...
Pourtant, quand nous disons qu'il était tout à fait heureux,
que son esprit était entièrement rassuré, nous exagérons, car, s'il
en eût été ainsi, il n'aurait pas, moins de cinq minutes à peine
après avoir franchi le seuil du richissime financier, ralenti le pas,
et son visage ne se fût pas subitement embrumé, tandis que ses j
lèvres interrompaient brusquement, au ïiiilieu d'une mesure, le ]
God save the queen qu'elles sifflotaient eu signe d'allégresse. ,
Même, à un moment donné, il s'arrêta tout net et, martelant |
la chaussée du bout de sa canne, à petits coups nerveux, il sembla
abîmé dans la contemplation de l'étendue immense de la mer, j
toute bleue des reflets du ciel d'azur et dont les eaux, sous l'insen- i
sible poussée d'une brise légère, venaient, avec un tout petit bruis- I
sèment, lécher le rivage. i
— C'est le Guillaume qui est embarrassant dans tout cela, !
murmura-t-il à mi-voix, trahissant ainsi la préoccupation soudaine j
qui venait de s'emparer de lui; pouvais-je faire autrement? le
laisser là-ba»étail dangereux, l'emmenerétait gênant et cependant... ]
11 hocha la tète, plissant les lèvres soucieusement, et ajouta : |
— L'obstacle viendra de là, et si lord Cornallelt n'agit pas i
avec une extrême finesse, ce damné sauvage est capable de nous
glisser entre les doigts...
La vérité, c'est que s'il avait estimé dangereux de laisser après
son départ Guillaume Brey en Afrique, exposé tout seul aux tenta- j
tions multiples qui pouvaient s'offrir à lui de retourner à Ferme j
Elisabeth et de pardonner au vieux Prétorius l'outrageant soupçon i
qui lui avait fait quitter le logis paternel, de son coté, le jeune j
homme avait déclaré à son prétendu ami sa volonté très arrêtée
de revoir miss Edwidge ou de renoncer à ses droits. 1
Ce qu'il appelait ses droits, c'était sa part d'héritage dans les
terrains que le graaéfcpère avait continué de gérer — comme s'ils
lui eussent appartenu'en réalité ^ et c'était cette part d'héritage
que John Stuck avait l'intention de mettre en exploitation, dans
des conditions financières qui pouvaient lui rapporter des sommes
colossales.
Mais, comme le grand, l'irrésistible argument dont il s'était
servi pour amener Guillaume Brey à entrer dans'ses vues, était
l'espoir qu'il lui faisait entrevoir d'une union avec la fille de lord
Cornallelt, union que seule une grande fortune pouvait rendre pos-
sible, il n'était point difficile de comprendre que si une maladresse
de la part du lord, si une inconséquence de la part de miss Edwidge
montraient au jeune Boer l'insanité de ses espérances, c'en était
fait des combinaisons de John Stuck.
C'est pourquoi se méfiant de tout le monde, sauf de lui-même,
il n'avait consenti à emmener le jeune homme que lorsqu'il l'avait
vu absolument butté et sur le point de se réconcilier avec son
grand-père, au cas où il ne reverrait pas celle qu'il aimait ; mais
d'un autre coté, — comme nous venons de le dire — quand il était
contraint de l'abandonner, il n'était pas tranquille.
Or, depuis le matin, il avait quitté Guillaume, ayant été obligé
d'aller à Nice où lord Cornallelt, — par excès de prudence — lui
avait donné rendez-vous, craignant même d'être vu en sa compa-
gnie, de façon à ce que plus tard, suivant la manière dont les choses
tourneraient — on ne put pas l'incriminer au sujet de ses rela-
tions avec John Stuck.
De Nice, il lui avait fallu venir au golfe Juan où Stanislas
Rudert avait ce château merveilleux que, suivant les circon-
stances, il mettait à la disposition des têtes couronnées en déplace-
ment, sur la cole d'Azur ; et maintenant, à pied, notre homme
regagnait Cannes, où il avait hâte de retrouver son compagnon de
voyage...
. "L'inquiétude qui l'avait saisi, presque au sortir de chez le grand
financier, s'était en partie dissipée, et il allait d'un bon pas,
sans flânerie certainement, mais sans hâte auisi, l'âme un
peu rassérénée.
Si John Stuck eut été superstitieux, nous eussions pu dire, pour
expliquer cette soudaine quiétude, qu'il croyait en son étoile; mais
la religion réformée ne donne point à l'âme celte poésie qui lui
permet les envolées par delà le monde terrestre, et noire
homme se souciait peu de savoir si là-haut, dans la voûte azurée,
il y avait un astre qui veillait sur lui!
La vérité c'est qu'il était joueur et que — pour se mettre un
peu de baume dans le cœur — il lui avait suffi de se remémorer
que, depuis un certain temps, il avait la veine pour lui ; c'est
que sincèrement, eu remontant à trois mois, il lui était impossible
de trouver un seul événeiii!wit, si petit fùt-il — qui n'eût pas tourné
en faveur de ses combinaisons.
Il n'était pas jusqu'à ce coup de feu qui avait interrompu « sa
prospection «, le soir où lord Cornallelt, revenant de Mafeking, les
avait déposés lui et Guillaume, sur le territoire de Ferme-..,lisabeth,
auquel il ne dût savoir bon gré.
Peut-être, eu effet, eût-il pu redouter que le jeune Boer finît
par se repentir de su trahison envers le vieux Prétorius, eo déoit
des raisons sérieuses qu'il avait de lui en vouloir, — on n'oublie
pas ainsi, en quelques semaines, vingt ans de sentiments de pro-
bité et d'honneur, — cl John songeait qu'une fois soustrait au
charme exercé sur lui par miss EjlVidge, Guillaume, sans par-
donner toutefois au grand-père, pourrait céder aux sollicitations
de sa cousine et revenir habiWer sous le toit du grand-père,
comme précédemment.
Cette cousine! — encore une qui n'était pas sans inquiéter ce
pauvi'e John : il ne l'avait aperçi^qu'unefois.le jour où,à Mafeking,
elle était venue rapparier à lôrd CornaHelt sa valise retrouvée.
Mais cela lui avait suiï pour voir en elle un danger pour ses com-
binaisons.
Bien qu'à la manièîe dont elle avait regardé Guillaume, atta-
chant sur lui son grand œil bleu, proéminent et un peu bête, qui
trahissait l'affection née d'une vie commune depuis la naissance et
les fiançailles faites tout naturellement dès la toute première
enfance, notre ami avait estimé que s'il y avait une puissance sus-
ceptible de contrebalancer l'influence de sentiment très vif que si
prompten)enl le jeune homme avait éprouvé pour miss Edwidge,
c'était Wilhemine...
Or, — sans qu'il s'en doutât, — John Stuck était un psycho-
logue et il savait, il pressentait du moins, combien fortes" sont
les attaches qui nous lient au passé, et il redoutait que le présent
ne fût pas de force à lutter victorieusement, — au cas où un ensem-
ble de circonstances combiiitraient contre lui...
La balle qui avait failli tuer Guillaume avait tranché net le
dernier lieu qui eût pu le ramener au logis familial, — car John
Stuck n'avait pas eu grand'peine à démontrer au jeune homme
que le vieux Prétorius l'avait parfaitement reconnu et même, par
un sentiment d'avarice, avait voulu tuer celui qui avait sur Ferme-
Éiisabelli autant de droit, sinon plus que lui-même; et la haine,
pour tout de bon, cette fois, était entrée dans l'âme du Boer, une
haine dans laquelle il englobait et Prétorius et Wilhemine.
Et malgré cela, cependant, ils'était résigné à emmenerlejeune
homme en Europe, n'ayant qu'une foi relative dans la persistance
decette haine que pouvait peut-être apaiser l'affectiondelacousine.
Seulement, il ne pouvait nier que ce coup de fusil ne fût un
joli atout dans son jeu, car, à peine rétabli, — c'est-à-dire au bout
d'environ trois semaines — Guillaume Brey avait consenti à s'en
aller faire sa déclaration au bureau des mines afin que Ferme-
Elisabeth fût déclarée mine publique ; l'avis en avait paru dans le
journal officiel, le « Staats-Com-ant », et maintenant, il n'y avait
plus qu'à attendre les trois mois réglementaires pour que la « pro-
clamation « fût un fuit accompli.
Or, le danger, pour la combinaison de John Stuck résidait
maintenant dans un accident qui pouvait survenir à Guillaume
Brey; qu'avant la « proclamation » de Ferme Elisabeth, il vint à
mourir, et adieu les terrains aurifères... adieu la colossale fortune
qu'il semblait déjà à notre aventurier toucher du bout des doigts;
et il y avait gros à parier que le vieux Prétorius devait être, à la
suite de l'avis du journal officiel, dans une de ces fureurs confinant
à la folie qui poussent les hommes au crime, sans qu'aucun rai-
sonnement, aucune puissance soient susceptibles de les arrêter... .
Donc, il importait de mettre le jeune homme à l'abri d'une
balle, mieux dirigée que celle qui avait failli le tuer, et c'était là
une des considérations qui avaient déterminé John Stuck à l'era-
mener avec lui en Europe; momentanément au moins, il ne cour-
rait aucun risque. Après !... ahl après!... la peau du malheureui ne
représentait plus deux pence aux yeux de son ami John, et oom
Prétorius pourrait bien la trouer alors, tout à son aise...
C'était à cela qu'il songeait, le bon John, tout en cheminant le
long de la mer bleue, indifférent au chant des petites vagues sur
le fin gravier, au froufroutement des mouettes blanches dans l'air
limpide et au roucoulement des colombes dans les hautes bran-
ches des sapins.
Même, il arriva un moment où, distrait par ces tortueuses com-
binaisons, il obliqua sur sa droite, tenté par l'ombre fraîche des
bois (|ui s'étageaient sur le flanc de la Californie et, suivant un
petit sentier qui circulait sous les frondaisons odorantes des mimosas,
des eucalyptus et des palmiers, il prit, pour rentrer à Cannes, le
chemin des écoliers ; et, soit que, à son insu, les parfums (jui flot-
taient dans l'espace, le concert des oiseaux sous les massifs influas-
sent sur lui, au bout d'un petit moment, ses lèvres se mirent à
siffloter un air de chasse, trahissant ainsi la joie qu'il sentait en lui.
Soudain, un murmure de voix attira son attention et instinc-
tivement il pressait le pas lorsqu'à un détour que formait le sen-
tier, il s'arrêta brusquement, immobilisé de stupeur: sous un
sapin énorme qui étendait — tels les bras d'une potence — ses
branches horizontalement à quinze pieds du sol : il venait d'aper-
cevoir un cavalier qui, hissé sur ses étriers, les bras en l'air, sou-
tenait le corps d'un individu qu'un autre homme, à califourchon
sur une des plus grosses branches, tenait par les épaules.
A la branche, était attaché un lambeau d'étoffe, dont un autre
lambeau s'enroulait, formant un nœud coulant, autour du cou du
malheureux et, dans ce malheureux, John Stuck reconnaissait, —
bien que transfigurés, horribles à voir, — les traits de Guillaume
Brey.
{La suite au prochain numéro.) Georoes Le Favm.
L'OUVRIER
53
LES VIEUX SOLDATS
UN aïeul de CHAPUZOT'
Par JEAN PRAULT
VII (Suite.)
MOYEN BIZARRE EMPLOYÉ PAR l'aIEUL DE CHAI'UZOT POUR GAGXER L'X
KUSIL n'HONXEfR
" Mais j'étais lancé, chers parents, et je n'avais même pas pensé
à lilrher mon fusil pour filer plus vite, comme certains.
La pointe en avant, je suis entré dans la ligne ennemie comme
un boulet
de canon
dans une
motte de
b eurre ,
une demi- -'
seconde avant quecesani-
mauxn'aient pressé sur leui'
détente.
.\ quoi tient la vie, tout
de luéme. Une hésitation
de ma part, et j'étais f'i-
sillé, troué comme une
écunioire! Heureusement
que la peur ne raisonne pas.
Affolé de plus en plus par le bruit de la détônalioUi j'ai tricoté
des jambes encore plus vite, j'ai sauté dans un fossé, et je suis
tombé sur des Prussiens en embuscade, mais qui regardaient d'un
autre coté, heureusement pour moi. Ils fumaient ou dormaient
bien tranquilles.
Mon arrivée les a épouvantés I... Pourtant, moi qui l'étais plus
qu'eux, et qui ne savais plus ce que je faisais, je me suis mis à
cogner de la pointe, de la crosse, du talon, pour me faire un
passage, si bien que ce sont eux qui ont filé de leur ravin, en
croj'ant à l'attaque d'une troupe!...
C'est comme je vous le dis!
Et me voilà fuyant de mon côté, et l'ennemi du sien.
Tout à coup, j^entends derrière moi des cris de fureur poussés
par des Allemands. C'étaient mes canailles qui s'étaient aperçus
que j'étais seul de mon bataillon au milieu de leurs troupes.
Ils s'étaient retournés et couraient après moi en me tirant
dans le dos. J'entendais les balles siffler à mes oreilles, et je vous
prie de croire que ça m'activait le système.
J'ai sauté des haies, des tas de pierres, je me suis enfoncé
jusqu'aux genoux dans des marécages pleins de roseaux, et je suis
enfin tombé au milieu d'une véritable bataille. Ce n'est pas éton-
nant, on se tuait un peu partout, rapport à l'alerte qui avait été
donnée après la surprise du camp par les assjégés.
J'ai allongé par
terre, dans la ra-
pidité de jma fuite,
deux ou trois gi'e-
nadiers prussiens.
Le choc a fait par-
tir mon fusil et la
balle a tué un ca-
pitaine ennemi en
allant se loger en
plein (Inns son
front. Le sang
chaud a jailli]jusque
sur moi.
Et je suis tombé
à genoux dans la
neige, épuisé, suant
et soufflant comme
si on avait été au
mois de juin, tant
ma course avait été
furibonde. Je vou-
lais me coucher là
et me laisser tuer.
Je ne me ren-
dais compte de rien
du tout. J'étais de-
venu hébété, inno-
cent, et je sentais
i. Voir VOuvriep
depuis le 2 mai 1896.
seulement qu'on me se-
couait la main en me
criant : merci !...
— .Merci de quoi ?...
que j'ai demandé.
— Comment . merci
de quoi?... Mais tu m'as
sauvé la vie, brave fu-
silier!...
Et alors, chers pa-
rents, voilà que j'ai re-
connu la voix de celui
qui me parlait ainsi. C'é-
tait tout simplement le
brave capitaine Rouli-
gnac. Il parait qu'il était
aux prises avec les gre-
nadiers prussiens que je
venais de perforer] avec
ma baïonnette et qu'ainsi
je l'avais délivré.
11 me regarda sous le nez et s'écria 9 SôB tour :
— Mais c'est toi, Chapuzot!... Brave bougre!... Ah'..", on
peut dire que tu es un vrai républicain, toil... Sais-tu lire?...
— Non, mon capitaine!... Je uai appris qu'à faucher et à
labourer. . . ..
— Tant pis pour toi, qu'il me répond, je t aurais propose pour
être caporal. Mais ça ne fait rien, tu auras un fusil (i'hoaneur.
— Mais, mon capitaine, pourquoi est-ce que j'aurais un fusil
d'honneur?...
— Parce que tu l'as mérité, mille guillotines I
— Non. mon capitaine, que je riposte, un peu honteux, je ne
l'ai pas mérité.
— Si. tu l'as mérité, tonnerre!... Tu es un brave!...
Il se fâchait, mais, malgré ça. je le contredisais, parce que je
trouvais qu'il n'avait pas raison.
— N'Ai, mon capitaine, je ne suis pas un brave, je suis UB
misérable, un lâche!...
— Toi. lin lâche?... Mais, bourrique, tu viens de sauver ton
capitaine en t'élançant comme un lion sur ces séides de la tyran-
nie!... Tu es le Brutus de la 74» demi-brigade!... Je fais faire
mon rapport là-dessus!... Je ne t'appellerai plus que Brutus.
— Je vous en supplie, mon capitaine, je ne suis pas un Brutus
Je ne mérite pas de récompense! Voilà une demi-heure que je
fiche le camp devant l'ennemi sans savoir pourquoi. Ça rn'a pris
tout d'une poussée, à la suite de l'alerte, sans que je puisse me
raisonner. 11 ne faut pas m'en vouloir, mon capitaine!... Il y a
des moments où la bravoure, ça ne se commande pas.
— Ta ! ta ! ta !... qu'il me répond, quand on est un lâche, on
ne tue pas autant d'ennemis à la fois. Chapuzot, tu es un patriote,
et tu auras un fusil d'honneur.
Ce que j'étais ennuyé, chers parents, vous ne pouvez pas vous
en faire une idée 1 Le capitaine me prit par le bras, en frère, et
m'emmena vers l'endroit où la 74^ bivouaquait. De tous les côtés,
les Prussiens s'enfuyaient. Les nôtres avaient fini par être rassem-
blés, grâce à l'énergie de notre colonel, le citoyen Baulard, et ça
6*
L'OUVRIER
se terminait par un écrabouillement terrible de la garnison de
Majence qui commençait à regretter d'avoir fait sa sortie de nuit.
Le sergent Bras-d'acier, à la tête de quinze grenadiers, tenait
encore tête, au petit jour, à une compagnie prussienne qui s'est
éparpillée, à la fin, comme une bande de moineaux devant une
charge de nos dragons.
Il neigeait, pour changer, et Bras-d'acier revint avec ses braves
en bon ordre ; on aurait dit des grands fantômes blancs et le capi-
taine leur cria en me montrant •
— Bravo ! bravo!... Vive la République I... Je vous présente le
Brutus de la 74e demi-brigade
Ma honte s'augmentait^ chaque pas et j'aurais voulu me fourrer
dans un terrier à lapins.
Quand il fit grand jour, — ce qui est une manière de dire, vu
que le jour, dans ce triste pays, et en cette saison, est fumeux
comme le trou de votre cheminée, — les tambours de la demi-
brigade se mirent à battre le rassemblement et on fit l'appel.
Il en manquait beaucoup, surtout dans notre compagnie qui
avait été la première attaquée.
Lorsque le caporal Fabius Mouchavent, qui commande mon
escouade, a eu crié mon nom, jairépondu : présent; elle capitaine
Koufignac a tiré son épée et a fait un discours qu'on n'aurait pas
trouvé mal, même à la Convention
— Sergent Bras-d'acier, qu'il a dit, et vous, fusilier Ghapuzot,
sortez du rang. Vous avez des âmes de Romains, vous êtes les
remparts de la République une et indivisible et les lions de la
liberté. Toi, Bras-d'acier, tu as tenu tête aux cohortes sauvages
des séides de la tyrannie qui voulaient f... la République par terre
et me replacer caporal, comme sous le règne abhorré du ci-devant
roi! Toi, Chapuzot, tu as conquis à tout jamais le titre glorieux de
Brutus de la '74e demi-brigade, car, nom d'un petit bonhomme de
bois, tu as refoulé par ta bravoure les amis des tyrans qui vou-
laient égorger ton capitaine I... Soldats!... Que votre patriotisme
se réjouisse!... Le brave Bras-d'acier sera proposé pour le grade
d'adjudant!... Pour ce qui est du fusilier Chapuzot, dénommé le
Brutus de la 74e, il auia son fusil d'honneur, aussi vrai que je
m'appelle Roufîgnac !
En terminant ce beau discours, le capitaine enfonça son cha-
peau sur sa tête par un grand coup de poing, et toute la compagnie
enflammée cria : Vive le sergent Bras-d'acier 1 Vive le Brutus de
la 74M... Vive le capitaine I... Vive la Nation!
Puis Bras-d'acier remercia le capitaine en lui disant :
— A la bonne heure!... Tu n'oublies pas ton ancien camarade
de lit et tu ne fais pas comme certains qui ont été avec nous aux
gardes-françaises, et qui ne me connaissent plus depuis que la
république leur a fourré du galon jusqu'aux oreilles.
Moi, chers parents, j'ai souffert mille morts, surtout lorsque
j'ai vu le capitaine dire à Radois et à Bersouillon :
— Ce n'est pas comme ces deux infirmes I... Ils ont fichu le
camp comme des zèbres!... Et si les dragons ne les avaient pas
arrêtés, ils filaient jusqu'en Pologne!...
Et il les appela: suppôts de l'émigration, ce qui était tout de
même un peu forcé ; et alors, comme le remords m'étouffait, j'ai
dit au capitaine Roufignac :
— Mon capitaine, un dernier mot : je n'ai pas mérité plus
qu'eux un fusil d'honneur. Moi itout, j'ai fichu le camp ! Moi itout,
je suis un infirme! Moi itout je filais en Pologne si vous ne
m'aviez pas arrêté I... Moi itout, je...
Mais le capitaine Roufignac m'a interrompu. Il était furieux et
a juré comme un débaptisé, puis il a ajouté en roulant ses gros
yeux de façon qu'on ne voyait que le blanc :
— Fusilier, tu commences à me crisper et à me taper sur le
système!... T'auras ton fusil d'honneur que tu veuilles ou que tu
ne veuilles pas, et ma botte quelque part par-dessus le marché !...
Possible que t'aies fichu le camp I... Ça arrive à tout le monde,
même aux meilleurs soldats de la République, de fiche leur camp
devant un ennemi qui se croit tout permis.
« Mais voilà : le tout est de fiche le camp du bon côté, et toi, t'as
flchu le camp du bon côté, du côté où il y avait un fusil. Vhonneur
à gagner. Bersouillon et Radois, ces deux infirmes, ont fichu le camp
de l'autre côté, du côté ou il y avait la cavalerie juste à point pour
semoquerdes fantassins! llsmele paieront, ces deux conscrits-là!...
Et voilà, chers parents, comment j'aurai droit à un fusil d'hon-
neur, à mon retour en France; à l'heure qu'il est, le Comité de Salut
public doit avoir décidé ça, sur la proposition du colonel Baulard.
Mais je me suis juré de ne pas le toucher, ce fusil, avant de
l'avoir gagné par mon courage. Je ne vous récrirai maintenant,
chers parents, que lorsque j'aurai accompli un exploit digne d'un
grenadier.
J'apprends à lire et à écrire pour pouvoir passer caporal. C'est
mon commis de la rue Montorgueil qui me montre.
Ne vous désolez pas sur mon sort. J'ai pris goût à ce chien de
métier, qui serait tout à fait agréable, rapport aux pays que l'on
voit, si on y contemplait plus souvent la couleur de la soupe.
Recevez, chers parents, le salut militaire de votre fils patriote
et plein des sentiments les plus civiques et révolutionnaires.
* ' Chapuzot, dit le Brutus de la 748.
Camp de Mayence {Prusse), 6« division {général Meynier).
Vin
LES RÉVÉL.iTlONS d'uNE SOMNAMBULE
Lorsque Chapuzot eut achevé sa lecture, le petit père Dufuret
qui avait les larmes aux yeux posa sur la cheminée le carnet et le
crayon qui lui avaient servi à prendre des notes, et serra la main du
lecteur avec une suprême énergie.
— Merci pour lui!... merci!... Ah!... je suis bienheureux!
— De quoi donc, monsieur Dufuret, éles-vous si heureux?
demanda Chapuzot.
— Hé! parbleu!... de ce que ce brave Bras-d'.\cier va être nommé
adjudant!
Le colonel Panachard déclara :
— Laissez-moi donc tranquille avec votre Bras-d'acier!... Y
n'en fiche pas un clou, votre Bras-d'acier!... Au lieu que le grand-
papa de Chapuzot. en voilà un qui se démène, qui fait parler de
lui!... Parole d'honneur!... Encore deux lettres comme ça, et je
liens mon mémoire! Si l'Académie de Cricquebœuf n'en altrappe
pas la jaunisse, ça ne sera pas de ma faute!...
— Malheureusement, mon colonel, déclara Chapuzot, j"ai
fouillé et refouillé mes papiers de famille, il n'y a plus de lettre
de mon aïeul.
— Bigre de bigre 1... fit le colonel. N'aurait-il pas été tué pen-
dant le siège de Mayence?...
— Non, mon colonel, j'ai entendu parler de lui par mon vieil
oncle qui l'a connu. 11 a fait les campagnes de Napoléon et il a été
retraité après l'Empire. 11 est venu habiter à Sanleuil et il est
devenu capitaine des pompiers. Parait même qu'il fichait des
gifles à ceux qui n'étaient pas à l'alignement. En dehors de
Napoléon, il disait qu'il n'y avait rien pour lui, et il répétait plus
tard qu'il avait beau être tout vieux et tout cassé, ça ne l'empê-
cherait pas de repartir à la guerre, si Napoléon revenait le cher-
cher. Il regrettait l'armée et s'embêtait dans le civil.
— Ahl s'écria le colonel. Ce n'est pas comme les troubades
d'aujourd'hui, des feignasses qui sont tout le temps à brailler la
classe et qui ne demandent qu'à se tirer des pieds quinze jours
après leur arrivée au corps!... Et on appelle ça le progrès!...
Mille milliasses de...
L'érudit l'interrompit.
— Colonel, insinua-t-il, obéissant à d'intimes préoccupations,
ce Chapuzot de la première République n'a peut-être pas écrit
d'autres lettres.
— Voyons!... Voyons!... fit Bidouille d'un air de pitié, puis-
qu'il le dit qu'il récrira : « Je ne vous récrirai maintenant,
chers parents, que lorsque j'aurai accompli un exploit digne d'un
grenadier. > C'est-il écrit, ça, oui ou non?...
Et Bidouille qui conservait de sourdes rancunes à l'égard du
savant, depuis le scandale du ministère de la Guerre et l'affaire
du juif et de son fils. Bidouille fourra sous le nez de M. Dufui-et
la dernière lettre lue par Chapuzot.
— Je vois bien 1 je vois bien!... fit le père Dufuret. Je ne suis
pas aveugle!... Il récrira, il le dit, le tout est de savoir s'il tiendra
ce qu'il dit. Parce que, vous le savez, monsieur Bidouille; ce qu'on
promet et ce qu'on tient, ça fait deux. On promet de venir pré-
venir un savant de la fermeture des portes du ministère, et puis
on l'enferme, on l'oublie et on le laisse arrêter comme un
voleur!...
— Ehl... que diable!... vous étiez assez grand pour regarder
l'heure!... déclara Bidouille avec humeur. Pour ce qui est des
lettres de Ghapuzot, moi je m'en tamponne le coquillard...
— Le coquillard?... fit le petit père Dufuret.
— Oui, mossieu, le coquillard!... insista Bidouille. Parce que
si vous ne l'avez pas, la suite, moi je la ferai !...
— Vous la fabriquerez ?...
— Oui, mossieu !... Je la fabriquerai I...
— Ça sera un faux I... Je vous dénoncerai à toutes les sociétés
savantes!...
— Ça m'est égal !... C'est pas ma clientèle, ça I
— Comment, votre clientèle ?...
— Bien sûr?... Ma clientèle, c'est les gosses des Champs-Ely-
sées.
— Ah çàl... qu'est-ce que vous me chantez-là ?...
— La vérité I — s'écria Bidouille qui s'échauffait. J'ai loué le
vrai Guignol des Champs-Elysées et je fais mes pièces moi-même;
ça vous la coupe, ça, hein?... Demandez à Chapuzot si je ne les
faisais pas rigoler, dans le temps, au régiment, avec mes guignols
en pommes de terre sculptées ?...
Chapuzot acquiesça, et Bidouille poursuivit :
— Donc, je fais mes pièces moi-même. Il y aura l'aïeul de
Chapuzot, dans mes pièces, et puis Bras-d'acier, et puis vous aussi,
M. Dufuret 1... Et si vous ne trouvez pas la suite des lettres, moi,
je la trouverai, voilà tout.
— Ahl... s'écria M. Dufuret, vous ne m'aviez pas dit que vous
étiez montreur de guignols I
— Je vous le dis depuis une demi-heure I
L'OaVRIBR
55
— Eh bien! mossieu Bidouille, déclara gravement le savant,
i iini à votre spectacle, parce que la vérité peut jaillir des mani-
I, stations les plus contradictoires du génie humain, et .que 1 eru-
liiion puise à toutes les sources^ vérifie toutes les assertions.
Et il ajouta, après une pause :
— C'est pour cela aussi que je vais aller consulter une som-
nambule afin qu'elle mindique, si cela se peut, en quel endroit du
monde se trouvent les autres lettres écrites par l'aïeul de Chapuzot,
ainsi que les documents susceptibles de m'apprendre du nouveau
sur Bras-d'ncier. Et voilà. Ces lettres, ces documents, nous irons
les chercher, fût-ce au bout du monde, n'est-ce pas, colonel T.. .
— Ah!..; I^ermettez! riposta ce dernier. Si c est aux environs
de Paris, je vous accompagnerai encore volontiers ! Mais si c est
plus loin que Versailles, vous irez tout seul, cher monsieur Uu-
Et M. Dufuret ne répondit rien. 11 se promit bien d'aller, le
lendemain, chez une somnambule qui faisait courir tout Pans,
dont fous les journaux parlaient et sur laquelle les plus grands
écrivains écrivaient des brochures palpitantes.
(La suite au prochain numéro.)
Je.\n Dral'ct.
NOTRE CONCOURS
Rose de mai a Bordeaux. — Vous nous écrivez que « les travaux
du jury ne commençant que le t*' juin, vous pouvez bien ne nous
adresse!' vos dessins coloriés que le 31 mai ».
ÎN'on. mille lois non: il est juste que tous les concurrents aient
le même temps pn:i* leurs travaux. Nous considérerons donc comme
non avenus les envois qui porteraient un cachet de la poste plus
récent que le 28 mai.
De ta suite, j'en ftiis, à Fécamp. — Vous nous demandez « si
un envoi com|U'enant un coloriage très bon et deux médiocres ou
même mauvais a chance d'obtenir un prix. i>
La chance est bien minime. Le jury donnera un certain nombre
de points à chaque dessin et totalisera ensuite les points par envois.
c'est dire qu'une bonne moyenne vaut mieux qu'un chef-d'œuvre
et deux croûtes
CHRONIQUE HEBDOMADAIRE
LA FIN OES VACANCES PARLEME.NÏAIRES. — CHANGEMENTS DE MINISTÈRE.
CN FONCTION.NAIRE QUI NE S'EN TA JAMAIS. — LE CHEF DES
HUISSIERS. — LES SECRETS DE l'aRT DE RÉGNER. — l'aRT DE LA
« REPRÉSENTATION ». — LES GRATIFICATIONS. — LES PROCÉDÉS
DE l'abbé de MONTESQUIOD. — LE .MONDE RENVERSÉ. — InE INNO-
VATION QUI n'a pas PRIS. — CHATEAUBRIAND ET SON CHAT. — LA
TABATIÈRE ET LE MOUCHOIR A CARREAUX DE M DE CORBIÈRE. —
POCHES VIDES ET POCHES PLELNES. — LES EXERCICES DU MOIS DE
MARIE. — UN DUEL POUR LA SAINTE VLERGB. — LES CHAPELLES DE
LA VIERGE.
Voici que le Parlement, après s'être reposé pendant près d'un
mois, va recommencer ses travaux. Que va-t-il se passer, au début
de la session prochaine ? Le ministère qui s'est constitué le l?'' mai
sera-t-il bousculé, conformément aux vœux de tant de sens qui
l'annoncent ou le désirent? Un nouveau personnel prendra-t-il.
comme on disait jadis en style noble, le «timon des affaires n? C'est
surtout quand de telles secousses se produisent, ou nous menacen!
que je rae félicite de n'exercer que ie modeste « sacerdoce » do
chroniqueur : point de fastidieuses dissertations à perpétrer ; point
d'horoscopes à établir. lime sutlit de saisir à la h;'ito l'occasion qui
s'offre à moi d'esquisser quelques silhouettes.,, latérales. Au sur"
plus, les hommes d'Etat ne s'imposent pas seuls à notre attention ;
à côté ou plutôt derrière eux, s'éi-helonnent des subordonnés ou
des serviteurs qui méritent, eux aussi, d'être signalés au public cu-
rieux.
Chaque fois, par exemple, que des hommes nouveaux se dispo-
sent à présider aux destinées du pays, tandis que les chefs de divi-
sion se consultent d'un air grave, ei que les surnuméraires affaires
calculent les heures de congé et les gratilications que leur apporte
le nouvel arrivant, l'œil s'arrête a\ec complaisance sur un
particulier qui, dans chaque ministère, reste inébranlablement
debout au milieu des ruines que les scrutins accumulent autour de
lui. Ne parlez point à cet homme des cyclones qui renversent les
cabinets, il vous réplique, le sourire aux lèvres : « J'en ai vu bien
d'autres! ■> Quel est donc ce stoïcien? Je vais v„us le dire : ce phi-
losophe, ce sage, qui voit, sans sourciller, tourbillonner devant lui
les ministres emportés par le souffle des tempêtes, c'est ie « <-hel
des huissiers » de chaque ministère !
Gardez-vous bien, je vous prie, de confondre ce fonctionnaire
avec les vulgaires officiers ministériels dont il porte le nom. Ln
« chefde huissiers )>, c'est un majordome, un maître Jacques, tour
à tour valet de chambre, laquais, cuisinier, maitre d'holel. Sur sa
poitrine s'enroule et s'agite la chaîne d'acier qui révèle ses hautes
fonctions d'appariteur. A l'heure du diner, on le voit, en frac
noir, arborer les gants blancs et la serviette de l'écuyer tranchant:
à l'heure du lever et du coucher, en simple veston court, il vient
présenter les pantoufles au patron, servir le chocolat du matin qui
doit prévenir les défaillances, ou verser le thé du soir qui doit tenir
en éveil le maitre et l'empêcher de se livrer à un funeste farniente.
Homme nécessaire, le chef des huissiers est toujours sur le pont;
jamais il ne s'absente et pour cause. Un orateur victorieux, un
législateur inexpérimenté décroche-t-il la timbale et reçoit-il
l'investiture ministérielle? Le chef des huissiers est aussitôt inter-
rogé, questionné, mis sur la sellette par le nouveau maitre . ou
le ministre pourra-t-il se faire la barbe, accueillir les visiteurs
et prendre un bain? Seul, le « chef des huissiers « le sait. Lorsque
le ministre s'en va, c'est au chef des huissiers qu'il l'ait les der-
nières recommandations et qu'il adresse les suprêmes paroles.
Majestueux et digne, le chef des huissiers honore l'Excellence d'un
sourire gracieux à son avènement et lui fait l'aumône d'un sincère
et toucliant adieu à son départ. Qui sait? Peut-être est-il le seul à
reiïretlerl'homme politique vaincu par le sort. Emotion naturelle!
Le valet commençait à s'habituer au maitre.
Quoiqu'il arrive, notre chef des huissiers n'a rien à craindre!
Les ministres éprouvent un tel besoin de recourir à ses lumières!
C'est a lui que les heureux élus de la majorité vont demander les
petits secrets de l'art de régner; c'est à lui qu'on s'adresse encore
pour bien connailre les règles de l'étiquette, et pour ne pas trans-
gresser les prescriptions de cette exigeante pécore. Les orateurs
fes plus éloquents, les politiciens les plus madrés ignorent souvent
les plus élémentaires principes de la représentation.
Le chef des huissiers dresse ces pauvres gens, les décrasse et les
initie aux mystères du cérémonial. Sans lui. lesgalfes ne se comp-
teraient pas. Notez bien qu'il vous juge sur la manière dont vous
recevez, pour la première fois, en pleine poitrine, l'epithete
d'E.rceilence. Malgré la révérence profonde dont il accompagne ce
mot il a toisé son homme du premier coup: usait son ministre,
il sait s'il a affaire à un vaniteux, 'à un timide ou à un homme
qui ne s'émeut pas plus de son élévation subite qu'il ne s'étonnera
de sa chute inévitable. .
Et vraiment, c'est un grand art que de savoir passer par toutes
les phases de la vie de ministre, se faire aimer de ceux qu'on a
sous ses ordres, se faire estimer par ceux qu'on a au-dessus de soi.
même dans ce rans élevé, et, enfin, se montrer supérieur a la
fortune adverse quand elle vous précipite du faite où elle vous avait
porté, — toutes ces qualités délicates n'appartiennent pas au pre-
mier venu...
#'■»
Les ministres qui s'en vont et les ministres qui arrivent se trou-
vent obligés, dans certaines circonstances, d'accorder des gratifi-
cations à^leur personnel. Ni M. Doumer, ni M. LocUrov n ont
parait-il, manqué à cet usage. Mais comment s'y sont-ils pris :
Ces messieurs se sont-il inspirés de l'exemple de 1 abbe de Mont-
tesquiou? . . . , . »
Après avoir suivi 'Louis XVIII en Russie et en Angleterre, cet
éminent ecclésiastique était revenu en France avec le rm. Pour le
récompenser deses bonset loyaux services. le prince chargea 1 abbe
de Montesquiou, maliiré son âge avancé, de la direction de la lis e
civile Personne, d'ailleurs, ne pouvait mieux s acquitter de cette
tâche que l'excellent prêtre, doué non seulement de 1 instruction
la plus étendue, mais d'un esprit droit et juste. Lorsque vint le
le lour de l'an l'abbé de Montesquiou, se conformant aux usages
de l'ancien régime, décida d'accorder des gratifications aux
employés de ses bureaux. Pour répartir avec équité ces suppléments
d'honoraires, trois cat.'-gories furent instituées. En regard de cer-
tains noms, 'on inscrivit ne chiffre de i.OOO francs, et en regard
desautresSOO francs ou-même seulement lOU trancs.
55
L'OUVRIER
Lorsque la liste fut ainsi dressée, l'abbé de Montesquiou alla la I
soumettre au roi qui, pour la rendre valable, devait la revêtir de I
sa signature. Louis XVllI prit les feuilles et les examinai. En jetant I
un regard sur les colonnes, le roi fut saisi d'étonnement. Evi- 1
ilemment, l'abbé de Montesquiou s'était trompé. Devant le nom
d'un simple surnuméraire, on avait marqué mille francs; devant
celui d'un employé à dis-huit cents francs, une somme de cinq
rents francs avait été inscrite, tandis que les gratifications de cent
francs étaient réservées aux chefs de bureau dont les appointe-
ments atteignaient deux mille écus.
— Mais, monsieur de Montesquiou, s'écria Louis X VIII. vous avez
commis involontairement l'erreur la plus grave. Les gratifications
de mille francs sont pour les chefs de bureau et celles de cent
francs pour les surnuméraires!
— Je vous demande bienpardou, Sire, fit le spirituel abbé, mais
il me semble que j'ai dû me conformer aux véritables intentions
de Votre Majesté. Comme vos surnuméraires sont peu aisés, c'est
à eux que j'ai adjugé les sommes les plus fortes; j'ai estimé,
en revanche, que les chefs de bureau, mieux favorisés des dons
de la fortune, pouvaient se contenter d'une gratification plus
modeste.
— Au fait! vous avez raison, répliqua Louis XVIII, il est équi-
table que les pauvres reçoivent la meilleure part.
Et il signa.
'^olte curieuse innovation aurait mérité de survivre à l'abbé
do Montesquiou. Malheureusement, les successeurs de l'excellent
ecclésiastique revinrent aux anciens usages, et, depuis, les gratifica-
tions se sont toujours exM.ctement proportionnées, non aux besoins
des employés, mais à leurs positions hiérarchiques. Celte réparti-
tion est plus administrative, sans doute, mais moins humaine...
Les miuislres qui s'en vont de nos jours n'ont pas fous l'aimable
philosophie dos ministres d'autrefois. Pour faire partir nos sei-
gneurs et maîtres d'aujourd'hui, il faut presque les arracher de
leur fauteuil. Il y a soixante ans, les hommes politiques y met-
taier.t plus de dignité.
Lorsque Chateaubriand reçut le portefeuille des relations exté-
rieures, il amena avec lui son chat à l'hôtel du ministère. C'était
un magnifique angora, bien fourré, gros et gras, comme le chat
dont parle La Fontaine. « Minet « ne quittait point le cabinet de
son maître ; il assistait aux audiences, miaulait entre deux proto^
cotes et s'endormait pendant la lecture du courrier d'Etat. Mais
il avait soin de seréve'ller pour passer, aux heures des repas, dans
la salle à manger où il était toujours sûr de trouver un os de
poulet ou de faisan sur l'assiette de l'auteur des Martyrs.
On sait avec quelle brusquerie Chateaubriand fut expulsé du
ministère par M. de Villèle. alors président du Conseil, mais ce que
l'on sait moins, c'est avec quel calme l'illustre écrivain accueillit
ce revers de la fortune : il no laissa échapper qu'un mot, moitié
mélancolique, moitié ironique :
— .\llons. Minet, dit-il à son chat, il va falloir nous remettre à
mander des souris!
A cette époque lointaine, il n'était question ni du Panama, ni
des Chemins de fer du Sud, ni d'autres o[iérations du même genre.
Parmi les ministres, s'il y en avait de riches, on en connaissait
d'aussi pauvres que Chateaubriand et qui n'en étaient pas moins
fort honnêtes. Tel était M. de Corbière. Honnête magistrat de pro-
vince, de condition obscure et de fortune modeste.
Un jour, M. de Corbière, ministre de l'Intérieur sous Louis XVIII,
assistait avec ses collègues à un conseil présidé par le roi lui-même.
M. de Corbière avait beaucoup plus les manières d'un bon gentle-
tiian-farnt^r que colle d'un homme de cour. Au milieu de la
séance, il tire sa tabatière et la dépose sur la table, puis son étui
à lunettes, puis sa montre, puis ses gants, puis son grand mou-
choir de cotonnade à carreaux bleus et rouges... Les autres
ministres regardaient avec stupeur ce déballage vraiment bien
irrespectueux en face de la majesté royale. i
A la fin. Louis XVill. qui aimait assez à décocher une épi-
jramnie, dit avec un sourire railleur :
— Voilà M. de Corbière qui vide ses poches.
— Sire, riposta M. de Corbière sans soui'cilkr, Votre Majesté
aimerait-elle mieux que je les remplisse?...
Un ministre d'aujourd'hui n'oserait pas se permettre un pareil
mol : on v verrait une allusion à des faits trop récents
Le (' Mois de Miirie » loiielie a sa lin; elles seront closes dans
huit jours, ces douces réunions du soir qui donnent aux églises de
Paris un aspect continuel de fête intime et joyeuse, et d'oii la
prière s'élance en cantiques d'une mélodie pénétrante, vers les
voûtes, à travers l'éclat blanc dos cierges, la fumée floconneuse de
Icncens rougi et le parfum dos fleurs. Il n'a pas tenu toutes ses
promesses, ce mois des poètes. On s'est beaucoup plaint de lui. On
trouve qu'il a été un peu mouillé. Il n'en a pas moins, comme de
temps immémorial, accompli sa tâche, qui est la résurrection vic-
torieuse et définitive de la sève.
Une sorte d'affinité mystérieuse s'établit entre cet épanouisse-
ment de la nature et le culte si poétiquement divin que le chrétien
décerne pendant le mois de mai à la Mère du Sauveur du monde.
La France est le pays des roses embaumées et des oiseaux chan-
teurs. Pour ce motif, c'est aussi le pays nù les femmes sont le plus
aimées et le plus vénérées, parce que c'est celui où elles sont le
plus charmantes.
A travers cette légende séculaire de la femme française, sou-
riante et douce, s'est transmise, toujours jeune, rayonnante et
divine, l'image de la sainte Vierge, synthèse mystérieuse de
cette triple personnification, source de toute vertu, de tout devoir
et de tout charme : ainsi la jeune fille, l'épouse et la mère. En
France, la sainte Vierge est considérée comme nous appartenant.
Nulle part ailleurs on ne la prie comme nous la prions, comme la
patronne familière de nos espérances. L'anecdote du comte d'Orsay
se battant pour la sainte Vierge n'est possible qu'en France. On
connaît cette histoire. Une nuit, à un souper entre camarades de
plaisir, quelqu'un hasarda une plaisantei'ie qui eût été de mauvais
goût en toute circonstance, et qui, cette fois, prenait un caractère
sacrilège. Le comte d'Orsay reprit sévèrement le l'ieur.
— Parbleu! dit celui-ci fort blessé, vous voilà bien susceptible !
On ne vous savait pas d'une orthodoxie si puritaine, mon cher!
— Monsieur, répliqua d'Orsay avec calme, ce n'est pas ici le
lieu de parler religion. Vous vous trompez. Seulement, je n'ai
jamais souffert qu'on insultât une femme devant moi : la Vierge
est une femme. Vous me rendrez raison de vos paroles.
Le lendemain, le comte d'Orsay faisait payer d'un bon coup
d'épée l'injure faite à la Reine du Ciel, à la première grande dame
de' France...
II reste à savoir ce que l'on en pensa au ciel où l'on n'aime
pas le duel.
Vous ne trouverez nulle part, dans aucun pays, le pendant de
cette histoire. Pour qu'elle arrivât, pour qu'elle fût possible, il
fallait une nation ayant parcouru le cycle de toutes les grâces,
comme celui de toutes les grandeurs : le peuple des paladins, des
croisades, des splendeurs de la Renaissance et du xvne siècle;
le peuple de toutes lesélégances, de toutes lesgénérosités, de toutes
les belles folies, le peuple de la politesse et de la chevalerie!
La dure vie de ce temps-ci ne laisse pas toujours le loisir de
faire ce qu'on veut. Mais chaque fois qu'à la tombée du jour, en
ce mois charmant malgré ses contrastes et ses heurts, on pénètre
dans une église, on assiste à la célébration de ce culte charmant
de la sainte Vierge, tout de parfums et de mélodies, un sentiment
de profonde sérénité envahit et absorbe l'âme. On n'oublie pas la
rue et le tumulte des Babels parlementaires. Mais le dégoût se
change en pitié, le découragement passager se change en espé-
rance. Un peuple qui a pour protectrice la Mè»e de Dieu pourra
traverser des épreuves, mais il en sortira éternellement victorieux.
Cette image charmante d'une femme, qui domine l'autel et resplen-
dit à travers les cierges, sourit et dit d'espérer et de croire. Contre
elle, rien ne prévaudra, ni ce qui rampe, ni ce qui bondit, ni ce
qui rugit. La prière obtient tout, et un regard de la Vierge dompte
le mal...
La fêle quotidienne du mois de Marie se célèbre d'ordinaire
vers le tomber du jour, à l'heure où se décolorent les vitraux, où
les flambloiements des tabernacles pâlissent, où les petites flèches
des autels se fondent dans les voûtes que baise d'un rayon la
veilleuse claire et gaie comme l'étoile des bergers.
Des groupes charmants se forment sous les chaires; c'est un
froufrou de toilettes très discret et modeste; on voit de grands
chapeaux garnis de fleurs s'incliner sur l'appui des prie-Dieu, des
corsages à manches souples passer, flotter et s'arrêter sous une
nef avec le frisson de grands oiseaux. Une piété fraîche, printa-
nière. en quelque sorte, anime les figures; les fronts et les joues
ont des roses, les cœurs des joies chantantes.
Et comme elle est soigneusement ornée, gaîment illuminée de
cierges, la chapelle de la Vierge! Le reste de l'église a souvent
une grandiose austérité; on y sent le Dieu bon. mais terrible et
puissant, qui, d'un mouvement de sa dextre, peut déplacer une
montagne, anéantir un continent. Le sanctuaire réservé à Marie
est tout de mansuétude et de paix. On s'y retrouve à l'aise; même
le cœur le plus chargé d'infidélités n'y tremble pas, il n'y a plus
là que des enfants et leur Mère...
Osc.\B Havaro.
PENSÉE
Ah! croyez-moi, mes sœurs, nous ne devons connaître ni petits
devoirs, ni petites fautes au service du grand roi du ciel.
JV/ra<' Louise de France.
I Le Uiiutcur-tJéranl: UL.NUI (JAUTILK. — So
0 aînée courante
(10
centimes lie N" v
années echuesj
K 1916
TR£NTE-SIXIÉHE ANNEE. — 27 Haï 1896.
L'OUVRIER
«7oiii>iial illustré pai*a.issajiit le i%lei"ci*edi et le Samedi
ABO;vM:Mi:Nf D'UN AK :
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DIRECTION ET ADMINISTRATION :
LIBRAIRIE BLÉRIOT. HENRI GAUTIER, sixcessecr
53, quai des Grands-Augustins, Paris.
ABONNEMENT D'UiN AN
(104 numéros)
Colonies et Étranger (sauf la
: 7 francs.
LES VOLEURS D'OR, par georges le faure
A 'eur vue, Guillaume s'immobilisa. (Voir page 9c.)
sa
L'OUVRIER
SOMMAIRE ! Les Voleurs d'or, par Georgci Le Faure. — Un Aïeul de
Chapuzot. par Jean Ursull. — Générosité spirituelle, par Sigismond
r.„., I,.,., _ Magie blanclie en famille, par Magus. — Recettes de la
Gon.l .
Semaine.
LES YOLEURS D'OR'
PAR
GEORGES LE FAURE
VIII
CONVERSATION INTÉRESSANTE
Sans donte, si notre ami John Siucli avait eu le don d'ubiquité,
sa quiétude d'esprit n'aurait pas été aussi grande qu'elle l'avait
été au cours de son entretien avec M. Stanislas Rudert, car il
aurait pu assister à certaine démarche tentée par Guillaume Brey
et qui l'aurait rempli d'épouvante au sujet des plans si laborieuse-
ment échafamlés...
11 est vrai que cette démarche, il aurait pu la pressentir, s'il
avait été aussi fort sur la psychologie que sur l'exploitation des
terrains aurifères, et s'il avait su observer son jeune compagnon
pendant la traversée du Cap à Suez, où ils avaient attendu le pas-
sage d'un bateau français à destination de Marseille.
Pas une seule fois, en effet, le jeune I3oer n'avait prononcé le
nom de miss Coinallett depuis le jour où, dans le room de l'hôtel
de Mafel;ing, John Stuck s'était servi du sentiment subit né dans
l'âme de ce demi-sauvage pour cette frêle fleur de la civilisation
européenne, afin de l'amener à lui prêter son concours indispen-
sable; non, pas une seule fois, excepté cependant le jour où, l'An-
glais avant annoncé son départ pour l'Europe, l'autre avait exigé
de l'accompagner.
Alors, très carrément, il avait fait part de ses intentions à John
Stuck et celui-ci avait été, en vérité, fort effrayé du progrès fait
dans cette àme inculte par la passion que lui-même y avait semée ;
le pauvre Boer avait pris pour parole d'évangile ce que lui avait
dit son nouvel ami, son dévoué protecteur! Il avait cru na'ivement
qu'il en est dans la réalité comme dans les romans feuilletons et
que, parce qu'on a sauvé la vie à une jeune fille, il doit s'en suivre
fatalement que cette jeune fille doive être votre femme.
11 avait très bien compris qu'un obstacle pouvait empêcher la
réalisation d'un aussi beau rêve, que cet obstacle était l'inégalité
de fortunée!, pour combler le fossé qui le séparait de miss Edwidge,
il y avait jeté son amour filial, son respect pour le chef de la
famille, son honneur de Boer.
Seulement, à présent que cette idée était bien entrée dans son
épaisse cervelle, elle devenait l'objet de toutes ses pensées, elle
allait devenir l'objectif de toutes ses actions, et malheur à celui ou
à ceux qui tenteraient de se mettre en travers de sa route pour
l'empêcher d'atteindre le but vers lequel il se dirigeait...
John Stuck, lui, n'avait pas envisagé les choses à un point de vue
aussi dramatique : il n'avait vu dans l'irraisonnée passion inspirée
au luslre par la fille du lord, qu'un excellent moyen de mettre la
main sur une colossale fortune longtemps convoitée; le but atteint,
Huillaume Brey et ses amours pourraient bien s'en aller au diable,
s'il leur convenait; c'était là chose dont notre Anglais se souciait
aussi peu qu'un poisson d'une pomme...
Ah! si — comme nous le disions plus haut — John Stuck avait
su mieux lire dans les âmes, il aurait peut-être eu dans la chance
ime confiance moins aveugle et il se fût rappelé que la guigne est
toujours là, suspendue au-dessus de la tète des plus heureux joueurs,
prête à transformer en « bûche » le plus bel atout.
En arrivant à (lannes, John et son compagnon étaient descen-
dus dans une modeste pension de famille, située hors la ville, au
milieu d'un bouquet de mimosas et d'eucalyptus, sur la route du
golfe Jouan et non loin de la ligue du chemin de fer; ce choix avait
été dicté par une pensée de toute élémentaire prudence, car il ne
tenait pas à être trop vu en compagnie de lord Cornalleit. surtout
étant donné la nature de l'opération qu'il venait lui proposer : a
celle époque de l'année, le littoral est envahi par les notauilités du
monde britannique, et comme, vu sa situation dans la Compagnie
à Charte, le Iprd était ('orcéM)ent lié avec tous ces grands person-
nages, c'eût été le compromet tre que d'aflicher une relation aussi
douteuse que pelle de John Stuck...
Celui-ci l'avait parfaitement bien conipris et, dans cette ])cn-
sion de famille tenue par un Italien, où les habitués étaient surtout
des compatriotes du patron — et de même londilion — notre
homme devait avoir toutes ses aises pour sortir quand bon lui
scmlilerail, et surtout pour recevoir qui il voudrait, sans que ses
visites fussent soumises au moindre contrôle.
Il y avait en outre un autre avantage qu'il lirait de la nationa-
lité de ceux eii compagnie desquels il allait vivre : les Italiens n'ont
au Transvaal que peu ou prou d'intérêts et, dans ces conditions,
l.XoirVOuvrier depuis le 2 mai 1890.
il y avait peu d'e chance — en raison surfout de la condition sociale
des clients de l'hôtel — de les entendre parler de l'Afrique du Sud,
tandis que c'était là une conversation obligatoire entre les Anglais
qui, ayant presque tous le m's capitaux engagés là-bas, ne cessaient
de commenter le moindre article de journal, la plus petite nou-
velle, la plus insignifiante dépêche...
Or, étanl donné le caractère à demi-sauvage de son jeune com-
pagnon, John Stuck, en homme prudent, avait jugé qu'il suffirait
peut-être d'un mot pour faire naître une discussion capable d'en-
gendrer quelque complication désagréable. On pensera peut-être
que c'était là beaucoup de pusillanimilé; mais, dans la situation
particulièrement délicate de John Stuck, on conviendra qu'il ne
devait avoir qu'une chose en tête : « chambrer » le plus complète-
ment qu'il lui serait possible le jeune Boer.
S'il l'avait pu, il ne l'aurait pas quitté; mais comme il n'avait
pas fait la traversée uniquement pour venir respirer les senteurs
embaumées du jardin des llespérides ni admirer le charmant effet
des îles Lérins, semblables à d'immenses corheilles de verdure
flottant sur la mer bleue, il avait bien été contraint de laisser Guil-
laume Brey à l'hôtel, en lui recommandant de ne pas sortir.
Cette recommandation, il l'avait appuyée d'arguments spéciaux
et principalement tirés de la tournure un peu particulière du jeune
homme; John Stuck avait eu beau, à Marseille, lui faire acheter
quelques vêtements un peu plus en rapport, comme étoffe et comme
coupe, avec la mode d'Eui-ope que ceux achetés à Johannesburg
pour le voyage, cela n'empêchail pas qu'il avait dû convenir com-
bien il était difficile, pour ne pas dire impossible, de « décrasser »
un Burgher.
D'abord, avec sa haute taille, ses épaules larges, sa démarche
lourde, ses mains énormes et ses pieds gigantesques, le pauvre
garçon — si beau dans son cadre sauvage et ses vêtements primi-
tifs,— paraissaitgrotesquement rustre dans son habit de drap noir
fin, à croire que ses muscles allaient le faire craquer de toutes
parts.
Lui-même s'était rendu compte de cela, et tous les raison-
nements de John Stuck avaient été impuissants à l'empêcher de
remettre son veston d'étoffe anglaise à carreaux bleus et jaunes,
son pantalon semblable enfoncé dans les hautes bottes de cuir
fauve, à épaisses semelles cloutées, et sa cravate rouge, faisant
sur la poitrine comme un large placard de sang.
Mais ce qui avait été surtout impossible, tellement il donnait à
la physionomie un aspect caricatural, ça avait été le chapeau; on
en avait essayé de toutes les couleurs, de toutes les formes : tous,
ils s'étaient trouvés trop petits pour enfermer convenablement la
boîte osseuse de cette sorte de géant, dont le crâne débordait sous
les bords trop petits des couvre-chefs, et force avait été à John
Stuck d'engager son compagnon à conserver l'énorme chapeau de
feutre dont il se coilTail dans les prairies transvaaliennes...
Ainsi vêtu, ainsi coilïé, le jeune homme avait attiré l'attention
des voyageurs qui étaient montés dans le même compartiment
qu'eux à Marseille et, une fois à Cannes, la voilure qui les empor-
tait vers l'hôtel avait fait se retourner tous les passants croyant
voir quel(|u'un des cow-boys, compagnons de Buffalo-Bill, dans
son exhibition de l'Exposition...
Guillaume Brey, lui-même, gêné par cette curiosité, sans se
rendre compte cependant de ce que son accoutrement avait de
grotesque, avait très bien compris les raisonnements de John
Stuck, et celui-ci l'avait quitté pour courir à ses an'aires, avec la
presque certitude que le jeune homme demeurerait dans le jardin
de l'hôtel, — où déjà l'on était accoutumé à son costume exotique,
— à fumer de nombreuses pipes.
En cela, notre ami s'était trompé : à peine avait-il eu le dos
tourné que la physionomie placide et résignée de Guillaume Brev
s'était transformée; sans même terminer la pipe commencée, — ce
qui indiquait de sa part une agitation nerveuse considérable, — il
était monté à l'appartement, situé au second étage, qu'il occu-
pait avec John Stuck, et là, à l'affût derrière les persiennes
closes, il avait regardé l'Anglais s'éloigner d'un pas agile dans la
direction de la gare, où il devait prendre le train pour Nice afin
de s'y rencontrer avec lord Coraallett. ainsi que nous l'avons dit
dans le chapitre précédent.
(Juaud il l'avait vu disparaître derrière les arbres, un sourire
de contentement avait éclairé son visage soucieux et duquel,
depuis l'aventure du Saut du Diable, toute trace de quiétude
s'était à jamais évanouie ; à la volée, il jeta sur le lit son grand
chapeau, son veston, son gilet, sa cravate écirlatc, retira ses
grandes bottes, son pantalon à carreaux, et prit dans sa malle les
vêtements dont il avait fait emplette à Marseille et qu'il y avait
laissés dédaigneusement, ayant l'instinct que ces produits de la
fabrication civilisée n'étaient point faits pour un demi-sauvage
comme lui...
Maintenant, comme dans celte conviction les railleries de John
Stuck entraient pour beaucoup, il n'avait pas dû renoncer à tout
espoir de s'habiller uu jour comme tous ceux qu'il voyait autour
de lui; mais, pour recommencer cette tenlalive, il avait résolu
d'attendre d'être seul; il avait, nous l'avons dit, du sang hollandais
I dans les veines et, à une certaine foujgue qu'il devait à ceux de ses
1 ancêtres originaires de [•'rance. il alliait un caractère réservé, ren-
L'OUVRIER
69
fermé même, qui lui fnisait garder par devers lui ses pensées
intimes el ses secrètes intentions, à moins que, par ruse, on ne
les surprît.
Quiind il eut remplacé sa chemise de flanelle par une chemise
en toile blanche, celle-ci commença par le gi'-ner fort avec son col
empesé qui lui encerclait le cou, ainsi qu'un collier, et ses man-
chettes qui lui grattaient les poignets ; mais, enfin, il avait la volonté
d'arriver et il prit son mal en patience.
Le nœud de cravate k ajuster lui donna un mal énorme : ses
gros doigts solides, habitués à manier la carabine ou le manche
des fouets, étaient malhabiles à joiier avec des riib.-ius et tout ce
qu'il put arriver k faire, au bout de dix minutes d'ellorls. ce fut de
donner à la soie noire une allure de ficelle toide tortillée; néan-
moins, salisl'ait de ce résultat, il se sourit dans la glace et, en
toute hâte, passa le pantalon de drap, boutonna le gilet et endossa
le veston qui moulait son buste énorme.
Ainsi vêtu, Guillaume Brcy ne pouvait assurément pas préten-
dre à avoir une allure de gentleman ; ses pieds énormes, chaussés
de fines bottines, dans lesquelles ils élaienl visiblement mal àl'aise;
ses mains de géant, paraissant plus mangées encore de soleil
qu'elles ne l'élaienl réellement, à cause de la blancheur des man-
chettes, le lui interdisaient ; et il n'était pas jusqu'à sa tète, si fière-
ment campée sur ses épaules, quand ses épaules élaienl couvertes
de la casaque de peau à peine tannée des Boers, et que son crâne
était coiffé du volumineux chapeau national, qui ne parût com-
nnine — comme peut être celle d'un paysan endimanché — sous
le chapeau melon, dont la forme élégante l'avait séduit dans la
vitrine d'un chapelier de Marseille...
Néanmoins — comme les ricanements de John Stuck n'étaient
plus là pour lui signaler, en les soulignant, les imperfections de sa
toilette, le jeune homme ne se vit pas tel qu'il était ; assurément,
il constatait une modification, mais il ne lui semblait pas que
cette modification lui fût aussi désavantageuse que cela, et il pen-
sait, — ce qui n'était d'ailleurs pas si mal raisonné, — que son aspect
un peu bizarre provenait surtout de son inaccoutumance à ces
vêtements de coupe nouvelle pour lui...
Mors, quand il se vil ainsi, une envie folle le prit de sortir :
tout d'abord, il ne s'était habillé que pour passer le temps et
s'assurer — à quatre jours d'intervalle — que l'impression pre-
mière ressentie de sa transformation était bien réelle; or, voilà
qu'il ne se trouvait plus aussi étrange, aussi grotesque, et en se
\oyant presque semblable aux Européens avec lesquels il vivait
depuis quatre jours, une idée lui vint: il savait que lord Cornallett
habitait Cannes et- il connaissait le nom de la villa dans laquelle
il résidait...
S'il allait rôder de ce côté, non pas pour parler à miss Edwidge
— grand Dieu, jamais il n'aurait osé 1 — mais pour la voir seule-
ment de loin!... 11 lui semblait qu'il y avait des éternités qu'il
n'avait aperçu son fin visage que ses grands yeux bleus éclairaient
si doucement, et auquel son sourire angélique donnait l'aspect d'une
de ces images comme, étant petit, il en avait tu dans les livres
religieux.
Les trois mois écoulés lui paraissaient avoir duré trois siècles
el il y avait des secondes où il se demandait s'il pourrait seule-
ment la reconnaître...
On pens/ bien qu'à une semblable tentation, le pauvre garçon
n'était pas de force à résister longtemps et, tout en faisant de sur-
humains efforts pour introduire ses doigts raides dans une paire
lie gai/s dont la couleur voyante avait tenté son mauvais goût de
demi-sauvage, il était entré dans le bureau de l'hôtel.
— Pouri'iez-vous m'indiquer le chemin à prendre pour aller à
la villa Stella? demanda-t-il en un mauvais anglais que le patron,
forcé par état — vu sa clientèle cosmopolite — de comprendre
Ions les idiomes, devina plutôt qu'il ne comprit, d'autant plus que
Guillaume parlait d'une manière à peine distincte, la gorge con-
tractée comme s'il eût commis une mauvaise action; et, de fait, il
se rappelait la promesse faite à .lohn Stock de ne pas sortir de sa
chambre, durant son absence. Mais c'était moins cela qui l'émo-
tionnait que la pensée de ce qu'il allait faire : il lui semblait que
c'était presque mal et cependant, quand il voulait raisonner la
situation, il trouvait que c'était un droit qu'il avait de chercher à
revoir celle qui devait être sa femme.
Il en avait été de lui, en effet, comme des enfants auxquels,
pour les faire tenir sages, on fait souvent entrevoir, comme
possibles, des impossibilités; bien que, pas une fois, John Sluck
n'eût parlé avec tant d'affirmation d'un mariage entre son jeune
ami et miss Edwidge, le Boer, lui, dans son ignorance totale,
absolue, de la vie, n'avait vu qu'une chose : un fossé le séparait
de cette gracieuse et toute jolie créature; ce fossé, c'était la diffé-
rence de fortune. Eh bien I il allait le combler en y jetant des
milliers et des milliers de livres, et alors...
Quant aux autres obstacles, la différence de nationalité, d'édu-
cation, de religion même, le jeune homme n'en tenait nul
compte, John Sluck n'étant point entré, et pour cause, dans un si
grand nombre de détails : ce qu'il cherchait dans cette combinai-
son, ce n'était point à ce que la main de miss Edwidge tombât
dans celle de Guillaume Brey, mais bien à pouvoir étendre la
sienne lur les terrains aurifères de Ferrae-Elisabelh.
A peine lagrilledc la pension franchie, Guillaume allongea les
jambes, suivant le chemin qui venait de lui être indiqué, à une
allure qui prouvait sa haie d'arriver nu but de sa course; ses jar-
rets avaient perdu leur élasticité ordinaire, son cœur battait à
se rompre dans sa poitrine, et ses poumons comme alTaissés, n'eu-
voyaicnt dans sa gorge contractée qu'un souffle rauque el sifflant.
A mesiu'e qu'il avançait, son trouble ne faisait que croître, en
même teuips que devenait plus impérieuse son impatience, au
point qu'il courait presque maintenant en montant l'étroite route
sablonneuse qui circulait dans l'ombre fraîche des sapins; il por-
tail le buste penché en avant, le cou tendu, et avait les yeux
grands ouverts comme s'il se fût attendu à voir paraître, au pre-
mier détour, la silhouette gracile de celle qu'il venait contem-
pler.
Mais voilà que soudain, entre les branches, apparut la toiture
ardoisée de la villa et, défaillant presque, il dut s'arrêter, s'ap-
puyant d'une mnin à un tronc d'arbre, tandis que, de l'autre, il
faisait un geste machinal pour écarter comme un voile qui venait
de tomber devant ses yeux.
Il fut au moins deux minutes à se remettre et encore ne fût-ce
qu'imparfiiitement; se raidissant, sous un coup de colère contre
celle qui le faisait tomber en un semblable état de défaillance, il
se remit en marche, grommelant :
— Diable de moil serait-ce que cette poupée m'aurait jeté un
sort I . . .
Quelque crainte qu'il eût d'être aperçu, il se contraignit à mar-
cher très lentement en arrivant devant la propriété, de manière à
pouvoir regarder si, d'aventure, la fille du lord n'errait pas de-
vant le perron; même il eut le courage de s'arrêter quelques in-
stants, sous couleur d'admirer un rosier merveilleux, dont les bras,
surchargés de fleurs couleur thé, enlaçaient, à une grande hauteur,
le tronc flexible d'un palmier.
Mais de la terrasse une voix partit, la voix d'un homme qu'il
lui était impossible d'apercevoir, à cause de la toile destinée à
atténuer l'ardeur du soleil.
— Jean..., fermez donc la grille...; tous les passants entrent ici
comme chez eux!...
Cela avait été dit en français, mais avec un accent anglais tel-
lement prononcé que Guillaume Brey, pas un instant, n hésita à.
reconnaître dans cette voix celle de lord Cornallett et, moins hon-
teux d'être ainsi brutalement invité à passer son chemin qu'effaré
à la pensée d'être soupçonné, il tourna les talons el s'enfuit.
Oh! pas bien loin..., à quelques pas seulement de l'entrée; là,
masqué par un massif de fougères géantes, il s'arrêta et, les jambes
chancelantes, reprit haleine, tandis qu'il passait la main sur son
front trempé de sueur.
— Lâche!... lâche!... gronda-t-il furieux contre lui-même; es-
tu donc un voleur pour te sauver ainsi?... El la raison qui t'amène
n'esl-elle pas légitime..., avouable? Celle jeune fille est la fian-
cée... tu viens la voir... el tu prends la fuile, rien que parce que tu
entends cet homme parlerl...
II eut un ricanement amer et ajouta :
— Que sera-ce donc quand elle-même te panera?... Tu t'éva-
nouiras comme une femme I...
Puis la colère lerepril à une soudaine évocation des quatre
mois écoulés depuis que, pour la première fois, ce pâle visage de
jeune fille souffreteuse lui était apparu; et à la pensée de ce qu'il
avait fait déjà pour se rapprocher d'elle, de ce qu'il avait résolu
de faire, de ce qu'il ferait, un frisson le secouait el ses poings
énormes se serraient, menaçants...
Pas un instant jusqu'alors son cerveau épais n'avait été effleuré
même du soupçou que miss Edwidge pût ne pas être sa femme;
la pensée qu'elle pouvait ou être fiancée déjà à un autre jeune
homme, ou ne pas vouloir unir sa destinée à celle d'un rude et
grossier Burgher ne lui était pas venue à l'espril.
John StucJi ellui avaient conclu un marché dont elle étaitle prix
et comme la mauvaise foi en matière commerciale est inconnue
des fermiers transvaaiiens, demi-civilisés, c'est vrai, mais d'honnê-
teté patriarcale, Guillaume Brey considérait déjà comme sienne
la fille de ce lord richissime, dont il allait encore augmenter la
fortune.
Cependant la pensée de l'or enfoui dans le sol de Ferme-Elisa-
beth le rasséréna un peu, l'enhardit même au point que l'envie le
prit de revenir sur ses pas, d'entrer dans la villa Stella et de
demander lord Cornallell pour lui souhaiter le bonjour.
Effaré lui-même d'une telle audace, ayant conscience que sa
pusillanimité ne larderait pas à reprendre le dessus, il allait pro-
filer illico de ces bonnes dispositions et revenir sur ses pas, lors-
qu'il vil déboucher du sentier qu'il avait suivi, montant la côle au
pas d'une jument bai brun, un jeune homme portant l'uniforme
français, et causant avec un autre homme de son âge, à pied
celui-là, poussant par le guidon une bicyclelle.
C'étaient, on l'a deviné, Jean de Brey et son ami Ilenry Kin-
burn.
A leur vue, Guillaume s'immobilisa et, masqué par le massif
de fougères, résolut d'attendre, pour mettre son projet à exécu-
tion, que ces deux importuns eussent passé leur chemin : instinc-
tivement, ils lui déplaisaient, leur trouvant sans doute dans
60
L'OUVRIER
l"allure une élégance, un chic qui faisaient ressortir davantage sa
tournure lourdaude de paysan mal dégrossi.
Mais cette antipatliie du premier moment s'augmenta encore,
en même temps qu'une stupeur lui figeait le sang dans les veines,
quand il vit les deux compagnons franchir hardiment le seuil de
la grille qui, sur un appel, s'était ouverte aussitôt devant
eux.
Avec un bruit sourd qui parvint jusqu'à lui, la grille se
referma et, l'oreille tendue anxieusement, Guillaume perçut le
craquement du gravier sous les pieds du cheval et sous les roues
de la bicyclette : c'était une chose bien simple cependant et bien
naturelle que cette visite... et un flot de sang lui était aussitôt
afflué du cœur, empourprant sa face et enfiévrant son cerveau.
Un sentiment nouveau, inconnu de lui jusqu'alors et dont il
n'eût même pas pu donner l'analyse, la jalousie, venait soudaine-
ment de le mordre en pleine poitrine, lui faisant perdre la notion
du réel, du vrai, pour faire se dresser devant ses yeux troublés
la silhouette hostile de ces deux hommes prêts à lui disputer son
bonheur.
Comme un fou, il s'élança, se rua semblable à une bête, résolu
à défendre son illusion, sa chimère, de l'approche même du dan-
ger dont un instinct l'avertissait; mais cette course même le
calma, faisant circuler son sang plus normalement, rompant ses
nerfs trop tendus et rappelant son esprit à un sentiment plus sain
des choses.
Repassant devant la grille à une allure plus tranquille, il jeta
un coup d'oeil dans l'intérieur de la propriété, et tout de suite,
sans chercher même, comme si un pressentiment l'eût conduit,
son regard aperçut, suivant une ombreuse allée qui longeait la
maison d'habitation, un groupe assis sous un épais mimosa en
fleurs, dont les branches débordaient en partie par-dessus le mur
de clôture.
Ce groupe était formé des deux jeunes gens qu'il venait de voir
entrer et d'une silhouette de femme, qu'il reconnut de suite à la
sveltesse de ses formes, à la délicatesse de son allure.
C'était miss Edwidge Cornallett!...
De nouveau, la colère le prit et, cédant au premier mouvement,
il étendait déjà la main vers la chaînette attachée à la cloche
d'entrée, lorsqu'il se ravisa : un projet, plus en conformité avec
son caractère timide, peu expansif et même un peu dissimulé,
venait de lui traverser l'esprit; pressant le pas, il poursuivit son
chemin, et longeant le mur de clôture, abandonna bientôt le sen-
tier pour pénétrer dans le bois même de sapins et d'eucalyptus
dans lequel le parc de la villa avait été taillé.
Bientôt il aperçut, au milieu des branchages sombres, les
éclatantes grappes du mimosa à l'ombre duquel, de l'autre côté
du mur, étaient assis ceux qu'il voulait surprendre; précisément,
là, tout près, un sapin offrait son tronc, lisse ainsi qu'un mât,
dont l'ascension était un jeu pour un garçon musclé ainsi que
l'était Guillaume : jetant son chapeau sur la mousse et mettant
bas le veston qui eût gêné ses mouvements, Guillaume empoigna
l'arbre et, avec une agilité de singe, eût tôt fait d'atteindre une
forte branche de mimosa à laquelle il se suspendit: avançant
avec prudence, évitant même le froissement des feuilles qui
eussent pu attirer l'attention sur lui, il se trouva sur la crête du
mur.
Là, il s'arrêta, se hissa doucement, se mit à califourchon et,
écartant un peu les branches, regarda au-dessous de lui ; placé ainsi
qu'il l'était, il ne pouvait voir le visage ni de Jean de Brey, ni de
Henry Kinburn, mais il pouvait voir celui de miss Edvfidge, et il
fut frappé de la transfiguration de la jeune fille.
En trois mois, le climat de Cannes avait opéré un véritable
miracle: les joues caves s'étaient remplies, l'ovale du visage
s'était arrondi, le teint si pâle s'était rosé et il semblait que, sous
la peau fine, on vît le sang courir plus allègrement. Le regard, lui
aussi, avait plus d'éclat et, en ce moment même, comme si la pru-
nelle bleue eût reflété le contentement intérieur dont était remplie
l'âme de la jeune fille, les yeux avaient une expression toute nou-
velle pour Guillaume Brey.
De nouveau, la douleur qu'il avait ressentie quelques instants
plus tôt dans la poitrine le tortura et ce fut bien pis lorsque, ayant
prêté l'oreille, il entendit monter jusqu'à lui, comme une musique
suave, la voix de la jeune fille.
— Ainsi donc, monsieur, disait-elle, vous allez nous quitter?...
— Mon Dieu, oui, miss, répliqua Jean de Brey en se dominant
pour ne point trahir le trouble profond qui l'agitait... un ordre
est venu du ministère de la Guerre avançant les manœuvres que
notre bataillon devait faire, comme chaque année, dans les
montagnes, et j'ai reçu avis de rejoindre Grasse aujourd'hui
même...
Il ne sembla pas que miss Edwidge eût, dans ce que venait de
dire le jeune officier, une confiance bien absolue; elle regarda
son cousin et crut deviner dans ses yeux qu'on lui cachait quelque
chose car, agitant dans un geste gracieux son doigt blanc et effilé,
elle dit en souriant :
— Je crois bien, monsieur le lieutenant, que vous ne me racontez
pas la vérité et que votre ministre de la Guerre a bon dos...
Jean de Brey sursauta et se tourna, comme pour le prendre
à témoin de sa sincérité, vers Henry Kinburn ; mais celui-ci pro-
testa par un mouvement énergique des mains, se récusant.
— Oh ! moi, s'exclama-t-il, je ne sais rien... ou du moins
comme ce que je sais, il m'est défendu d'en parler, c'est comme si
je ne le savais pas...
— Henry! fît l'officier d'un ton de reproche.
La jeune fille regardaalternativementlesdeux amis, la curiosité
naturellementexcitée par ces mots pleins de réticence, etdemanda :
— Qu'y a-t-il donc?.. On me cache quelque chose !... Henry,
voyons, de quoi s'agit-il... parlez...
— J'ai promis de me taire...
— Et moi, je vous relève de votre promesse..., s'écria miss
Edwidge, piquée au vif; je n'aime pas les cachotteries... Henry,
parlez, je vous l'ordonne...
Jean de Brey était devenu tout pâle et murmura :
— Miss... miss..., prenez garde; peut-être regretterez-vous
d'avoir voulu savoir ; en tout cas, Henry m'est témoin que, moi,
je ne le relève pas de la promesse qu'il m'a faite de se taire...
Émue, troublée par le ton sérieux de l'officier, la jeune fille
changea d'allure.
— Eh bien 1 non, Henry, dit-elle alors d'une voix grave, puis-
qu'il en est ainsi, ne parlez pas;... il est préférable, je crois, que
vous ne parliez pas...
— Vous dites : a Je crois » Edwidge ! riposta Henry malicieuse-
ment; donc, vous-même n'êtes pas certaine qu'en effet le silence
soit préférable...
La teinte rosée de ses joues s'accentua davantage encore, son
trouble augmenta et elle détourna la tête, comme si, cessant de
regarder Jean de Brey, elle eût pu espérer échapper, elle, à ses
regards...
Mais elle se méprenait sur les intimes pensées du jeune homme
qui dit, d'une voix grave, raffermie soudain, mais pas tellement
cependant que ne s'y devinât une émotion difficilement maîtrisée.
— Ouil miss, vous avez raison, mieux vaut que, même dégagé
par vous de la promesse qu'il m'a faite de ne pas parler, Henry se
taise... D'ailleurs, vous avez voulu savoir la vérité... et je vais vous
la dire moi-même cette vérité : J'ai perdu à la Bourse toute la
petite fortune que m'avaient laissée mes parents.
— Mon Dieu ! balbutia la jeune fille en joignant les mains,
dans un geste de pitié profonde....
— ... Et si je pars définitivement pour Grasse, si j'abrège mon
congé en ce qui concerne Cannes, c'est que je vais à Paris afin
de tenter, si possible toutefois, la liquidation de ma situation chez
mon agent de change.
— Pauvre monsieur Jean, murmura miss Edwidge..
Puis réagissant contre le chagrin qu'elle-même éprouvait, elle
ajouta avec une gaieté forcée:
— Plaie d'argent n'est pas mortelle! ...voyez, mon père a été ruiné
deux fois, et il est aujourd'hui plus riche qu'il n'a été jamais...
Malgré sa tristesse, le lieutenant sourit et répondit en désignant
son uniforme :
— Ce n'est point une tenue de travail, ma chère miss, que ceci ;
honneur, toujours; gloire, quelquefois; richesse, jamais !...
— Assurémeot, s'exclama Henry, cherchant à égayer la situa-
tion, au service de la France comme à celui de l'Autriche, le mili-
taire n'est pas riche, chacun sait ça...
La jeune fille secoua mélancoliquement la tête et murmura
— La richesse ne fait pas le bonheur, monsieur Jean I
— Non, miss ; seulement elle y contribue souvent... et quelque-
fois aide à le conquérir...
Puis, trahissant malgré lui la peine profonde qui le poignait, il
dit d'une voix sombre:
— Sans elle, en tout cas, il est des bonheurs auxquels il est fou
non seulement d'aspirer, msis même de songer...
Son intonation était si désolée et l'expression de son regard
était si significative, que la jeune fille, touchée jusqu'au plus pro-
fond d'elle-même, tendit sa main au lieutenant et lui dit en sou-
riant, tandis qu'une larme perlait au bord de sa paupière :
"— Ne perdez pas coui-age, monsieur Jean ; il y a un proverbe
français qui prétend que « ce que femme veut. Dieu le veut
aussi... i.
Et, se dégageant, elle se sauva, légère comme une biche, toute
rougissante de son audace, etdisparut en courant...
— Henry... mon ami, balbutia Jean, soudainement dressé et
les bras étendus comme s'il eût voulu retenir la fugitive, qu'a-t-elle
dit?... qu'a-t-elle voulu dire ?...
— Rien autre chose que ce qu'elle a dit ! ricana moqueuse-
ment Kinburn...
— Mais sij'ai bien compris, elle m'a laissé entendre...
— Que vous ne lui étiez pas indifférent !... parbleu 1 la belle
énigme à deviner... Il n'est pas besoin d'être sorcier pour cela...
Jean de Brey était tout tremblant.
— Serait-ce possible!... serait-ce possible 1 balbutia-t-il.
— Eh 1 certainement!... Edwidge vous aime... et si, au lieu
d'être élevée dans un couvent, elle avait reçu la libre éducation
que les jeunes filles reçoivent en Angleterre, il y a longtemps que
vous le sauriez.
{La suite au prochain numéro.) Georges lb Vajim.
L'OUVRIER
I
LES VIEUX SOLDATS
UN AÏEUL DE CHAPUZOT
Par JEAN DRAULT
VIII (Suite.)
LES RÉVÉLATIONS DINE SOMNAMBULE
M. Dufui'et se présenta effectivoment vers deux heures deTaprès-
midi, devant une maison de la nir Hégésippe Moreau, où tout Paris
allait en pèlerinage pour consul ii'i- cette somnambule à la mode.
Une foule compacte se
pressait dans l'escalier, depuis
rez-de-chaussée jusqu'au
quatrième, où habitait la som-
nambule; le corridor était plein,
le trottoir encombré, et sur le
seuil, le concierge maussade
distribuait
des numéros
d'ordre en ré-
pétant :
— Vous,
revenez dans
huit jours ;
vous, revenez
dans quinze
jours ; Ml 11'
Bélac ne peut
pas recevoir
plus de deux
cents per-
sonnes par
jour.
— Effec-
t i V e m e n t .,
approuva
do ucement
M. Dufuret
pour se faire
bien voir du
concierge et en obtenir un tour de faveur. C'est déjà bien joli que
cette personne célèbre daigne prédire l'avenir à autant de personnes
par jour.
— Voilà un monsieur raisonnable, au moins! s'écria le con-
cierge qui était littéralement assailli. Il comprend les choses et ne
demande pas l'impossible!... Tenez, monsieur ..
Et il remit au petit père Dufuret le numéro 2,800, avec prière
de revenir dans ti-ois semaines.
— Dans trois semaines!... Mais c'est impossible, mossieu!...
réclama l'érudit. Songez que je viens consulter cette demoiselle
Bélac sur l'endroit où je pourrais trouver les documents qui me
manquent pour écrire un mémoire destiné à l'Académie de Cric-
quebœul". C'est un travail press'». par conséquent...
— Oh!... mossieu!... fit le concierge d'un air imposant, je ne
puis entrer dans tous ces détails. 11 y a là une dame qui est, pour le
moins, aussi pressée de savoir où retrouver sa perruche, que vous
de retrouver la baignoire de votre ami de
Cricquebœaf. ..
— Hein?... Qui vous parle de baignoire?...
— Mais vous!... Vous ne voulez pas
retrouver la baignoire de votre ami de Cric-
quebœuf?...
— Mais non!... mais non!... clama M. Du-
furet plein de pitié pour l'intelligence
bornée du concierge de la somnambule. ,Ie
vous ai dit : un mémoire de l'Académie de
Cricquebœuf. Vous avez l'ouïe récalcitrante,
mossieu le concierge!...
— Ahl... pas d'insulte, vous savez!...
tonitruale cerbère, devenu soudain furieux.
Heureusement, l'arrivée d'un journaliste
compatriote de M. Dufuret interrompit cette
scène qui menaçait de se terminer violem-
ment. Le journaliste était justement celui
dont les articlesmarmoréens et une brochure
palpitante d'intérêt avaient misla somnambule
à la mode.
Il était par conséquent un peu de la maison,
et le concierge le salua très bas.
Et, gr&ce à lui, M. Dufuret put fendre la
1. Voir ^Ouvrier depuis le 2 mai 1896.
allons causer de la pluie et du beau tempo,
puis vous me verrez m'endormir, et je vous dépeindrai-vôtre tem-
pérament. Lorsque je m'arrêter.ii,
vous me poserez des questions. Xe
vous étonnez pas d'être tutoyé. Du
moment où je tombe eu somme;',
ce n'est plus moi qui parle, «'est
l'Esprit!...
L'érudit n'eut pas longtemps à
attendre. Ils avaient eu à peine le
temps d'échanger quelques impres-
sions sur le succès probable de
l'Exposition de 1900 et la chute vu
président de la République, que la
somnambule s'endormit et se ir,it
sur un ton monotone à débiter ces
vers ;
De uaturel très emporté
Te Toiià très embêté,
Car tu as manifesté
Désir d'être député.
Hélas ! Tu peux te fouiller.
Jamais ne seras nommé-,
-■ Moi!. ..interrompitavec effa-
rement M. Dufuret. Mais jamais je
n'ai songea être député 1... Vo'us
vous trompez... Moi. député?...
.\h!...par exemple!...
— Ce n'est pas moi, répondit la.
somnambule, c'est l'Esprit!... Mais
on vous a donc fait passer un tour?...
— Oui, madame, c'est un journaliste de mes amis.
— Il aurait bien du me prévenir!... fit la somnambule vexée.
L'Esprit croyait apparem-
ment que vous étiez ce can-
didat à la députation. qui
m'a fait une demande de
consultation, voilii quinze
jours!... Que c'est donc
ennuyeux, mon Dieu, que
c'est donc ennuyeux!... Et
que c'est bête d'intervertir
les numéros sans aver-
tir !
•— De grâce, madame,
ne vouslamentez pas!... fit
M. Dufuret. Il y a mal-
donne, c'est à refaire.
D'ailleurs, il m'indiffère
absolument que l'Esprit f
me dépeigne mon tempé-
rament. J'aime mieux l'in-
terroger sur mes docu-
ments.
— Interrogez, mon-
sieur!... Interrogez l'Esorit'
^
6t
L'OUVRIER
De nouTeau, la somnambule se rendormit, et M. Dufuret
expliqua :
— Voici ce que c'est : je désirerais savoir où se trouvent des
lettres dans lesquelles il est question de Bras-d'acier, un sergent
lie la 74e demi-brigade passé adjudant à Mayence en 1794. Je sais
où se trouvent trois de ces lettres, mais les autres?...
Longuement, la somnambule parut rédéchir. M. Dufuret la vil
se tordre les mains avec désespoir comme si elle éprouvait une
difficulté à connaître la retraite cachée de (!es mystérieuses lettris.
Enfin, sa figure reprit un aspect plus serein. Elle dit:
Oui, je leg Tois, tes papiers,
Tes papiers jaunes, tactiés.
Beaucoup seraient épatés
De ce qu'un brave curé.
De son traitement privé.
Mais habile vilrier,
Les a tous utilisés.
M. Dufuret, abasourdi, demanda :
— Voilà quelque chose qui n'est pas très ciair, madamel...
Ah!... si l'esprit pouvait préciser, ça ne serait pas du luxe!.,.
Imperturbablement, la somnambule poursuivit :
Loin de la grande cité
Sont papiers éclaboussés.
Je vois plaine sans pommiers.
Sans bouleaux, sans peupliers.
Sans berbe, sans poiriers.
Il faudrait des lieues mareher
Pour la plaine tr.iverser.
Vents furieux aiïronter
Et papiers remplacer
Par verres bien travaillés.
Voilà! l'Esprit a parlé.
Hâte-toi te retirer
Mais non sans avoir payé.
Lorsque M. Dufuret se retrouva dans la rue, il avait l'œil
hagard, et il se frappait le crftne à le fendre. Ça lui avait coûté
cent sous, mais, pour son argent, il en avait eu plus que pas assez, et
son esprit travaillait furieusement.
— Plaine immense!... sans poiriers!... sans pommiers!... Plus
de doute, ça ne peut être que le Sahara!... Les lettres de l'aïeul de
Chapiizot sont au Sahara I...
Et cette réflexion le confirmait dans cette idée :
— Elle n'a pas dit sans palmiers. Or, au Sahara, il y a des
palmiers; donc, plus de doute, c'est bien le Sahara.
Puis, il hésitait en se disant :
— Mais il y ai un curé!... Elle s'est trompée, ça doit être un
mufti ou un marabout!... Il n'y a pas de curé, au Sahara!
Mais, d'autre part, des détails plus précis le confirmaient dans
sa première opinion : vent furieux à affronter! Parbleu, ce ne
pouvait être que le simoun. Seulement, voilà, qu'était-ce cette
histoire de vitrier?...
Dès le soir, le petit père Dufuret feuilleta la géographie d'Elisée
Reclus, afin de bien étudier tous les phénomènes du Sahara, mais
il ne trouva rien qui pût lui donner une indication utile, et la
présence de membres du syndicat des vitriers n'y était pas spé-
cialement mentionnée.
En revanche, le lendemain, comme il allait au cercle militaire
pour confier ses angoisses au colonel Panachard, il eut la douleur
d|exciter chez Chapuzot, auquel il avait narré les visions de la
somnambule, une joie délirante et débordante.
— Mossieu Chapuzot t dit le père Dufuret, vous moqueriez-
vous de moi?
— Dieu m'en garde, monsieur Dufuret, mais je ris parce que je
vais vous les expliquer, moi, les phrases de votre somnambule!...
Elle vous a dit vrai, vous savez, très vrail... C'est à Santeuil que
les lettres de mon grand-papa sont restées!...
— A Santeuil 1...
— Oui, monsieur Dufuret. Voici ce que c'est, le curé de Santeuil
a eu tous ses carreaux cassés par une bourrasque. Et le pauvre
homme n'a pas pu les faire remettre, ses carreaux, rapport à la
suppression de son traitement. Il a collé du papier à la place
de ses carreaux pour empêcher l'air de passer, et il a choisi dans
mes vieilles paperasses de famille ce qu'il y avait de plus solide et
de moins déchiré. Voilà, voilà l'explication de la chose, monsieur
Dufuret!...
— Miséricorde!... s'écria l'érudit en se frappant le front, et
qui déclama avec emphase :
Beaucoup seraient épatés
De ce qu'un brave curé,
De son traitement privé.
Mais habile vitrier
Les a tous utilisés 1
« Et dire que je n'avais pas compris!... Non! Faut-il queje sois
bête! Le faut-il, hein? Il faut vite écrire à ce brave curé de décoller
ces papiers avec beaucoup de précaution et de nous les renvoyer!...
— Oui, dit Chapuzot, mais il faudra lui payer des carreaux ;
vous n'allez pas, pourtant, le forcer à rester exposé à tous les vents
dans son presbytère!
— C'est trop juste!... Je vais en parler au colonel, Nous nous
cotiserons!
Le colonel grogna un peu en apprenant qu'il fallait débourser
de nouveau.
— Nom d'une bobineUel s'écria-t-il. ça finit par revenir cher,
votre archéologie.
— Possible, mon colonel, répliqua l'érudit, mais ce qu'elle fait
d'heureux est inimaginable! Vous n'auriez pas, sans elle, retrouvé
les lettres de l'aïeul de Chapuzot.
— Et le curé de Santeuil n'aurait jamais eu de carreaux à ses
feuélrcsl ajouta Chapuzot.
H remercia bien vivement le colonel Panachard, l'excellent
curé de Santeuil, et il lui renvoya un monceau de papiers tout effran-
gés, sur lesquels la pluie avait dessiné d'étranges arabesques.
Ce fut ainsi que nos quatre personnages retrouvèrent l'aïeul de
Chapuzot et l'adjudant Bras-d'acier, qui n'avaient pas quitte la
Prusse, mais qui croyaient aller enFrance, tandis que le Directoire
les expédiait sur l'Italie...
{La suite au prochain numéro.) Jean Dradlt.
NOTRE CONCOURS DE COLORIAGE
Nous rappelons aux concurrents retardataires que c'est deiiiain
jeudi 28 mai qu'ex[iire le déini d'envoi des compositions.
Tout envoi portant un cachet de la poste de date plus rappro-
chée sera considéré comme non avenu.
GENEROSITE SPIRITUELLE
Par SIGISMOND GONDRIN
« l'n homme seul est un homme, dit quelque part un moraliste
célèbre, mais un grand nomhre d'hommes réunis c'est la foule, et
la foule c'est toujours cette force idiote, mauvaise ou puérile, qui
condamna le Christ et délivra Barabbas.
A l'appui de cette opinion, j'apporterai une très amusante
anecdote qui vaut bien la peine d'être contée.
En 1848, le département du Gers passait à bon droit pour un
des plus avancés de France. Sans y être très nombreux peut-être,
les républicains, les rouges comme on disait alors, n'étaient point,
tant s'en fallait, des quantités négligeables, d'autant qu'ils étaient
infiniment plus résolus que les gens d'ordre et bien pensant, ce
qui, pour l'ordinaire, se produit du reste.
L'arrondissement d'Auch et celui de Mirande se signalèrent
particulièrement par leur elïervescence. Les beaux parleurs de ces
deux villes, c'est-à-dire les avocats, secondés par quelques clercs
de notaire et quelques pauvres avoués, se succédaient aux tribunes
dressées dans les clubs et sur les places publiques pour haranguer
les citoyens en termes virulents, imités des pires énergumènes
de 93. Beaucoup d'entre eux. avec la facilité qu'ont les .Méridio-
naux à se prendre pour ce qu'ils voudraient être, se croyaient sin-
cèrement de nouveaux Mirabeaux, et selon la tendance d'esprit de
chacun : un girondin ou un montagnard, Vergniaud ou Robes-
pierre, Camille Desmoulin, Danton ou même Marat.
Heureusement qu'il se dépensait dans ces assemblées houleuses
plus de paroles que d'action et qu'il y eut loin de la coupe aux
lèvres pour tous ces novateurs et ces justiciers d'aventure. A
Marciac, par exemple, un chef-lieu de canton qui se fit beaucoup
remarquer, il arriva qu'une liste de notables de la ville fut dres-
sée, liste qui portait en tête ces mots écrits à l'encre rouge, d'une
gothique superbe :
e Pour être accrochés aux crocs des bouchers de la cité, par
ordre du Comité révolutionnaire. »
Or, personne ne fut ni accroché au croc des bouchers, ni
pendu, ni mis à mort par arme à feu ou arme blanche dans la
ville ni dans le canton de Marciac.
Toutefois, c'est dans ledit canton que se passa l'aventure qui
motive cet article.
A quinze cents mètres environ de la rivière Airos. qui va un
peu plus loin grossir l'Adour, se trouve un petit village appelé
Malabat. Depuis déjà bien des années, la commune de Malabat
était administrée car M. de Balz, le plus sage et le plus honnête
magistrat qui fût jamais, mais aussi le moins républicain et le
plus ami de l'ordre et de la justice que l'on pût rencontrer. Tout
le monde, dans le rayon étroit de son administration, comme
dans celui beaucoup plus vaste de ses relations, se plaisait à ren-
dre hommage à ses vertus publiques et privées; jamais il n'avait
donné un mauvais exemple ii sa famille, ses amis ou ses administrés.
Nous savons, de source certaine, qu'un jour où il chassait, lui
le plus habile chasseur du pays, le long d'une haie marquant la
limite du Gers et des Haules-Pyrénées, il abaissa vertueusement
son fusil, au moment exact où il allait en presser la détente,
parce que le lièvre, objet de ses poursuites ce matin-là, venait de
quitter le Gers pour les Ilnules-Pyrénées, département dans lequel
un arrêté du préfet, plus zélé que son collègue d'Auch, avait inter-
dit la chasse depuis la veilla.
L'OUVRIER
09
Il arriva donc, en 1852, lors du coup d'Etat, que le Gers essaya
de tenir tète à l'Empire et que le procureur impérial de Mirande,
un certain M. Chevert, dut se rendre à Malabat pour remplir je ne
sais quel mandat de sa charge.
Dés qu'il fut signalé, les paysans quittèrent leurs champs, en-
to\irèrenl sa voiture, coupèrent les traits des chevaux et le fer-
lèrent de mettre pied à terre, résohis à venger sur lui les vexa-
tions nombreuses dont le nouveau 4,'oiivernemenl les accablait et
l'oilieuse trahison dont Napoléon sctait rendu coupable envers la
république. La scène se passait à l'entrée du village de Malabat,
sur la route départementale qui le traverse. Des villages voisins
beaucoup d'hommes étaient venus se joindre au cortège menaçant
du malheureux chef du parquet. Ce n'était pas un brave que
M. Chevert, sa pâleur était, parait-il, livide, ce qui soulevait de la
part de ses bourreaux les plus odieuses plaisanteries. Ils étaient
bien de quatre à cinq cents, tous armés de fusils, de bâtons, de la
terrible faux à couper les foins, de piques, de faucilles et de toutes
sortes d'instruments aratoires. Les femmes, presque aussi nom-
breuses que les hommes, criaient plus fort qu'eux et se plaignaient
que le traître ne fût pas déjà mis ii mort. Chacun proposait un
genre de supplice différent: les uns voulaient le pendre à l'arbre
de la liberté, d'autres lui trancher la tète avec une faux pour se
rapprocher de la guillotine, d'autres entendaient qu'il fût lapidé
afin que chacun eût sa part dans le massacre et qu'on put y
admettre les enfants.
Les choses en étaient là lorsque M. de Batz, dont la
maison est éloignée du village, et chez lequel le cocher de
M. Chevert avait couru, arriva au milieu de l'émeute. 11 n'aimait
pas M. Chevert, duquel il avait personnellement très grave-
ment à se plaindre, mais il était incapable de mettre à profit
l'occasion pour se venger d'un ennemi, si déloyal que cet ennemi
put être, pour oublier son devoir de chrétien, d'homme et de
magistral en faveur d'une rancune. D'un coup d'œil il jugea la
situation : les esprits étaient trop échauffés pour entendre sa voix,
son autorité serait méconnue, il fallait tourner la difûculté puis-
qu'on ne pouvait la dominer et parvenir, grâce à l'adresse du mo-
ment où la force était impuissante, à sauver la vie d'un homme,
à épargner un ci-ime à ses administrés. Se penchant à l'oreille du
cocher qui l'avait prévenu il lui dit à voix basse:
— Sans perdre une minute, trouvez le mo3'en de ratteler vos che-
vaux et tenez-vous sur votre siège prêt à partir à toute vitesse
quand je vous en donnerai l'ordre.
M. de Batz venait de concevoir un plan aussi ingénieux
qu'habile, toutefois il n'osait en espérer le triomphe.
Dès qu'il franchit le cercle qui le séparait de M. Chevert
et que ce dernier l'aperçut, il tendit vers lui des bras suppliants, le
conjurant de le sauver.
Le maire de Malabat le toisa dédaigneusement, et dune voix
assez forte pour que tous l'entendissent il répondit:
— Vax populi, vo.c Uci.
— Que dit-il ? que dit monsieur le maire ? se demanda-t-on de
toute part.
— La voix du peuple c'est la voix de Dieu, traduisit l'instituteur
en se rengorgeant.
Un tonnerre d'applaudissements et de yivats pour M. de
Batz se fit entendre, arrachant du cœur de M. Chevert sa
dernière espérance. Se sentant approuvés pnr leur maire, les émcu-
tiers vociférèrent de plus belle, remettant en question le genre de
niiu't qui serait inlligé au trailre, mais quelqu'un s'avisa qu'il
fallait prendre l'avis du maire.
Un des plus forcenés s'avança donc vers M. de Batz et lui dit :
— Citoyen, de quelle mort mourra-t-il?
— De celle que vous voudrez, répondit l'interrogé.
vc Mais mon avis serait de le noyer.
— C'est ça, noyons-le, noyons-le; à l'.^rros! à l'.Xrros!
Et cette masse de fauves se mit en route pour la rivière en
chantant la ihirseillaise agrémentée des plus pitoyables lazzis et
de maintes bousculades adminisli'éesau condamné, tandis que M. de
Batz marchait fièrement avec eux, occupant la place d'honneur à
coté du drapeau tricolore qu'on était allé prendre à la mairie. .\
mesure qu'on approchait de l'eau, les cris de celte populace deve-
naient plus furieux. M. de Batz jugea que le moment était venu di'
détendre un peu les esprits par le rire. Il avait gardé le silence
depuis sa motion en faveur de l'eau, il se retourna un peu et
montrant M. Chevert qui était petit mais très gros.
— Je crois que son ventre tremble, fit-il en le désignant du doigt.
Cette vulgaire plaisanterie, à ia portée de tous, fut bien
accueillie et donna sans doute naissance à une série de quolibets
plus joyeux que sinistres, car plusieurs éclats de rire se firent jour
u travers les menaces de mort.
On était arrivé. En cet endroit, la rivière, encaissée et profonde,
était dégarnie sur son bord, rien de plus facile que d'y précipilei
le condamné, dont le faciès vert, à force d'être pâle, avait revêtu
l'express'ion stupide et basse de ceux que la peur a vaincus.
M. de Batz se place au premier rang, fait remarquer le point
où il faut jeter le condamné poui" qu'il n'ait aucune chance de si'
sauver.
Deux hommes amènent sur la berge M. Chevert, l'enlèvent de
terre, le balancent en l'air; une minute encore, bien moins, deux
secondes et son corps va disparaître dans l'eau de l'Arros grossie
et troublée par la fonte des neiges.
A ce moment précis, M. de Batz pose sa main sous le bras d'un
des exécuteurs et s'écrie :
— Une idée. Si nous lui mettions sa culotte et son paletot à
l'envers, comme jadis au roi Uagobert et que nous le ramenions
ainsi au village. Il y aurait de quoi rire. El aussitôt il entonne a
pleine voix la vieille chanson bien connue de tous les Français :
« C'est le roi Dagobert.
« Qui a mis sa culotte à l'envers.
Cette foule, macabre tout à l'heure, devient folâtre; on retourne
les vêtements du procureur impérial et on le ramène au village
au chant du roi Dagobert.
— En voiture, en voiture I crie M. de Batz qui n'a cessé de
chanter avec la foule, les rois ne vont pas à pied.
— Les rois ne vont pas à pied, hurle-t-on de toute part.
La voiture est prête; M. le maire lui incorpore le chef du
parquet et... fouette cocher. C'est ainsi que finit, dans le plus
parfait comique, une scène lugubre et tragique, gr-àce à l'esprit, au
bon sens et au sang-froid d'un homme assez chrétien pour ne
permettre à aucune pensée de vengeance de germer dans son
cœur.
SiGISMOXD GONDBIN.
3rOIS DE JESUS
De iMarguerite-lVIarie Alacoq.ue et de
I* aray-le-^Ioixlal
HISTOIRE DE LA GRANDE RÉVÉLATION
DES TEMPS MODERNES
P.VR
L'abbé J.-L.-A. MAUREL.
PRIX : « fr. SÎO
Vendu cxceplionnelleinenl jusqu'à la fin du mois de juin aux prix
de 1 fr. 50 l'exemplaire franco, et de 12 francs les 12 exem-
plaires franco.
Beaucoup de nos lecteurs, beaucoup d'établissements religieux
nous demandent un mois du Sacré-Cœur; nous ne pouvons pas
leur en indiquer de meilleur que l'ouvrage de M. l'abbé .Maurel.
Il nous suffira, pour montrer combien il est digne de reconi-
mandalion, de citer la lettre qu'écrivait naguère à l'auteur l'éfni-
nent archevêque de Bordeaux, le cardinal Donnet.
€ Monsieur l'abbé,
« Les manuels composés pour vlmiu' en aide à la piété dans les
circonstances où il s'agit d'une dévotion de longue haleine, comme
celle d'un mois de Marie ou d'un mois du Sacré-Cœur, par exemple,
sont très utiles et très précieux, si leur composition est bien enten-
due. Celui que vous avez composé pour le mois du Sacré-Cœur,
sous le titre de Mois de Ji'sus, de Marguerite-Marie Atacoque et de
Paray-le-Monial, possède cet avantage par l'ingénieuse disposition
que vous avez prise de rapprocher chaque jour un fait de la vie de
Noire-Seigneur de la circonstance ou de la pensée particulière des
révélations de Marguerite-Marie, que vous présentez ce jour-là à
la méditation du lecteur. Ces rapprochements, le plus souvent
parfaitement harmonisés et accompagnés de pieuses et solides
réflexions, sont de nature à donner jusqu'au bout de l'intérêt aux
exercices du mois du Sacré-Cœur et, par suite, à obtenir un bon
résultat d'édification.
« Recevez, monsieur l'abbé, mes félicitations pour ce pieux
travail, que je bénis de grand eœur, en même temps que son au-
teur.
« ■}- l''iiHDi>A.ND, C'trd. DOiV.NET, archevêque de Bordeaux. »
l'our recevoir franco le Mois de Jésus, il suffit d'envoyer
1 fr. 50 en mandat-poste ou en timbres, à M. He.nri G.VUTIÉR,
éditeur, 35. quai des Grands-Augustins, à Paris.
Pour recevoir douze exemplaires franco par colis postal, envoyer
•12 francs à la même adresse. (Prière d'indiquer la gare la plus
rapprochée du domicile de l'acheteur.)
64
L'OUVRIER
MAGIE BLANCHE EN FAMILLE
Escamotage d'un enfant.
PUi^ipurs iprlpurs de \' Ouvrier nons ont demandé de leur indi-
quer qnflqup tour de magie à grand efîel qui puisse terminer bril-
lamment une séance de physique amusante, sans nécessiter pour-
tant l'achat d'appareils trop coûteux.
Nous pensons répondre à leur désir en leur présentant 1 expé-
rience suivante, dont l'exécution n'exige en somme que peu
d'adresse et un appareil de construction facile, dont le prix de re-
vient pourra varier de cinq à trente francs, suivant que Ion
s'adressera au menuisier et au peintre pour la construction d'un
piédestal élégant, ou que, amateur de travaux manuels, on se
contentera de transformer en piédestal une vieille caisse qui peut
fort bien être rendue present^able par une ga»«iture de papier
peint ou d'étoffe.
Outre ce piédestal, il faudj-a une planche, — une rallonge de
table, par exemple, —et une sorte de grand cylindre dont nous don-
nerons plus loin la description, enfin, un grand tapis delaine, carré,
d'un mètre et demi au moins de côté.
Voyons d'abord l'effet du tour.
Un enfant est placé sur un piédestal. Pour éviter tout soupçon
de substitution, on lui attache au cou, à la ceinture, aux bras,
divers objets fournis par les spectateurs : clefs, mouchoirs, mé-
dailles, riibans, que l'on peut même sceller en employant pour cela
de la cire molle : on fait ainsi durer le plaisir.
L'enfant est ensuite voilé sm- son piédestal par le grand cylindre
en bois et en étoffe qui est recouvert par le tapis de laine dont
nous avons parlé: le magicien dit que c'est pour éviter que l'enfant
puisse s'échapper par en haut.
A cela quelqu'un répondra peut-être que le piédestal est bien
là pour servir à quelque chose.
— Ce piédestal vous semble suspect? Eh bien, nous allons isoler
complètement l'enfant dans l'espace !
Le magicien et son aide — car cette scène demande trois per-
sonnages — prennent chacun la rallonge de table par une extré-
mité, et la tiennent horizontalement soulevée devant l'enfant
à la hauteur du piédestal.
« Avancez-vous! » commande le magicien au petit prisonnier.
L''enfanl obéit, et vient se placer sur la planche, entraînant avec
lui le cylindre recouvert du tapis qui le cache aux yeux de
l'assistance.
Un faux mouvemeni du servant qui, à ce moment, a fait bas-
culer légèrement en arriére le cylindre, a laissé voir un insfant à
tout le monde les pieds de l'entant qui est donc isolé maintenant
au milieu de la scène sur une planche portée par deux hommes.
Cest dans ces conditions difficiles que l'escamotage va s'opérer.
Un silence profond règne dans l'assistance.
— Celle-là serait forte, par exemple! dit un monsieur quia
l'habitude de faire à haute voix ses réflexions.
Une... deux... trois 1 commande le magicien. Le cylindre ren-
versé tombe ot roule vide sur le sol. Plus personne sur la planche,
mais, du fond de la salle, part un frais éclat de rire : c'est l'en-
tant escaniulé qui .npparait là-bas: il accourt, muni de divcis
objets dont on l'a chargé ou marque et qui sont toujours tels qu'un
les a mis, fixés sur sa poitrine, à son cou, à ses hr.is, par les scellés
intacts.
{Tous droits réserves.)
(La suite à mercredi prochain.)
Magus.
RECETTES DE LA SEMAINE
Bains de Plombières artificiels.
Concassezet réduisez en poudregrossière. après l'avoir fait sécher
à l'étuve ou au soleil, — suivant la saison, — la substance aroma-
tique : café, vanille, cannelle, dont vous voulez avoir l'essence.
Mettez ces poudres sur un morceau de mousseline placé, sans être
trop tendu, au-dessus d'un verre bien propre et bien essuyé. Couvrez
le tout avec une assiette pleine de cendres brûlantes.
Aussitôt que la chaleur produira son etfet. l'essence se dégagera,
descendant le long des parois intérieures du verre, et se réunira au
fond. Quand elle ne coulera plus, il n'y aura qu'à la recueillir avec
soin.
Contre le mal de dents.
Prendre deux ou trois cuillerées de vinaigre pur vin et autant
de bonne eau-de-vie. Couper un peu de savon de Marseille; faire
dissoudre le savon dans l'eau-de-vie et le vinaigre; faire cliauffer
fortement le tout; trempez des linges dedans et les mettre sui- la
joue du côté des dents malades. La douleur disparait presque de
suite. Si elle persiste encore, renouveler les compresses.
CADEAUX DE PRElVltÈRE COIVIMUNION
LE SACRÉ-CŒUR DE JÉSUS
Pendant les mois de mai et de juin, notre superbe chromolitho
graphie a sa place marquée dans l'oratoire de toutes les familles
chrétiennes, au-dessus du prie-Dieu des personnes pieuses.
En tout temps, on nous la demande de partout, mais, après lui
avoir donné la place d'honneur à son foyer, c'est, surtout en ces
mois bénis, le cadeau qu'on aime à offrir à ses amis, aux enfants
des premières communions, aux maîtres qui les ont préparés à ce
grand acte.
.\ussi nos éditions s'écoulent avec une prodigieuse rapidité et
les félicitations les plus chaleureuses nous arrivent de toutes parts.
Ce succès ne nous surprend pas, car nul tableau du Sacré-Cœur
nest comparable à celui dont nous livrons à un public d'élite des
reproductions d'une perfection irréalisée jusqu'à ce jour.
, Notre chromolithographie a été accueillie avec une satisfaction
toute paternelle par notre saint et grand pape Léon XIII, et placée
avec honneur dans les palais de nos évèques, qui s'en font les
ardents propagateurs; les fidèles ont été heureux de suivre une
si haute impulsion et, selon l'invitation de nos premiers pasteurs
et de la presse catholique,, ils doivent contribuer de tout leur pou-
voir à la diffusion de ce tableau, qui rend enfin d'une manière digne
d'elle cette divine dévotion.
Nous ne saurions trop engager les âmes pieuses à aider à la
[jropagation de cette remarquable image.
CONDITIONS DE VENTE
ÉDITION DE eC CENTIMÈTRES SUR 46 CENTIMÈTRES
PRIX :
Sans cadre : 5 francs; franco, par la poste.
Avec cij>iti: tout or : 12 francs; ajouter 3 francs pour le port
et l'emballage en caisse.
ÉDITION DE 51 CENTIMÈTRES SUR 39 CENTIMÈTRES
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Sans cadre : 2 fr. 50, franco, par la poste.
Avec cadre tout or : 8 francs; ajouter 2 francs pour le port et
l'emballage en caisse.
Écrire et envoyer mandat-poste ou timbres français à la librairie
Blériot, HENRI (ÎAUTIER. successeur, 55, quai des Grands-Augus-
tins, à Paris.
Lo Directcitr-Girant : Henri GAUTIER. — Sceaui, Imp. Cbarairo et C".
5 centimes le N» / « n centimes le N'V -ito m r\ ji '*'
année courante. \ 1 U années échues. ^ i\ lai/
TRENTE-SIXIÉHE ANNÉE. — 30 Mai 1898.
LOUVRIER
Journal illustré parîtissant le Mercredi et le Samedi
àBOMXEMEM D'UN AN ;
(104 numéros)
Fraoce, Algérie et Belgique
6 (l-ancs.
DIRECTION ET ADMINISTRATION .
LIBRAIRIE BLÉRIOT, HENRI GAUTIER, successeur,
53, quai des Grands-Augustins, Paris.
ABONNI MENT D'UN AN
(104 numéros)
Colonies et Etranger (sanf 1*
Belgique) : 7 francs.
LES VOLEURS D'OR, par georges le FAURE
«est vous, nUelte? demanda le lord sans relever la létc. (Voir page 67.)
66
L'OUVRIER
SOMMAIRE : Les Voleurs d or. p»r Georges Le Faure. — Un Aïeul de Chapu-
ZOt, par Jean Drault. — Chronique, par Oscar Havard. — Recettes de la
semaine.
LES VOLEURS D'OR
PAR
GEORGES LE FAURE
IX
ou MISS EDWIDGE SÉVANOUIT
Jean de Brey n'en pouvait croire ses oreilles et, quelque assu-
rance que lui donnât Henry Kinburn, il ne s'imaginait pas que
réellement la jeune fille eût voulu lui laisser entendre chose sem-
blable.
« Ce que femme veut, Dieu le veut », avait-elle dit. et de celte
phrase son ami augurait que miss Edwidge avait deviné le senti-
ment dont était pleine Tàme de l'officier et qu'elle le partageait...
— Ohl non... non... cela, ce serait trop de bonheur!
Et comme il avait murmuré cette phrase à mi-voix, Kinburn se
mit à rire, de ce rire épais, grossier, pas très malin, qui lui était
familier.
— Trop de bonheur! répéta-t-il, et pourquoi? Où voyez-vous, je
vous prie, qu'il y ait trop de bonheur jamais pour une jeune iille
à remet Ire le soin de son existence entre les mains d'un garçon
plein d'honneur, de loyauté, de droiture, de...
•Jean interrompit vivement son ami et, lui prenant les mains :
— De grâce, Henry, ne poursuivez pas, car avec vos compli-
ments exagérés, vous pourriez me faire croire que vous vous mo-
quez...
Mais, gravement, l'Anglais répliqua :
— Vous savez que je vous aime beaucoup, Jean, et, quoique je
pense sincèrement de vous tout le bien que je viens de dire, il se
peut, en effet, qu'à vous voir si joyeux je perde un peu la notion du
vraisemblable...
Mais le visage du jeune officier s'était rembruni.
— Et pourtant, murmura-t-il, ce n'est point chose possible;
dans la situation où je me trouve à présent, puis-je songer à fonder
une famille?... Avec ma solde, c'est tout juste si je pourrai me suf-
fire à moi-même... en admettant toutefois que ma situation ne soit
pas tellement obérée...
Henry Kinburn l'interrompit d'un éclat de rire.
— Vous plaisantez I... Que voulez-vous que ma cousine fasse de
votre solde... et, en supposant même que les mines d'or ne vous
aient pas mis dans la situation fâcheuse où vous vous trouvez,
de quelle utilité eût pu être, dans l'afl'aire, votre fortune?... Miss
Kdwidgea une dot qui lui permet de s'offrir le mari de son choix...,
même sans le sou...
Les joues du lieutenant se couvrirent d'une pâleur mortelle:
ses regards étincelèrent d'un feu iqdigné, et se frappant sur la
poitrine :
— C'est à moi que vous tenez un langage pareil! s'exclama-t-il;
songez-vous bien à ce que vous dites?... Je croyais être assez connu
de vous pour que, non pas une certitude, mais même un
simple soupçon ne pût vous venir que j'étais homme à accepter
une semblable combinaison...
— Je ne vous comprends pas, en vérité... mon cher ami!
— Comment! vous ne comprenez pas ce que vos paroles ont
d'humiliant pour moi!... Je ne suis point de ces jouets ou de ces
bibelots d'étagère qu'une femme peut « s'offrir » ainsi que vous venez
de le dire...
— ... Sans aucune intention de vous froisser, mon cher ami,
croyez-le bien..., interrompit vivement Henry Kinburn...
— Et j'en suis persuadé!... mon bon, mon excellent ami...
mais ce que vous venez de me dire, sans penser à mal, le monde
le dira, lui, mécbanmient... c'est ce que je ne veux point...
Kinburn leva les bras dans un geste éloquent et déclara :
— Alors, la situation me paraît bien compliquée...
— Non, elle est simple: j'exécute mon programme; je pars à
Grasse, de là à Paris .. et i omme elle part aussi..., l'éloignement
mettra entre nous une infranchissable barrière...
Le visage de son ami s'était fait grave.
— A merveille, déclara-t-il ; vous êtes homme, vigoureux, et
avec le temps, vos études aidant, vous oublierez...
— Jamais, déclara énergiquement l'officier.
— Mais elle, faible, maladive... elle moiu'ra...
Frappé au cœur, Jean de lirey chancela.
— Que faire? balbutia-t-il éperdu, que faire?...
— Bien autre chose, à mon avis, qu'attendre: la précipitation
ne vaut rien; allez arranger vos affaires à Paris et reposez-vous-en
sur ce que vous .'i dil Edwidge en vous quittant- « Ce que femme
veut, Dieu h^ Vint... »
\. Voir \'Ouvri"r .li'puis le 2 mai tSgB.
Le lieutenant était assis sur une chaise, les coudes sur les
genoux, la tête entre les deux mains, en proie à une perplexité
profonde ; un pas fit crier le gravier et le jeune homme se redressa,
honteux de se laisser surprendre en une semblable posture.
C'était un domestique qui venait prévenir Henry Kinburn que lord
Cornallett le priait de ne point partir avant de l'avoir vu...
Jean de Brey se leva.
— Je vous laisse, mon cher ami, dil-il en tendant la main à
Kinburn.
— Point, nous avons encore à causer... Reconduisez votre
cheval à l'hôtel et attendez-m'y ; ce que mon oncle a à me dire ne
peut être long, je vous rejoindrai d'ici peu...
Il l'accompagna jusqu'à l'entrée, lui lint lui-même l'étrier, et le
regarda partir; puis, lorsqu'il l'eut vu disparaître au tournant du
chemin, il haussa doucement les épaules et, d'un ton plein de com-
misération, murmura :
— Oh! ces amoureux...
Sur la terrasse se voyait encore le fauteuil à bascule où lord
Cornallett passait la plus grande partie de ses journées, fumant
des cigares, à moins que, ses journaux lus entièrement et son cour-
rier dépouillé, il ne dormît; à terre, dans un éparpillement qui
témoignait de sa curiosité de la lecture, les bandes de journaux
arrachées, les enveloppes éventrées...
— Milord attend monsieur dans son cabinet, fît observer le
domestique à Kinburn, étonné de la disparition de son oncle.
— Eh! ehl pensa le jeune homme, il paraît que c'est sérieux...
Comme la porte s'ouvrait devant lui, le lord, qui se promenait
à pas nerveux à travers la pièce, s'avança à sa rencontre.
— Vous voilii!... je craignais que votre ami ne s'éternisât... 11
est bien gentil, M. de Brey, mais les affaires sont gentilles aussi...
Henry Kinburn fronça légèrement les sourcils, désagréablement
Impressionné par les derniers mots que son oncle venait de pro-
noncer.
— C'est donc d'affaires qu'il s'agit? demanda-t-il d'un air si
peu enthousiaste, que le lord s'exclama, emballé déjà :
— Oh ! faites-moi grâce, mon cher Henry, de vos répugnances
que rien ne motive et veuillez me croire quand je vous déclare que, si
votre regretté père avait eu un sens plus pratique de la vie, il vous
aurait peut-être laissés, ma sœur et vous, dans une situation plus
brillante que celle où vous vous trouvez...
— Si ma médiocrité me suffit, mon oncle, tout autre aurait
mauvaise grâce à s'en plaindre.
— Certes, mais vous ne me ferez pas croire qu'il vous répu-
i;nerait d'avoir des chevaux dans une écurie, et des voitures sous
votre remise..., et que cette passion si ardente pour la bicyclette
ne cache pas un amour pour un sport plus noble et plus en confor-
mité avec votre situation de famille et votre carrière.
Henry Kinburn, les joues subitement colorées, se mit à rire et
. riposta :
— Certainement, s'il me tombait du ciel une fortune, je ne
serais pas assez naïf pour la refuser, d'abord parce qu'on n'a pas
le droit de refuser ce que le ciel vous envoie, dirait ma cousine
Edwidge si elle était là...
— Eh bien ! si je vous disais que la chose est tellement ines-
pérée que vous pouvez la considérer comme tombant du ciel...
Et comme le jeune homme témoignait de sa stupéfaction par
des yeux démesurément ouverts, le lord s'en fut s'assepir devant
son bureau, et indiquant un siège au jeune homme :
— Prenez un siège, Henry, dit-il, et m'écoutez.
Quand il vit son neveu attentif, lord Cornallett attacha sur lui
des regards clairs, lumineux, qui semblaient vouloir fouiller en
lui, comme pour s'assurer par avance de l'accueil qu'allaient rece-
voir ses paroles, puis il passa ses mains machinalement sur ses
favoris, fit entendre une petite toux sèche, qui avait sans doute
pour but de s'éclaircir la voix, à moins qu'elle ne fût destinée à
I masquer un certain embarras et enfin :
I — Voici la chose... J'ai une situation superbe à vous pro-
j poser, Henry...
— Je ne suis ni capitaliste ni ingénieur, objecta le jeune
homme, et je ne vois guère quelle sorte de situation vous pouvez
me proposer; en outre, vous oubliez que j'appartiens à l'ar-
mée.
— Je n'oublie rien du tout... C'est vous qui oubliez que je vous
ai prié de m'écouter et que si vous m'interrompez tout le temps,
je n'arriverai jamais à vous expliquer ce dont il s'agit...
Poussant vers son interlocuteur un magnifique étui à cigares,
il ajouta:
— Tenez, fumez... ils sont excellents... Pendant ce temps, vous
vous tairez, je suppose...
Cela était dit sur un petit Ion nerveux, impatienté quoique
amical, et quand le havane choisi par Henry Kinburn fut allumé,
le lord reprenant sa voix froide de conférencier :
— J'oublie si peu, dit-il, que vous appartenez à l'armée, que
c'est au concours de l'officier que je veux faire appel;... laissez-
moi poursuivre, que iliabic !... ou je n'en aurai jamais fini. La
Compagnie h charlo a à sa solde, comme vou.< le savez, uu corps
assez important de troupes, poiu- maintenir l'ordre dans ses pos-
sessions.
L'OUVRIER
— Oui... des agents de police, interrompit Henry Kinbiirn,
d'un ton assez dédaigneux...
— C"est le nom qu'en effet on lui donne officiellement, car il
ne pouvait êli-e permis à une société — quelque puissante qu'elle
fût — d'avoir une armée à elle; cela lui eût donné l'apparence
d'un Etat véritable dans un autre Etat...
— La Chdiii'red n'est-elle pas un véritable Etat? murmura le
jeune homme avec un sourire... L'hduime qui la dirige n'cst-il pas
premier ministre de la reine au Cap... et ne m'avez-vous pas dit
vous même bien des fois que Cecil Rhodes avait sur les possessions
sud-africaines des vues tellement étendues que vous et vos collè-
gues en aviuz le vertige...
Le lord parut ennuyé de l'excellente mémoire de son neveu et
murmura :
— S.Tus doute... sans doute... C est un grand homme, et la répu-
tation dont il jouit est méritée en tous points; mais c'est pré-
cisément à cause de cela que la Cliarh-red est obligée de sauvegarder
les apparences et qu'ayant obtenu l'autorisation de |irondre à sa
charge l'entretien d'agents de police..., elle ne peut leur donnci-
officiellement le nom auquel ils ont droit, car, au fond, ce sont des
soldats, rien que des soldats et pas autre chose...
— Alors ? interrogea Henry Kinburn, qui, jusqu'à ce moment,
ne voyait pas où voulait en venir son oncle.
— J'ai pensé que cela vous irait peut-être d'accepter dans ce
corps de troupes un commandement important.
— Mais vous savez bien que mon régiment est désigné pour
partir aux Indes dans quelques semaines...
— C'est précisément parce que je le sais que je vous propose
la chose ; le transport qui vous emmènera aux Indes avec votre
régiment fera escale à Maurice; là, vous trouverez un ordre du
ministre de la Guerre vous mettant en congé illimité et vous
autorisant à prendre du service dans la milice de la Ckartered, où
je m'engage à vous faire obtenir le brevet de major...
— Major! s'exclama le jeune homme stupéfait...
— Avec deux mille livres de solde.
Cette fois, Henry Kinburn fut non seuJement stu|>éfait, mais
encore ébloui 1...
— Deux mille livres I répéta-t-il.
— Plus une gratification sur l'importance de laquelle vous
pouvez vous en remettre à moi... et enfin, comme je suis bon
oncle, et que vous ne pouvez m'empècher de vous donner un
petit intérêt dans mes opérations personnelles, je me réserve de
vous faire une part... oh I ne vous exagérez pas ma générosité —
un demi sur mille seulement, dans mes bénéfices...
— Mais c'est la fortune I plaisanta Henry Kinburn, véritable-
ment abasourdi...
— Cela se pourrait bien, répondit placidement lord Cornallett;
maintenant que vous savez ce dont il s'agit, acceptez-vous ?...
— Certes..., du moment que vous me garantissez que je ne
perds pas mon rang dans l'armée, que je serai vraiment
officier et non chef de policiers...
Le visage du lord prit une expression mystérieuse, remplie de
sous-entendus; ses paupières se plissèrent et il dit sur un ton de
confidence :
— Il y aura peut-être des coups d'épée et des coups de canon...
avant peu...
Le jeune homme sursauta sur son siège, attachant sur le lord
des yeux pleins d'ahurissement.
— En vérité I... fit-il ; alors, voilà qui me décide tout à fait, car
le croquet et le tennis, et même la bicyclette, c'est toujours la
même chose...
Et d'un ton ferme, résolu, il ajouta :
— Chose entendue... j'accepte...
Lord Cornallett eut de la main un geste qui signifiait qu'il ne
fallait pas s'emballer.
— Eh làl... ehlàl Henry... comme vous y allez! vous êtes
long à prendre un parti... mais, ma parole, une fois en route,
c'est le diable pour vous retenir... Je ne vous ai parlé que pour
pressentir vos intentions..., vous donner, en cas d'hésitation, le
temps de réfléchir..., mais n'ayant pas de solution moi-même, il
m'est impossible de vous en donner une immédiate...
— Tant pis... et quand saurai-je?...
— Ce soir peut-être..., mais, en tout cas, demain certainement...
Vous comprenez qu'il n'y a pas de temps à perdre, car si la chose
se décide, il vous faudra partir tout de suite pour Londres afin J'y
recruter le personnel nécessaire...
— Le personnel nécessaire ?... interrogea le jeune homme.
— Bien entendu; pour des raisons que je ne puis vous dire...
ne les connaissant pas moi-même... et qui d'ailleurs doivent vous
importer peu, la Compagnie a besoin d'augmenter le nombre de
ses troupes, et les nouveaux officiers qui entreront à son service
devront, avant leur départ d'Angleterre, réunir tout ou partie des
compagnies qu'ils auront à commander...
Henry Kinburn caressait sa moustache d'un air perplexe et,
hochant la tête :
— Voilà une besogne à laquelle je ne m'entendrai guère, niur-
mura-t-il.
— Ne vous mettez point en peine pour si peu ; demain, je vous
ferai faire connaissance avec une personne qui se chargera volon-
tiers de l'exécution pratique de la chose.
Et, après un instant de réflexiou, il ajouta :
— Mémo cela vaudra mieux..., eu- il y a certains ménagemsnis
à prendre pour ne point éveiller les susi eptihilités jalouses de ceux
qu'offusque la puissance chaque j(iu- grandissante de la Gha>-'
tcred...
Se levant, pour indiquer que la conversation était terminée, il
laissa tomber familièrement sa main sur l'épaule de son neveu,
et ajouta :
— D'ailleurs, je vous expliquerai tout cela en détail demain,
s'il y a lieu... N'oubliez pas de venir me voir ilans la matinée et
tenez-vous prêt à partir le soir même... Rien ne vous retient ici î...
— Hien... que le plaisir de vous voir ainsi que ma cousine...
— Merci ; mais ce n'est pas une raison suffisante pour compro-
mettre — en demeurant plus longtemps — une atTaire inespérée
pour vous, d'autant plus que, vers la fin du mois, nous rejoindrons
Johannesburg...
Lord Cornallett avait accompagné le jeune homme jusqu'au
seuil du cabinet.
— Je vous renvoie... car j'ai à travailler... et à demain..
On juge si Henry Kinburn pédala ferme au sortir de la Villa
pour gagner le Queen's Hôtel où l'attendait Jean de Brey.
— Ah ! mon cher ami, s'exclama-t-il en se laissant tomber sur
un siège ; vous ne vous douteriez jamais de ce qui m'arrive...
Et comme l'autre allait l'interroger.
— Mais d'abord... poursuivit-il, êles-vous absolument obligé
de partir ce soir pour Paris ?
— Pourquoi cette question ?
— Parce que si vous pouviez ne partir que demain, je tous
accompagnerais peut-être...
— Vous !... à Paris!...
— Non... à Londres; mais nous ferions route ensemble jusqu'à
Paris où je passerai sans doute quarante-huit heures...
— C'est entendu; je vais télégraphier tout de suite à mon agent
de change pour remettre le rendez-vous que j'avais pris avec lui...
Et, ayant appelé un maître d'hôtel pour se faire donner de quoi
écrire, l'officier griffonna rapidement un mot qu'il remit pour être
porté par le chasseur au télégraphe...
— Et... à propos de quoi ce départ subit?... je vous croyais
encore ici pour quatre ou cinq semaines.
— Mon Dieu !... je ne sais trop si je dois tous dire... la chose
est assez confidentielle et comme, jusqu'à présent, rien n'est
décidé...
Vivement, Jean de Brey protesta contre toute supposition de
curiosité...
— Mais demain, dans le train, je vous mettrai au courant...
Vous verrez, c'est assez drôle...
Il se leva, fit craquer ses articulations, s'élirant les bras, les
jambes, comme pour chasser un engourdissement terrible et dit :
— Puisque vous ne prenez pas le train, allons faire un tour
jusqu'au diner... voulez-vous...? nous dînerons ensemble et nous
passerons la soirée au casino...
Sans attendre la réponse de son ami, appelant le garçon "
— Le cheval de M. de Brey I commanda-t-il.
Et croyant remarquer sur le visage du lieutenant une moue
désapprobative.
— Bast 1 dit-il, c'est peut-être la dernière fois que nous ferons
un match...
Au moment où les deux jeunes gens, l'un sur sa bicyclette,
l'autre sur son cheval, franchissaient la grille du Queen's Hôtel, là-
bas, dans la villa de la Californie, miss Edwidge — après avoir
timidement frappé à la porte — entrait dans le cabinet de lord
Cornallett...
— C'est TOUS, fillette, demanda le lord sans relever la tête de
dessus une carte où il s'occupait à planter des épingles, je vous
demande une petite minute et je suis à vous...
La jeune fille s'assit sur une chaise, de l'autre côté du bureau,
et, accoudée, regarda machinalement la besogne à laquelle se
livrait son père, le visage tout congestionné et le front trempé de
sueur ; mais, à dire vrai, son esprit était bien loin et de la carte, et
des épingles, et de son père lui-même ; son esprit voyageait .en
croupe d'un beau cavalier qu'elle avait vu — de la fenêtre de sa
chambre — s'éloigner lentement sur la route ensoleillée, tête
basse, les mains abandonnant les rênes, s'en remettant à «a
monture du soin de le conduire.
« Ce que femme veut, Dieu le veut », avait-elle dit au jeune
homme en s'enfuyant, toute rougissante de son audace, et c'était
pour tenter de se prouver à elle-même la vérité de ce proverbe
qu'elle s'était décidée — après réflexion — à venir trouver son
père.
Seulement, maintenant qu'elle était là, elle se sentait tout em-
barrassée, tout hésitante et elle se demandait si, lorsque lord Cor-
nallett allait relever la tête et l'interroger sur ce qui l'amenait, elle
aurait le courage de répondre.
Ah 1 son cousin avait eu bien raison de lui dire que son éduca-
tion dans un couvent de France lavait complètement transformée,
lui enlevant toutes ses qualités de miss anglaise, très nette, tris
68
L'OUVRIER
volontaire et très libre aussi; ah! si elle eût élo une véritable
miss, les choses eussent pris une autre tournure et elle se fût senti
l'énergie nécessaire pour plaider la cause de ce que son instinct lui
disait être son bonheur.
Mais voilà, les principes de soumission chrétienne qu'elle
avait reçus depuis sa plus tendre jeunesse n'étaient plus les
mêmes que ceux inculqués à ses compatriotes et, en une circon-
stance où celles-ci eussent combattu vaillamment, elle se trouvait
sans défense.
El elle était d'autant plus condamnée à la défaite quelle avait
affaire à un homme très fin pour lequel rien de ce qu'avait dit la
veille Henrv Kinburn n'avait été perdu, seulement il n'avait pas
jugé nécessaire de soulever un lièvre sans nécessité, c'est-à-dire il
n'avait vu aucune opportunité à causer mariage avec sa fille, avant
desavoir de .John Stuckdans quels sentiments se trouvait Guillaume
Brev.
Or, il avait vu John Stuck à Nice, dans la matinée, et mainte-
nant qu'il était bien persuadé qu'il n'y avait pas d'autre moyen
de mettre sûrement la main sur Ferme Elisabeth que d'entretenir
d'illusions le sentiment du jeune Boer poui- miss Edwidge, le parti
du lord était pris.
Seulement — ainsi qu'il l'avait dit à Henry Kinburn, — il ne
voulait pas avoir de reproches à s'adresser plus tard; il ne voulait
surtout pas que sa fille pût lui en adresser; aussi, il ne lui laissa pas
le temps de dire quel motif l'amenait — il le devinait d'ailleurs —et
posant son porte-plume sur le bord de l'encrier de cuivre:
— Je suis enchanté, Edwidge, dit-il, en lui adressant un petit
sourire amical, du hasard qui vous fait venir me trouver..., car je
me proposais précisément de vous envoyer chercher...
Il ajouta, en plissant malicieusement les paupières:
— Nous avons à causer, nous deux, fillette. ..
Ce langage, ce ton dupèrent Edwidge qui, toute à la pensée de
Jean de Brey, s'imagina que c'était de lui que son père se propo-
sait de lui parler et elle murmura, le cœur battant avec force, la
gorge contractée par l'inquiétude :
— Je vous écoute, mon père ..
Une autre qu'elle, une véritable miss, élevée à l'anglaise, se fût
méfiée du coup et, en bonne stratégiste, comprenant qu'il était
préférable de prendre l'offensive, eut franchement exposé à son
père le motif de sa démarche, et son cousin, le lieutenant aux
horse-guards, — qui, lui, se connaissait ou devait se connaître en
stratégie, — lui eût démontré 'clair comme le jour qu'elle était
perdue si elle laissait lord Cornallett prendre siii' elle un avantage
aussi considérable.
— Vous vous souvenez, fillette, dit-il aussitôt, d'un ton bon-
homme, qu'hier je vous annonçais l'arrivée prochaine en Europe
de notre ami Guillaume Brey.
Ces quelques mots la glacèrent jusqu'aux moelles; néanmoins,
esquissant avec ses jolies lèvres rosées une petite moue, elle dit
d'un ton dédaigneux:
— Notre ami!...
— Nous lui devons la vie... vous surtout... Edwidge, dit le lord
sévèrement.
Elle rougit, pâlit tout à coup, et, devenant blême, demanda ;
— Pourquoi... moi surtout?...
Le plissement de paupières de lord Cornallett s'accentua davan-
tage et le regard qu'il attacha sur la jeune fille prit une expres-
sion indéfinissable.
— Parce que... c'est, parait-il.'vous surtout que ce brave Boer
a voulu sauver, dit-il.
A ces mots, miss Edwidge sentit dans sa poitrine son cœur se
contracter si douloureusement que les larmes lui montèrent aux
yeux et que, sans une forcQ de volonté inimaginable, ces larmes
eussent débordé de ses paupières, c'est que les angoisses dont elle
s'était sentie assaillie trois mois auparavant, depuis son séjour à
Ferme Elisabeth et qui jamais, à vrai dire, ne s'étaient assoupies
complètement, l'enveloppaient de nouveau; c'est que cette bour-
rasque dont elle avait pressenti l'approche et qui devait emporter
comme en un tourbillon ses chers rêves de jeunesse, était là,
prête à fondre sur elle, c'est que l'ennemi enfin se dressait, la
menaçant dans ce qu'elle avait de plus cher au monde, son in-
dépendance du cœur... . •
Ah I si elle eût été la véritable miss anglaise que son cousin
déplorait qu'elle ne fût plus, elle eût pu défendre son bonheur,
respectueusement, mais avec fermeté ; tandis que son éducation
chrétienne lui avait appris que le premier devoir d'un enfant est
de s'incliner devant la volonté de ses parents, quelque froissement
intime qui en puisse résulter, quelque douleur même, et la pauvre
Edwidge sentait qu'elle s'inclinerait sans résistance, qu'elle mar
obérait au sacrifice sans murmurer, s'il plaisait à son pèi'e de la
mener au sacrifice...
Néanmoins, elle tenta de faire lionne contenance, voulant
espérer jusqu'au dernier moment, et elle plaisanta timidement.
— En vérité, mon père, quelle raison M. Brey aurait-il eue de
me vouloir sauver, moi surtout?
— C'est justement à ce sujet que je m'apprêtais à vous envoyer
chercher, ma chère, répondit le lord; M. Brey vous aime...
Quoiqu'elle s'attendit à ce que son père prononçât ce mot, il
I vint la frapper en pleine poitrine si brutalement que ses doigts
frêles se crispèrent au rebord du bureau et qu'elle se laissa aller
sur le dossier de la chaise, balbutiant d'une voix éteinte :
— Ce garçon m'aime!... voilà qui est étrange eljene pense pas
que ce puisse être chez lui un sentiment bien puissant... car enfin,
il ne me connaît pas...
Le lord eut un sourire plein d'indulgence et répondit :
— Ma chère petite, vous parlez de choses que vous ignorez ;
mais quand vous aurez un peu l'expérience de la vie, vous
comprendrez comment des sentiments très sincères, très pro-
fonds, peuvent naitre en un instant dans le cœur d'un honnête
homme...
Alors, très ingénument, elle répondit:
• — Mais, mon père, et dans mon cœur à moi, vous ne me de-
mandez pas si la réciprocité de sentiment est née...
Interloqué, le lord sursauta, fixa sa fille avec attention et répli-
qua d'un ton ' qui laissait percer son autoritarisme et aussi
i'égoisme qui formait le fond de sa nature :
— Chez la femme, cela a moins d'importance, parce qu'il y a
toujours lieu d'espérer que l'affection naîtra après le mariage,
grâce aux attentions dévouées et aux manifestations affectueuses
du mari...
Il ajouta:
— D'ailleurs le premier devoir d'une fille respectueuse est
d'obéir...
— Du moment que vous commandez, mon père, j'obéirai...
El ces mois à peine distinctement balbutiés. Edwidge, les pau-.
pièces closes, inclina la tête sur sa poitrine, tel un oiseau blessé.
— B>i God ! clama le lord en se levant avec précipitation et en
courant vers elle, que vous prend-il?...
n l'avait saisie dans ses bras, appelant d une voix de stentor ;
— Fanny !... Fanny !
Et comme le valet de pied entrait, effaré ■
— Jean! murmura-t-il, allez vite chercher la femme de cham-
bre de mademoiselle.
C'est à ce moment même qu'au cours de leur promenade — la
dernière de la saison — dans le bois de la Californie, Jean de Brey
et Henry Kinburn se trouvaient soudain face à face avec un homme
pendu à la branche d'un sapin et qui s'agitait dans les derniers
spasmes de l'agonie.
(tfl suite au prochain numéro.)
G. Le Fadre.
LES VIEUX SOLDATS
UN aïeul de chapuzot*
Par JEAN DRAULT
IX
tH.\PUZOT GRE-VADIER •
Freilberg. — iô floréal an IV - Armée de Rhin-el-Moselle. —
109' demi-brigad,e de bataille.
Chers parents,
Vous avez dû me croire mort, depuis
que VOUS n'avez pas entendu parler de
moi. Mais je suis bien vivant, bien
solide, et si on vous dit que la vache
enragée ça n'est pas nourrissant,
vous direz que c'est un mensonge, vu
qu'à la ISe, on ne mange guère que
deçà.
Tout d'abord, que je vous dise
une chose ; c'est que je n'ai plus
besoin de personne pour vous écrire,
je sais tournebouler l'écriture suffisam-
ment. Mon commis de nouveautés m'a
appris à tenir une plume, et sitôt que
j'ai su, il a été coupé en deux d'un
boulet de canon à Manheim, même
que la première lettre que j'ai écrite de
ma main a été pour sa famille,
comme il me l'avait demandé, des
t'ois qu'il mourrait avant moi.
Et la deuxième lettre, elle est
pour vous. J'en écris pas beaucoup à
la fois, rapport au manqued'habitude.
Chaque fois que la corvée ou la garde
me laisse un moment, je dis à
1. Voir VOuvricr depuis le 2 mai 1896.
2. 3 mai 1796.
L'OUVRIER
69
Machuret, le tambour, rie me
prêter sa caisse, et j'onis dessus.
Ca faitdcs jaloux dans la com-
pagnie, et un dit comme ça que
je veux faire voir mon savoir
pour arriver plus vite aux grades.
On m'appelle intrigant, mais
je laisse dire, et Machuret me
défend.
C'est un brave, Machuret, et
un vieux de la vieille. 11 était déjà
tambour sous le ci-devant roi, au
régiment de ci-devant Navarre,
qui est devenu la cinquième demi-
brigade et il a des bras qui ne se
fatiguent jamais. A Jemmapes,
à ce qu'on raconte, son tambour-
major a été tué , tués aussi les
tamboui-s, mais Machuret tapait
plus fort, à mesure que l'ennemi
dégringolait un de ses camarades,
et l'armée ennemie entendait toujours le même bruit. C'est ce qui '
l'a décom-agé. Tout était fini et la bataille gagnée, que Dgmou-
riez qui était encore, à ce moment-là, fidèle à la patrie, entendait
toujours le tambour.
C'était Machuret qui continuait à taper, parce qu'on ne lui avait
pas dit de cesser.
— Tu as donc des bras en bois? que lui a dit Dumouriez.
— Non, mon
général, en bron-
ze! qu'a répondu
Machuret.
— Très bien !
■\'oici un louis
d'or de vingt-
quatre livres
pour ta réponse,
fu boiras à ma
santé.
Quand Machu-
ret parle de Du-
mouriez, il dit
qu'on n'entrouve
phis de généraux
comme cela, et
avecFlamboehe,
ils se rappellent
tous les deux
qu'ils burent
chacun douze
pintes de bière,
ce soir-là. avec
la pièce d'or de
vingt-quatre li-
vres du général.
Si je reviens
en Fi'ance, et Machuret aussi, je vous l'amènerai à Santcuil.
Il vous amusera. Ce garçon-là ne cause jamais et jamais
il ne rit. Mais il mange comme six et le canon et le tambour l'ont
rendu sourd comme un pot. Faut crier dans ses oreilles pour qu'il
vous entende.
Vous allez vous étonner, chers parents, de me voir à la 109e
demi-brigade, au lieu de la 74''. C'est de la faute au gouverne-
ment, qui estprésentement un directoire et qui fait de l'embrouille
dans les demi-brigades qu'on change de numéro plus souvent que
le soldat ne change d'ordinaire; ça, je vous en réponds I
Mais assez parlé des autres, vous devez griller de savoir de mes
nouvelles personnelles et intimes. Vous jubilerezsi'irement d'une façon
exorbitante quand je vous aurai dit qu'on m'a donné mon fusil
d'honneur à la fin du siège de Mayence qui s'est terminé en os de
boudin, et que je n'*i pas rougi de le recevoir, vu que j'avais fait
des prodiges de valeur pour le gagner.
J'ai couru à moi tout seul sur un canon, en me flanquant à plat
ventre chaque fois qu'il crachait son boulet, et j'ai désaltéré le fer
vengeur de ma baionnette dans le sang des canonniers de la tyran-
nie, au cri de : Vire la liberti'!...
Le citoyen capitaine Rouflgnac m'a embrassé sur le champ
de bataille en m'appelant son frère. Il a dit que j'étais le Scipion
de la 109e.
Comme j'étais déjà le Brutus de la H", vous pensez, chers
parents, si ça m'a fait plaisir de m'entendre appeler de cet autre
nom si glorieux. Je ne sais pas quel était ce citoyen Scipion, mais
ça ne devait pas être de la petite bière !...
J'ai été nommé grenadier le jour même où je recevais mon
fusil d'honneur. C'est Flaraboche qui m'a attaché les grenades.
Bersouillon, lui, est passé voltigeur, vu l'exiguïté de sa taille.
J'avais toujours bien dit que ce garçon-là ne serait jamais à ma
hauteur. Mais Radois est resté fusilier, il me fait pitié !... Tous ceux
qui ont passé grenadiers ou volti-
geurs ont payé la goutte à leurs
anciens. Je me suis promené
avec mon bonnet à poil toute
la journée et j'ai dormi avec inclu-
sivement.
— 1.0 premier bonnet à poil,
que ma dit Flambnche, c'est le
plus beau jour de la vie d'un gre-
nadier.
Je le crois, chers parents.
Mais ce qui m'a fait plaisir,
c'est que le capitaine Roiili-
gnac, ce pur patriote, a quitté
sa compagnie de fusiliers pour
prendre celle des grenadiers.
Il a dit comme ça à Bras-d'acier,
qui est adjudant, comme vous
savez :
— Te rappelles-tu, Bras-d'acier,
quel était notre capitaine des
grenadiers aux ci-devant gardes-françaises ?
— Parfaitement qu'a répondu Bras-d'acier, c'était le ci-devant
marquis de Rochenoire, un bel homme, et qui fleurait bon avec
sa perrucpie à marteau !
— On l'a guillotiné il y a un mois, a dit alors Roufignac. Il
conspirait.
— C'était un brave militaire, qu'a dit Bras-d'acier, et pas
mauvais pour le soldat.
Mais Rouflgnac s'est mis en colère et il a dit à Bras-d'acier :
— Si tu n'étais pas mon ancien camarade de lit, et si je ne
savais pas que tu es pa-
triote, je te dénoncerais
comme aristocrate!... Je
te dis que le Rochenoire
était im aristocrate et que
je suis plus tranquille de-
puis qu'on l'a guillotiné!...
J'avais toujours peur qu'il
ne vienne me redemander
son grade!... Comme si
que je l'avais volé !...
.\Iors, Bras-d'acier a
répliqué :
— Si tuétaisresté sous-
officier comme moi, tu
n'aurais pas eu peur de
ça!...
— Prétends-tu, gredin, a crié le capitaine, que la Révolution
a eu tort de me faire passer ofTicier?...
— Non, mais elle a eu tort de ne pas m'y faire passer aussi et
de faire des injustices au profit de ceux qui savent lire 1... Ce n'est
pas de l'égalité, et toi, tu es dans les nouveaux aristocrates !...
Roufignac a été cloué net!... Lui qui accusait Bras-d'acier de
pactiser avec l'hydre de la tyrannie, comme il disait, voilà que
c'était lui qu'on accusait d'être un aristocrate.
Pendant toute la décade qui a suivi, il a demandé à tous ceux
qu'il a rencontrés, officiers, sous-officiers ou soldats, s'il avait une
tète d'aristocrate ou de patriote.
.\ moi, hier encore, il a dit :
— Grenadier Chapuzot, c'est-il vrai que j'ai une g... d'aris-
tocrate ?
— Citoyen capitaine, que je lui
ai dit, tu as une vraie hure de
patriote et d'enfant de la Pépubli-
que !...
Il a été satisfait de ma réponse
et de mon langage, parce que depuis
que Bras-d'acier l'a traité d'aristo-
crate, il veut que le soldat le tutoie.
Tant plus qu'on est mal embou-
cJié avec lui, tant plus qu'il est
heureux et vous estime. Il vous prend
sous le bras et vous emmène chez
la vivandière, puis il s'écrie :
— Tu ne diras pas, toi, au moins,
que je suis un aristocrate!... Et tu
aurais longtemps cherché, avant de
trouver à l'armée du ci-devant roi,
un officier qui soit aussi frère du
soldatque moi !...
Je n'en finirais pas", chers parents,
si je voulais tous conter toutes les
histoires des querelles de l'adjudant
Bras-d'acier et de son ancien cama-
rade de lit.
Au bivouac, quand noussommes
assis autour du feu et qu'on
'70
L'OUVRIER
fait bouillir dans une marmite tïois onces de lard, six carottes et
deux poireaux pour cinq hommes qui mangeraient bien chacun
une tète de veau, ces histoires-là l'ont trouver le temps moins
long et ça trompe toujours l'estomac.
El puisque je vous touche deux mots de la soujie, faut que je
vous raconte par le détail, chers parents, comment j'ai manqué,
il y a deux jours, de manger deux assiettées de soupe à la
citrouille qui me font battre le cœur plus vite, rien qu'eu songeant
à leur délectable odeur 1...
X
HOSPITALITÉ .'UIVE
Celait le ci-devant 40 novembre de la ci-devant année 1796,
autrement dit. au commencement de l'an IV où nous sommes,
après la levée du siège de Mayence. Notre division, menacée par
des forces supérieures, battait en retraite derrière la Meich, une
rivière où nous avons été obligés tous de pêcher notre ration à la
ligne, vu la paresse des commissaires des guerres qui se figurent
que le soldat vit de l'air du temps.
Notre demi-brigade, qui s'appelait encore la 74", avait occupé
Landaz, et, le 29 novembre, elle était passée à la brigade du gêné
rai Schœnmezel, puis, le 13 décembre, comme l'armistice était
signé, elle repartait pour la France.
A la première étape, voilà que je m'arrête pour enfoncer un
clou à mon soulier qui me déchirait la peau du pied et la chair
inclusivement. Faut vous dire que c'était à la lisière d'une forêl
comme il y en a par là, sans routes, et tellement épaisses qu'on
n'y voit pas le soleil en plein midi.
J'ôte mon sac, je pose mon fusil contre un arbre, et me voilà
prenant une pierre et essayant d'épointer le satané clou. Mais
voilà l'empeigne de mon prussien de soulier qui se déchire. Ah!
chers pu'cnts, quel malheur que les commissaires des armée?
nous fournissent des soulior.= fi mauvais!... On dirail du carton,
et il faudrait que ça sérail du fer!
Alors, je dis à Flamboche :
— Pi-êle-moi du fi! poissé comme tu en as, et ton poinçon que
je fasse le cordonnier. Parce que Flamboche, sous le ci-devant roi.
était apprenti savetier près de l'église Saint-Eustache, comme il
aime à le répéter.
Et le voilà qui me montre le raccommodement d'un soulier.
Tu feras comme ça, qu'il me dit, et puis encore de celte façon-là.
— Bon I que je réponds, et je pique dans le cuir.
La demi-brigade repart avec Flamboche, et je reste tout seul
dans la forêt, assis sur une grosse racine de chêne, à recoudre mon
satané sou'ier.
Au bout d'une demi-heure, c'était fini. C'était peut-être pas de
la belle ouvrage, mais ça tenait ; ça tenait mieux qu'auparavant el
ce n'est pas par fierté que je dis ça.
Je reboucle Azor, je le remets sur mon dos et en route à la
recherche de la demi-brigade. Je boitais considérablement rapport
à la [liqùre du clou qui m'avait fait enfler le dessous du pied et je
ne pouvais pas aller très vite.
il y avait peut-être une heure que je marchais comme ça, en
essayant de forcer un peu. Sous les arbres, je ne voyais plus le
ciel, et il faisait cliaud comme dans un four. La sueur me tombait
du front el le pied me cuisait.
— Nom d'un petit bonhomme de bois I que je me dis. Je ne vais
pas aller longlemps comme ça; faut que je me repose un brin.
Je m'assieds donc par terre, j'ôte mon sac et je vide ma gourde.
Le malin, j'avais dépensé le restant de ma solde à acheter un peu
d'eau-de-vie.
— Maintenant, grenadier, que je me dis, à présent que t'as
lampé, faut avancer, et au pas de charge, pour ne pas coucher dans
cette chienne de forêt qui doit être pleine de loups et d'ours, la nuit.
Et me voilà allongeant le pas. Ah 1... Ouiche I... Pas plus de
demi-brigade que sur ma main !
Je commençais à avoir faim. J'allume ma pipe en pensant
que ça m'apaiserait toujours l'estomac provisoirement. Je fume
une pipe, j'en fume deux, j'eu fume trois, et j'avais fini mon tabac
que la forêt continuait, et toujours pas de demi-brigade 1
Ah 1 rhers parents, je commençais à me faire bougrement
d'inquiétude!... Pour tâcher de me faire entendre, j'ai tiré des
coups de fusil à droite et à gauche. Alors, voilà des lièvres, des
lapins, des moineaux de tontes les grosseurs, des renards, des
Joups qui se mettent à filer dans toutes les directions, mais pas
d'homme, pas de femme, pas même un enfant qui vienne me
remettre dans mon chemin !
Alors, j'ai eu un découragement. Voyez-vous, dans une bataille,
on ferait n'importe quoi, on est animé, on n'est pas tout seul, on
a même quelquefois trop de monde autour de vous, comme à
Alsemborn où notre bataillon a été sabré, mais dans une forêt
l'esprittra vaille et je voyais déjà ma carcasse qui servait de festin
aux loups. J'aurais mieux aimé voir arriver contre moi dix hulans
prussiens que d'èlre entouré de silence comme je l'étais.
Et voilà que j'ai pleuré comme une bête en pensant que je ne
reverrais plus Santeuil, ni vous, ni les voisins, ni Flamboche. ni
le capitaine Roufignac, ni le bon adjudant Bras-d'acier, ni la demi-
brigade. Ah 1... C'est dans des moments comme ça qu'où s'aperçoit
mieux de tout ce qu'on aime, et je crois que j'aurais donné dix
ans de ma vie pour entendre encore une fois avant de mourir les
tambours de la 74me^ au lieu de crever là, en pleine nuit, sans
rien entendre... Et je pensais aussi à Radois, à Bersouillon, venus
conscrits comme moi, et je les voyais devenir officiers, rapitaines.
généraux, pendant que moi, je n'étais plus rien qu'un squelette...
Faut vous dire aussi que mes tiraillements d'estomac me
donnaient une fièvre de cheval, et que je crois bien que j'avais le
délire. Quelle heure pouvait-il être? Je n'en savais rien du tout;
je sais seulement que je me suis couché pour mourir, et que j'ai
dormi, ce qui a fait un bien considérable à ma pauvre boussole
qui déménageait.
Je me suis réveillé courageux, en me disant :
— Grenadier! Tu n'es qu'un lâche!... Tu ne mérites pas le
surnom de Brutus delà li"'^, car tu pleures comme une femme au
lieu de te tirer du pétrin!... Et mille grenades! cette forêt a
bien un bout!... Il ne s'agit que de le trouver!...
Me voilà reparti; la nuit baissait. Et voilà qu'à travers les
arbres, j'ai aperçu une lueur.
Alors, j'ai crié de toutes mes forces : Vive la Nation 1... Vive la
République I... et, plein d'espoir, j'ai marché vers cette lueur.
(La suite au prochain numéro.)
Jean Drault.
NOTRE CONCOURS DE COLORIAGE
Notre concours est décidément un grand succès. De tous les
coins de l'Europe, nous avons reçu et nous recevons encore des
envois. Nous n'avons pas encore pu les compter, mais nous esti-
mons qu'ils approchent de deux mille.
Ouelques-uns, mal empaquetés, nous sont malheureusement
arrivés en assez mauvais état; le jury aura à apprécier à qui
incombent les responsabilités.
CHRONIQUE HEBDOMADAIRE
LE LUNDI DE la PENTECÔTE. — LES PÈLERINAGES. — ABO YEUSES DE lOSSELIK.
— UNE LÉGENDE BRETONNE. — LA VIERGE DU RONCIER. — UNE BONNE
LEÇON. — LES KYRfOLÉS. — LES «BONNES DAMES» DE REMIREMONT.
— DEUX ROCHELLES DE NEIGE A LA PENTECOTE. — REOEVANCES DES
PAROISSES. — FÊTES DEREIMS. — LE QUATORZIÈME CENTENAIRE DU BAP-
TÊME DE CLOVIS. — LA SAINTE AMPOULE. — LE SACRE DE CHARLES X
Le pouvoir civil essaye vainement parfois de rompre avec la
société religieuse. Les traditions, les mœurs, tout l'oblige bientôt
à s'incliner devant l'autorité d'où émane toute la civilisation mo-
derne. Sous le prétexte d'affranchir le peuple, les Encyclopédistes
du siècle dernier poussèrent à la diminution des jours fériés, et
les négociateurs laïques du Concordat, imbus du même esprit,
refusèrent d'admettre, en dehors des dimanches, plus de quatre
fêtes chômées. Quel homme politique aurait alors osé prévoir
qu'un siècle plus tard, on verrait un gouvernement peu favorable
à l'Eglise déclarer fêtes légales le lundi de Pâques et le lundi de
la Pentecôte? Personne ne soutiendra, je pense, qu'en prenant
cette initiative, la République n'a pas obéi sans le vouloir à l'irré-
sistible ascendant des traditions religieuses.
De temps immémorial, le lundi de Pâques et surtout le lundi
de la Pentecôte sont les jours choisis par les familles chrétiennes
pour les visites aux sanctuaires préférés. En Normandie, les
pèlerins se rendent à Notre-Dame-de-Grâce, près Ronfleur ; à
Notre-Dame de la Délivrande, près Caen; à Notre-Dame de Bon-
Secours, près Rouen; au mont Saint-Michel; à Saint-Ernier en
Céancé; à Saint-Ortaire ; à Notre-Dame du Bocage, près Vire; à
l'Ermitage de la forêt de Saint-Sever; à la Cbapelle-sur-Vire ; à
Notre-Dame-du-Valet; les Manceaux, à Notre-Dame de Torce; à
Notre-Dame du Chêne, près Solesmes; à Notre-Dame de la Fai-
gne; à Notre-Dame d'Espérance, de Pontraain ; les Bretons, à
Notre-Dame de Paimpont; à Saint-Mathuriu de Moncontour; au
Pardon de Saint-Carré; on Lanvellec; à Notre-Dame de Quelven,à
Notre-Dame de Nazareth en Plancoët; à Sainte- Anne-d'Auray, à
Sainte-Anne du Bois en Kernascleden ; au Pardon des Oiseaux
de Toulfoën, près Quimperlé : à Notre-Dame de Trézien en Plouar-
zel; à Notre-Dame du Roncier, en Josselin, etc.
Et pourquoi les Chambres n'auraient-elles pas fini par donner
une sanction légale à ces chômages traditionnels?
Un siècle de résistance aux innovations révolutionnaires avait
sans doute sutïlsaninicnt édifié le Parlement. Esl-ce que les Bre-
tons, par exemple, ont jamais cessé de fêter saint Malhurin et d'aller,
le lundi de la Pentecôte, à Moncontour, danser le passe-pied et la
dérobée sur l'esplanade du château des Granges, en présence du
L'OUVRIER
. lergé de la paroisse et des châtelains du pays? Est-ce que la
:irieuse procession de Notre-Dame duKonciera cesséde défiler une
'iile année à travers les rues de Josselin? Il est vrai que celte
'ilennilé religieuse n'est plus ce qu'elle était autrefois. Mais vous
auriez tort de croire que si le cortègf des trois Marie, de la prin-
cesse Ursule et de ses compagnes, ne s'avance plus majestueusement
au son des bombardes et des muscltes du l'uilou, précédé des
r bannières des cinquante-deux paroisses du comté de Porhoët, la
(•' cérémoTiie n'offre plus d'attrait. On y voit encore figurer les
descendantes de ces célèbres « Aboyeuses de Josselin », dont les
fureurs périodiques rappelèrent, pendant plusieurs siècles, le châti-
ment qui frappa d'inclémentes aïeules.
Faut-il raconter l'histoire? Ecoutez ce qui suit :
Des lavandières, réunies autour d'une fontaine, battaient
ferme leurs linceaux, quand une pauvre femme, couverte de hail-
lons, un bâion à la main, s'arrêta devant elles et les pria de lui
liermeltrede prendre un peu d'eau pour apaiser sa soif. Au lieu de
s'écarter et île faire place à la mendiante, les lavandières la hon-
nirent et lancèrent leurs chiens a ses trousses.
« Femmes sans pitié ! s'écria la voyageuse, prenant tout a
coup la figure de la Vierge du Roncier, femmes sans pitié! si de
toutes les vertus agréables à mon Fils, la première est la compas-
sion envers le pauvre, il n'est point de crime qu'il ne punisse
plus sévèrement que la dureté du cœur! Vous et vos filles, vous en
serez un nouvel exemplede génération en génération, et vous ensei-
gnerez la pitié par la crainte à ceux qui ne l'auront pas apprise
par l'amour. »
Marie n'avait pas fini de parler que les lavandières, épouvantées,
se répondaient l'une à l'autre par d'horribles aboiements. Depuis,
à la procession de la Pentecôte, tous les ans, les descendantes
poussaient soudain derauques clameurs et se précipitaient, frémis-
santes, au pied de la statue de la Vierge qui, seule, avait le don de
les calmer. Un éminent professeur de l'Université, M. C. Jeannel,
témoin de ce spectacle, a raconté avec beaucoup de sincérité, dans
une brochure, toutes les péripéties du phénomène.
Le pèlerinage de Notre-Dame du Roncier a l'avantage de
remettre en mémoire cette instructive leçon. Quand les traditions
païennes et barbares, si rebelles à la pitié, exerraient encore leur
empire sur les populations des campagnes et faisaient échec à la
Loi nouvelle, à la « Loi de miséricorde », ces pieuses légendes ne
pouvaient manquer de frapper les masses et d'incliner les cœurs à
la Charité...
La Révolution a supprimé dans les Vosges une fête qui, jadis,
attirait à l'abbaye de Remiremont un non moins grand nombre de
spectateurs. Nous voulons parler de la fête des Kijriolés (nom
dérivé de Kyrie eleison). Dans cette imposante céi'émonie, la reli-
gion et la féodalité faisaient éclater aux yeux des vassaux toute
leur pompe et leur suprématie. L'abbesse, ce jour-là, trônait majes-
tueusement, au milieu des dignitaires et des dames de son chapitre,
de ses grands officiers, des autorités de la Tille, ayant devant elle
les rangs serrés de la population, recevant les hommages et les
félicitations des paysans qui venaient processionnellement lui offrir
les premiers rameaux verts du printemps.
Saint-Nabord lui présentait des branches de rosier sauvage;
Dammartin, des branches de genièvre; Raon-aux-Bois, des branches
de genêt ; Saint-Aimé, des branches de lilas; Saulxures, des branches
de saule; Vagney, des branches de sm'eau. Chaque procession,
bannière en tète, défilait devant l'abbesse et sa cour en chantant un
kyriolé, où la population appelait sur le chapitre, sur le duc de
Lorraine, sur le roi de France, sur elle et sur leurs vassaux, la
protection de Dieu, de la Vierge, de saint .\imé, de saint Romaric,
de saint Urbain et des autres patrons du pays. Voici une des cu-
rieuses antiennes qu'entonnaient les vassaux :
Kyrie est bien chanté.
Chanterons- nous kyriolé'ï
C'est pour raadam' qu'est aux fenêtres.
Kyriolé, ell' garde à mont les prés.
K; riolé. elle voit v'oir la croix tant belle,
La croix tant belle et le pennon.
Oyez-oous, Dieii, kyriolé !
.Vinsi chantaient les gens' de Vagney ; ceux de Dammartin
disaient :
Kyrie, sire saint Pierre.
Qu'à Rome sied en chaire,
Oe céans êtes le patron.
A vous, nous nous présentons.
Kyrie ciianter devons
Par bonne dévotion.
Un .lutre impôt, non moins c jric,i-\, était exigé le même jour
du village de Saint-Maurice, situé dans. la montagne. 11 consistait
dansdeux rochelles (espèces de hottes faites d'écorces de sapin)
qu'on remplissait de neige, et que le marguillierdu lieu était obligé
do porter au Chapitre, au nom des habitants. Lorsque la neige
faisait défaut, ce tribut était remplacé par deux bœufs blancs.
Mais cette subslitutinn se faisait très rarement, parait-il; elle n«
s'opéra même que deux fois dans l'espace d'un siècle et demi.
Les deux rochelles étaient présentées à la grand'messe par le
lieutenant du grand sénéchal qui, avant le Graduel, entrait au
chœur et déposaitia première rocheile levant la stalle de l'abbesse,
la seconde devant le fauteuil de la doyoïine. Le Chapitre, en échange
de cette reilevance, payait le diner ilu marguillier et lui donnait
en outre dix-huit deniers, plus un picotin d'avoine pour son cheval.
.'Vprès dîner, toutes les dames chanoinesses devaient danser dans
la cour abbatiale. La première danse appartenait de droit à l'ab-
besse, et la seconde au Chapitre. Les bourgeois de Remiremont, en
armes, assistaient au spectacle.
.\insi que nous l'avons dit, la Révolution fit table rase des vieilles
coutumes accréditées dans les Vosges. Quel bénéfice moral ou
matériel les habitants retirèrent-ils de cette suppression ? 11 faut
se ra|ipeler que les plus grandes familles de France fournissaient
des chanoinesses au Chapitre. L'abbesse appartenait le plus sou-
vent à la .Maisou de Bourbon ou à la dynastie de Lorraine. Héri-
tières de la première colonie monastique qui avait défriché le pays
et fondé les villages, les (Chanoinesses exerçaient sur la province
un ministère de charité et de munificence. Considérés comme des
pupilles, les vassaux n'invoquaient jamais en vain le puissant
patronage des t Bonnes Dames ». .Vu lieu des onéreux fermages
qu'on exige aujourd'hui, les paysans n'acquittaient entre les mams
du trésorier de l'abbaye que des redevances tout à fait bénignes.
D'aimables fêtes rapprochaient les vassaux et leurs gracieuses
souveraines; nous le répétons, en quoi le régime moderne a-t-il
amélioré le sort des habitants de Remiremont? Affranchis des
e servitudes monastiques », sont-ils plus libres, plus heureux et
plus fiers?
Pendant tout le mois de mai, des pèlerins se sont acheminés
vers Reims pour prendre part aux fêtes célébrées en mémoire du
quatorze centième anniversaire du Baptême de Clovis. Reims a
présenté pendant trois semaines l'aspect le plus pittoresque. On
se serait cru revenu au temps où le sacre des rois de France atti-
rait dans la ville un immense concours de peuple. Les Universités
catholiques de Lille, de Paris, d'.A.ngers, etc., avaient délégué des
centaines déjeunes gens. Plusietu's congrès ont eu lieu. La cor-
poration des publicistes chrétiens a tenu ses assises le jour de la
Pentecôte.
Les visiteurs ont tenu à voir la relique de la Sainte Am-
poule. Nos lecteurs se rappellent sans doute dans quelles curieu-
ses circonstances l'huile sainte fut accordée à l'église de Reims.
C'était au moment du baptême de Clovis. Le clerc, chargé de
porter le Saint Chrême, se trouvait fortuitement séparé du cor-
tège par la fouie et ne pouvait parvenir près de la piscine sacrée.
Le moment de l'onction baptismale ilait venu. Après avoir reçu
l'eau lustrale, saint Reini demande le Siiint Chrême pour l'y mêler,
conformément au rit sacré. Il n'en trouve point. Rémi, les yeux et les
mains levées vers le ciel, se meten prière. Des flots delarmesinon-
dent son visage. Une profonde angoisse oppresse tous les specta-
teurs. Soudain, une colombe, au plumage blanc comme la neige,
fend l'air et s'approche de l'évêque. Elle tient dans son bec une
petite fiole qu'elle dépose dans les mains de liemi. Vive émotion
dans la foule. L'évêque ouvre l'ampoule. Miracle ! il y trouve
l'huile sainte qui décèle sa présence par une délicieuse odeur. Au
même instant, la colombe disparait, mais la fiole demeure : c'est
la Sainte Ampoule !
Revenu de sa surprise, saint Rémi répand le Saint-Chrême
dans la piscine baptismale.
Les circonstances merveilleuses au milieu desquelles cette fiole
fut donnée à saint Rémi nous sont attestées par Hincmar (S06-88:2),
qui fut archevêque de Reims. Hincmar a mentionné cette interven-
tion divine dans le récit du sacre de Clovis. Plus tard, Flodoard,
(894-966) constate, dans son Histoire de la Ville de Reims, la
croyance constante en cette tradition. C'est seulement de nos jours,
où l'incrédulité affecte de tout nier, qu'on a voulu contester la véra-
cité du récit d'Hincmar. Pour les négateurs à outrance, le miracle
de la Sainte Ampoule n'est pas plus admissible que les autres
merveilles qui, depuis l'origine de la Monarchie, ont manifesté la
prédilection spéciale de Dieu pour notre pays. Mais, malgré toutes
les attaques, la critique historique vraiment séi'ieuse a maintenu
lé fait raconté par Hincmar.
La Sainte .\mpoule se composait d'une petite fiole de cristal
remplie d'un baume qui ne se tarissait pas. En souvenir du miracle,
on l'avait enfermée dans une châsse où elle était portée par une
colombe d'or, elle-même enchâssée dans un vase de vermeil enrichi
de pierreries.
Ce joyau fut conservé jusqu'à la Révolution dans le tombeau de
saint Rémi. On ne l'en retirait que pour le Sacre des rois.
Une fois seulement, la Sainte Ampoule quitta l'église de Reims.
Ce fut quand Louis .\l, malade, se la fit apporter, convaincu
qu'elle lui rendrait la santé! La foi de ce souverain admettait
l'énigme sacrée. Il croyait que le baume divin ne devait pas être
moins salutaire aux princes qui l'invoquaient dans leurs râaladies
72
L'OUVRIER
qu'aux rois bien portants qui lui demandaient la consécration de
leurs droits.
En 4793, sur l'ordre du Comité du Salut public, le convention-
nel Rbul se rendit à Hcims pour faire disparaître ce monument
du t fanatisme des siècles «.Mais une partie du baume que conte-
nait C€ yase sacré avait été enlevée, la veille de l'arrivée du régi-
cide, par le curé de Saint-Remi. Le vénérable prêtre opéra ce
prélèvement devant plusieurs personnes qui attestèrent plus tard
le fait et en certifièrent l'incontestable authenticité. Quant à la
sainte Ampoule, elle fut, il est vrai, brisée; mais ses fragments,
ppécieusement recueillis, échappèrent à une complète destruction.
Ils existent encore. Pour le sacre de Charles X, en 1825, l'ar-
chevêque de Reims consacra une nouvelle huile à laquelle il mélan-
gea le saint Chrême sauvé par le curé de Saint-Remi.
OscAit Bavard,
HECETTES DE LA SEMAINE
SuLstanco vénéneuse de la pomme de terre '.
Souvent les habitants des campagnes oublient ou ignorent que
la pomme de terre en voie de germination renferme une sub-
stance vénéneuse, la solavinne, qui cause parfois des empoisonne-
ments dont on a cherché en vain la cause ailleurs. C'est ainsi
que souvent les porcs et les volailles sont empoisonnés vers la fin
de l'hiver. C'est surtout le germe qui contient cette substance
vénéneuse. L'animal empoisonné ne périt pas toujours; mais
lorsque le poison ne le tue pas, il s'affaiblit et s'amaigrit. Les
éleveurs qui nourrissent leurs porcs ou d'autres animaux avec des
pommes de terre doivent donc enlever avec soin tous les germes
avant de les leur donner à manger.
Nettoyage des boateilles à huile.
On verse dans la bouteille du marc de café encore chaud et
humide. Ce marc s'attache aux parois intérieures de la bouteille
et entraine toutes les matières grasses. On rince ensuite.
. Moyen d'obtenir les essences sans distillation.
Concassez et réduisez en poudre grossière, après l'avoir fait
sécher à l'étuve ou au soleil, — suivant la saison, — la substance
a romatique ; café, vanille, cannelle, dont vous voulez avoir l'essence.
Mettez ces poudres sm- un morceau de mousseline placé, sans être
trop tendu, au-dessus d'un verre bien propre et bien essuyé.
Couvrez le tout avec une assiette pleine de cendres brûlantes.
Aussitôt que la chaleur produira son effet, l'essence se dégagera,
descendant le long des parois intérieures du verre, et se réunira au
fond. Quand elle ne coulera plus, il n'y aura qu'à la recueillir avec
soin.
Remède à la dysenterie.
Faire émonder vingt amandes, les piler, y ajouter un verre
d'eau, passer et ajouter dix gouttes de laudanum et 3 grammes de
bismuth.
Prendre ce médicament toutes les heures, en ayant soin de ne
débuter que deux heures après le repas et de s'arrêter une heure
avant.
Guérison en quatre jours des entorses et des foulures. •
Faites bouillir, à feu doux et par parties en poids, un mélange
de cognac (ou bonne eau-dc-vie), de sel fin de cuisine et de savon
vert.
Appliquez après l'avoir laissé refroidir, mais encore tiède, ce
topique sur la partie douloureuse et recouvrez d'une compresse que
■vous aurez soin de ne pas trop serrer.
Renouvelez l'application trois ou quatre fois par jour.
Nous serions heureux de posséder une recette pour glacer le
linge;
Et une recette encore pour nettoyer et blanchir l'ivoire des cou-
teaux de table.
Merci d'avance à qui voudra bien nous les communiquer.
i. Recfltte tirée du Trésor des famitks, par Louis Bonconseil; vol.
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LES VOLEURS D'OR, par georges le faure
II arriva justo à temps pour recevoir dans ses bras le buste de Guillaume. (Voir page 7S.)
L'OUVRIER
SOMMAIRE : Les Voleurs dor, par G. Le Faure. —Un Aïeni deChapuzot.
p»r Jean Drault. — Nos grands patrons, par George de Céli.— Magie blan-
che en famille, par Magus.
LES VOLEURS D'OR
PAR
GEORGES LE FAURE
UN DESESPERE
Nous avons laissé, aucours d'un chapitre précédent, Guillaume
Brey embusqué dans le feuillage du mimosa, à l'ombre duquel
miss EJwidge se trouvait en compagnie de Henry Kinburn et de
son iimi Jean; c'est là, si le lecteur le veut bien, que, retournant
de quelques heures en arrière, nous l'allons retrouver.
On juge de sa stupeur et aussi de sa rage en voyant ainsi
eonlirmés les pressentiments qu'il avait eus quelques instants
auparavant lorsque, sur la route, il avait aperçu les deux jeunes
gens franchisssant la grille de la villa.
Cramponné à la branche d'arbre sur laquelle il était allongé,
le visage congestionné, les yeux hors la tête, les dents grinçantes,
il écoutait ce qui se disait au-dessous de lui, et chacune des
paroles qu'on prononçait lui entrait dans le cerveau, comme
l'eût pu faire une aiguille rougie au feu, le surexcitant, l'affolanl
presque; bien qu'il fût peu versé dans la connaissance de la langue
française, il en savait assez pour deviner presque entièrement tout
ce qiii se disait, alors surtout que l'expression des visages souli-
gnait d'assez significative façon le sens des paroles.
Comment put-il se faire que, de sa cachette, le Boer ne bondit
pas sur le groupe conversant en toute quiétude au-dessous de lui?
Par un miracle, sans doute, car dans l'état d'exaspération où il se
trouvait, il n'y aurait rien eu d'étonnant à ce que, sa nature de
brute l'emportant sur toute autre considération, il se livrât à
quelque extrémité sanglante.
Déjà, bien qu'il n'eût pas compris le sens exact des mots qu'en
s'éloignant miss Edwidge avait adressés à Jean de Brey, Guillaume
s'était cependant senti mordu au cœur par une jalousie terrible :
I Ce que femme veut, Dieu le veut, » avait-elle dit et, bien entendu,
pour un demi-sauvage comme notre Boer, ce proverbe ne pouvait
guère avoir de signification ; mais ce qui en avait une, par exemple,
et très claire et très nette, c'était le gracieux sourire de la jeune
fille, c'étaient ses regards lumineux, dans lesquels il y avait un
encouragement, un espoir.
Ah! pour le coup, tout cela, il le comprit bien, et s'il n'eût eu le
vague espoir d'apprendre, en écoutant encore, quelque chose de
plus précis, il se fût rué sur les deux jeunes gens; mais ceux-ci,
miss Edwidge partie, avaient continué à causer, et il était demeuré
là, écoutant, domptant avec une énergie féroce la fureur qui
l'agitait et qui ne faisait que croître presque à chaque mot
prononcé par l'un ou l'autre des deux interlocuteurs.
Ah 1 lorsqu'il les entendit parler en toute franchise, en toute
liberté de ce sentiment sincère, profond, que Jean de Brey avait
pour miss Cornallett, le Boer sentit un flot de sang affluer en bouil-
lonnant à son cerveau; il vit rouge et, sans l'arrivée du valet de
chambre qui venait chercher Kinburn de la part du lord, un
meurtre était commis.
Cette circonstance fortuite sauva la vie du jeune officier qui
s'éloigna en compagnie de son ami, sans se douter du danger
morte! auquel il venait d'échapper.
Une fois seul, Guillaume Brey sentit soudain toute son exal-
tation tomber comme par enchantement et il demeura là, accroupi
dans cet arbre, affnissé, pour ainsi dire hébété, regardant s'éloi-
gner, sans même sentir encore en lui le moindre mouvement de
colère contre eux, ceux que tout à l'heure il eût tués avec une
sorte de joie furieuse.
Il avait éprouvé comme un brisement dans sa poitrine et il lui
semblait être devenu soudainement aussi faible qu'un petit enfant,
tandis que dans sa gorge quelque chose montait en roulant, comme
des borborygmes, 1 étouffant à chaque seconde davantage, quelque
chose inconnu de lui jusqu'à ce jour et qui le faisait souffrir
épouvantablement . . .
Ce quelque chose était un sanglot qui lui montait du cœur
aux lèvres et dans lequel toute sa douleur s'exhalait; puis, brus-
quement, des larmes s'échappèient par torrent de ses paupières
et cet homme, qui n'avait jamais pleuré peut-être, se mit à
pleurer...
Certes, il n'avait pas d'illusion à se faire : le découragement
de son rival lui-même ne pouvait lui donner aucun espoir, car il
comprenait bien que la fille de lord Coi-nalJett ne l'aimait pas, ne
l'aimerait jamais... puisqu'elle avait donné son cœur à un autre.
1. Voir l'Ouvrier ili.'puis le 2 mai IS'JB.
Comme par miracle, s'était développé, dans l'esprit de ce rude
iioer, l'instinct très sûr de ce sentiment inconnu de lui trois mois
Auparavant; et ce qui, à cette époque, eûtété pour lui lettre morte,
lui apparaissait maintenant avec une extraordinaire netteté.
Ah ! si seulement il eût eu enwre sa naïveté d'autrefois, il
eût pu se bercer d'un vain espoir peut-être ou même ne point
lire sur le visage de miss Edwidge aussi clairement qu'il y
avait lu.
Pour ainsi dire inconsciemment, il quitta sa cachette de feuil-
lage, gagna, au moyen de la branche de mimosa, le tronc du
sapin qui lui avait servi à gagner son observatoire et le long
duquel il se laissa couler; puis, comme un fou, il prit sa course à
travers bois, sans but, sans autre volonté que de fuir loin, bien
loin de cette habitation qui abritait celle dont il se sentait à
jamais séparé.
Au bout d'une vingtaine de minutes, il s'arrêta épuisé, hale-
tant, les pieds meurtris par des chaussures trop fines pour lui,
habitué aux lourdes bottes du Transvaal; ayant laissé des lam-
beaux de ses habits aux fourrés au travers desquels — semblable
à un bête fauve — lil avait passé nu-tête, car il avait perdu son
chapeau dans celte course folle, la cervelle bouill'onnante, les yeux
hagards, les lèvres écumantes, il se laissa tomber, telle une masse,
au pied d'un arbre, gigantesque sapin, qui étendait ses branches
énormes au-dessus de lui, l'enveloppant dans une obscurité fraîche
et rassérénante.
Là, couché sur le sol, il pleura de nouveau, longtemps; puis,
lorsque les larmes eurent détendu un peu son système nerveux,
lorsque la fraîcheur qui tombait d'en haut eut apaisé le feu qui
bri'ilait sa cervelle, il tenta de se ressaisir afin d'examiner ce qu'il
avait à faire : alors, avec un calme effrayant, il envisagea la situa-
lion et conclut que, dans le grand désastre où il sombrait, nulle
branche ne se trouvait à portée de sa main, à laquelle il pût se
raccrocher.
De famOle, il n'en avait plus; pour rien au monde, en effet, il
ne fût retourné à Ferme Elisabeth, le cœur encore meurtri de
l'injure sanglante que lui avait faite oom Prétorius, et bien résolu
à ne lui tendre la main de sa vie.
Quant à la cousine Wilhemine, qu'eût-il pu lui dire et quelle
attitude lui eut-il été possible d'avoir en sa présence? Entre eux,
depuis l'enfance, n'avait-il pas été convenu qu'ils seraient mari et
femme, et n'avait-il pas indignement trahi la pauvre enfant, en
se laissant prendre le cœur par une autre?
Et maintenant que ce cœur était tout meurtri, tout déchiré,
tout saignant, il aurait l'impudence, l'impudeur de le lui apporter 1
Non; quelque rude que fût le Boer, quelque primitive que fût
son âme, quelque peu civilisé que fût son esprit, il ne se sentait
point homme à faire une chose aussi monstrueuse : ayant aimé
miss Cornallett, l'aimant encore de toutes ses forces, il lui serait
impossible de prendre dans sa main la main de Wilhemine.
Alors, sans famille, sans affection, sans avenir, sans but dans
la vie, il en arriva à se demander très froidement à quoi bon
continuer de vivre.
Effroyable question que jamais être humain ne se devrait poser
et qui remplirait d'horreur une âme vraiment chrétienne : la créa--
ture, œuvre de Dieu, relève, depuis le premier jusqu'au dernier jour
de l'existence, de celui qui l'a créée, et se soustraire à sa volonté,
devancer, ne fût-ce que d'une heure, l'instant prévu par lui pour
rappeler de l'exil terrestre celui qui souffre et gémit ici-bas, est le
plus effroyable forfait qui se puisse rêver.
Mais, dès sa précoce jeunesse, Guillaume Brey n'avait point eu,
par les soins d'une mère chrétienne, ses mains jointes dressées
vers le Dieu de justice et de bonté; il n'avait point appris d'elle
ces innocentes prières que balbutient les lèvres d'enfant et qui,
plus tard, fortifient les âmes d'hommes contre les assauts de
la vie.
Pour lui, la connaissance de Dieu s'était confondue presque
avec le respect du chef de famille; jamais son àme ne s'était
élevée vers le Créateur, dont il s'était habitué à incarner la pensée
en la personne du vieux Prétorius, lisant d'une voix austère, le
soir, devant la famille réunie, les versets de la Bible.
De ces lectures quotidiennes, qui ne le mettaient aucunement en
rapport avec le Créateur, il lui était resté uniquement la crainte
de Dieu; quant à l'amour de Celui qui est tout, quant à l'espoir
qu'il pouvait avoir en sa justice, en sa bonté, c'étaient là, pour le
jeune garçon, choses totalement inconnues.
Dans ces conditions, aussi mal armé contre la souffrance, sa
faiblesse devait fatalement succomber; il devait perdre pied et
tomber dans le gouffre; du moment que la mort lui apparaissait
comme la seule issue possible à la situation, que nulle main n'était
là pour le soutenir, qu'il n'avait point la ressource de la prière
pour écarter avec horreur de lui la tentation que le désespoir lui
offrait, il ne pouvait faire autrement que de devenir la proie du
malin esprit.
Cette résolution une fois prise, il n'était pas homme à en
reculer l'exécution ; d'ailleurs la pensée de John Stuck lui vint et
la crainte s'empara de lui de retomber sous la domination de cet
homme; avec beaucoup de lucidité, il entrevoyait l'habileté avec
laquelle l'agent de la Chartered avait, jusqu'à ce jour, joué de lui; il
L'OUVRIER
75
romprenail de quelle importance U était dans les projets de
l'Anglais, projets qui se résumaient à mettre la main sur Ferme
Elisabeth, et auxquels il s'était associé <l.'uis l'espoir que la colossale
fortune qu'on lui avait l'ait entrevoir lui servirait de marchepied
pour atleiuiiie au bonheur follement rêvé.
Il avait l'instinct que, s'il revoyait ,Iohn Slucls, il retomberait
en son pouvoir et qu'alors il continuerait à lui servir de com-
plice pour le seul souci de s'enrichir ; mais à quoi bon la richesse
ilnns les conditions où l'existence se présentait maintenant pour
lui?
Il s'était dressé, très ferme, très apaisé, maintenant çpie sa
détermination était prise et qu'il savait ce qu'il voulait l'aire : il ne
lui restait plus qu'à avoir le courage de mourir, et sur ce point il
n'avait aucune appréhension : au cours de sa vie aventureuse lii-
bas, dans les solitudes immenses du Sud africain, où le danger vous
guette à chaque pas, sous les formes les plus diverses et les plus
inattendues, il avait chevauché du matin au soir avec la mort
en croupe, et la Camarde était une connaissance de trop vieille date
pom- qu'il put s'émouvoir en quoi que ce fût de se trouver face ;i
l'ace avec elle.
Ayant levé machinalement les yeux, il aperçut, à quelques
pieds au-dessus de sa tête, une branche plus énorme que celles
avoisinantes et dont la vue le fit soudainement tressaillir, tandis
qu'un air de satisfaction se reflétait sur son visage.
Sans hâte aucune, mais aussi sans l'ombre d'une émotion, il
prit une ceinture de laine qui, enroulée plusieurs fois autour de
son corps, lui servait à soutenir son pantalon : vieille, étirée, la
couleur mangée, elle avait des allures de corde, et il la regarda un
moment avec un petit sourire : c'était une ceinture qui avait appar-
tenu à son grand-père, et av£c laquelle le vieux Prctorius avait fait
la campagne de 1885 contre les Anglais ; le jeune homme avait
voulu la conserver sans la faire raccommoder, éprouvant une sorte
d'orgueil à montrer à ses compagnons les déchirures faites par la
balle qui avait troué le vieux de part en part.
Sur son bras, Guillaume Brey mesura la longueur de la cein-
ture qui, ayant environ trois mètres, lui parut suffisante ; alors,
méticuleuseraent, il fit à l'une des extrémités un nœud coulant,
dans lequel, après en avoir expérimenté la solidité, il engagea sa
tète.
Ensuite, il empoigna vigoureusement le tronc de l'arbre et, avec
une agilité qui décelait une certaine habitude de cette sorte de
gymnastique, grimpa jusqu'à ce qu'il eût atteint la branche
la plus basse, mais encore élevée à une quinzaine de pieds du sol ;
là, il se mit à califourchon et; s'aidant des mains, s'avança de deux
mètres environ pour se trouver suffisamment éloigné du tronc,
de manière à ce que, dans les spasmes de l'agonie, son corps n'eût
pas de heurts brusques qui eussent pu faire casser la corde.
On voit que le malheureux n'agissait nullement par coup de
tête, sous l'impression de l'affolement très naturel qu'eût pu pro-
duire en lui la ruine de ses espérances ; non, il était absolument
de sang-froid, en possession de la plénitude de ses facultés, et c'était
bien volontairement, sachant ce qu'il faisait, qu'il recherchait la
mort.
Friand, dans sa demi-civilisation, des spectacles sanglants en
rapport avec sa nature rude, il avait assisté plusieurs fois, là-
bas, à des exécutions capitales et c'est ainsi qu'il pouvait avoir
quelque expérience du métier de bourreau que, tout à l'heure, il
allait avoir à exercer contre lui-même.
A travers le feuillage épais des arbres, quelques rayons de soleil
passaient, criblant la mousse de flèches d'or, mettant une gaieté
dans la mélancolie de l'ombre; dans les taillis, au milieu des buis-
sons, c'était un caquetis, un pioupioutement assourdissant, comme
si toute la gent ailée se fût effarée de la monstruosité qui se pré-
parait; comme si les oiseaux, innocentes créatures de Dieu, se
fussent révoltés contre l'attentat que cet homme, créature comme
eux de Dieu, mais intelligente et responsable, se préparait à com-
mettre contre les lois du Seigneur.
De là-bas, arrivait, porté sur les ailes de la brise, le doux bruis-
sement de la mer qui semblait un sanglot, comme si les flots eux-
mêmes se fussent apitoyés sur le sort "de ce moribond volontaire.
Mais que lui importaient et la pure clarté du soleil, et le chant
desoiseaux, et le murmure de lamerl Ce qu'ilavait résolu, il allait
l'accomplir, sans que sa pensée s'envolât un instant plus haut que
la branche d'arbre sur laquelle il était perché; conséquence fatale,
inexorable, de celte religion qui atrophie l'àme et supprime tous
rapports directs entre la créature et le Créateur...
Seule, la pensée de miss Edv\'idgc le hantait; mais, au lieu de
produire en lui une sorte de désespérance, ces douleurs profondes
qui vous prennent tout entier et vous poussent pour ainsi dire
inconsciemment aux pires extrémités, aux plus criminelles résolu-
tions, c'était une rage froide qui s'était emparée de lui, une rage
dans laquelle il enveloppait non seulement John Stuck et lord Cor-
nallett, mais encore la jeune fille elle-même, bien innocente, cepen-
ilant, elle.
Ah! s'il n'eût pas été aussi lâche, s'il ne se fût senti impuissant
a vivre sans celle aux côtés de l.iquelle il avait rêvé vivre, il fût
lelourné là-bas, il eût repris l'existence commune à Ferme Elisa-
lieth, ayant pour seul objectif désormais de faire à cette race
d'étrangers le plus de mal possible, de s'opposcrpartouslesmoyens
à l'empiétement chaque jour progressant de ces Uitlanders de
malheur, et de les chasser de ce sol qu'ils considéraient comme
conquîS.
Quelle satisfaction c'eût été alors pour lui de voir passer ce lord
Cornallett, aujourd'hui si orgueilleux il.; ses capitaux, ruiné, misé-
rable, accompagné de cette poupk; l'I^irope qui, semblable au
mauvais ange dont parle la Uible, l'aviil ensorcelé!
Mais non, il ne se sentait pas le courage de s'éloigner, il com-
prenait que, vivant, quelque loin qu'il fût, sa pensée serait avec
elle, et qu'il lui faudrait vivre sous le même ciel qu'elle; alors, il
préférait aller si loin qu'il lui fût impossible de revenir, et il
mourrait.
Seulement, cette lâcheté, cette impuissance qui étaient les
siennes, il eu rendait la jeune fille responsable et c'étaient des pen-
sées de haine qui, au moment de la mort, emplissaient son âme.
.Vvecune extraordinaire sûreté des doigts, il avait noué autour
de la branche l'autre extrémité de sa ceinture et, pour s'assurer
que le nœud ne céderait pas quand il lui faudrait supporter son
poids, il tira dessus de toutes ses forces, en s'arc-houtant contre
la branche : l'étoffe se resserra si étroitement que, maintenant,
l'eùt-il voulu, il lui eût été impossible de la dénouer : aucun fibre
ne se brisa.
Rassuré, il hésita alors pour savoir si — conformément à ce
qu'il avait vu faire au bourreau pour les pendaisons auxquelles il
avait assisté — il sa lancerait dans le vide pour provoquer une
mort plus rapide par suite de la dislocation brusque de la colonne
vertébrale, ou bien s'il se laisserait purement et simplement
glisser, comptant, pour en finir avec la vie, sur l'étranglement...
Certes, bien que la mort n'eût rien qui l'effrayât, il n'avait
cependant aucune raison de rechercher volontairement des souf-
frances plus longues et plus cruelles; mais il craignait qu'une
chute trop brusque n'amenât une rupture de la cemture et ne
l'obligeât conséquemment à recommencer sa tentative.
Après donc s'être suspendu parles mains à la branche, pour
expérimenter en même temps une dernière fois la force de résis-
tance de la corde, il saisit celle-ci et descendit à la force des bras
jusqu'à ce qu'il sentit le nœud coulant se serrer autour de sa
gorge; alors, il desserra les doigts et, par suite du commencement
de strangulation immédiatement opéré sous le poids de son corps,
ses bras s'abattirent mécaniquement, tandis que, dans la face
congestionnée, les yeux, presque désorbités, roulaient follement,
et que les jambes s'agitaient dans des mouvements nerveux, quasi
grotesques, comme ceux d'un pantin détraqué...
Cependant, bien que le sang qui lui affluait au cerveau eût déjà
commencé à lui faire perdre une juste notion du monde qu'il
quittait, le malheureux perçut très nettement — ainsi qu'on le
sut plus tard — deux exclamations qui, soudain, retentirent, et
mécaniquement se fit en sa cervelle — brouillée déjà — le raison-
nement qu'un promeneur l'avait aperçu; alors, craignant d'être
sauvé, s'il ne se hâtait de mourir, il supplia Dieu de le rappeler
à lui et,perdanl connaissance, crut que sa prière avait été entendue.
Ce fut la première et unique fois d'ailleurs qu'au cours de cette
tragique agonie, la pensée de Dieu se présenta à lui.
Cette double exclamation, c'étaient Jean de Brey et Henry
Kinburn qui venaient de la pousser; ainsi que nous l'avons vu
dans un chapitre précédent, ils avaient quitté le Queen's Hôtel
pour faire, à travers la Californie, une dernière promenade, puisqu'il
avait été convenu entre eux qu'ils prenaient ensemble, le lende-
main, le train pour Paris et, l'un à cheval, l'autre à bicyclette,
ils filaient doucement à travers les chemins ombreux, s'entrete-
nant en toute quiétude d'esprit des multiples événements qui,
si rapidement, venaient de troubler leur existence, lorsqu'ils
avaient aperçu soudain ce grand corps qui s'agitait au bout d'une
branche...
Sans se donner le mot d'ordre, ils avaient compris tous deux
ce qu'ils avaient le devoir de faire; Jean avait, d'un bond, poussé
son cheval juste sous le malheureux et, droit sur ses étriers, l'avait
empoigné à bout de bras, le soulevait pour entraver l'action du
nœud coulant; en même temps, Henry Kinburn avait sauté à bas
de sa machine, avait empoigné le tronc du sapin, s'était hissé
jusqu'à la branche et, arrivé à l'endroit où s'attachait la ceinture,
l'avait tranchée à l'aide d'un couteau tiré de sa poche...
C'est à ce moment qu'était apparu John Stuck...
— Un coup de main, monsieur, s'il vous plait, cria Henry qui,
le premier, aperçut l'agent de la Chartered...
Celui-ci ne fit qu'un bond et arriva juste à temps pour recevoir
dans ses bras le buste de Guillaume, qui, n'étant plus soutenu par
la corde, venait de basculer, risquant dejeter Jean de Brey en bas
de son cheval.
Une fois le corps étendu sur la mousse, les trois hoi<UBes s'em-
pressèrent.
— Il n'est pas mort, déclara Henry Kinburn.
— Croyez-vous? demanda John en proie à une inexprimable
émotion.
— Parbleu 1 le cœur bat; seulement, il était temps...
John Stuck ne pouvait détacher ses regards de la face du Boer,
boursoufllée au point qu'il était méconnaissable: son visage a
76
L'OUVRIER
lui aussi était décomposé tellement sa frayeur était grande, et il '
grommela entre ses dents :
— Le misérable ! le misérable !
Jean et son aini, tout occupés à frictionnerle corps qu'ils avaient
en partie dépouillé de ses vêtements, ne prêtaient guère allention
à ce que disait le personnage; cependant, comme ses manifestations
de mauvaise hiimeui- devenaient plus claires, plus compréhensibles,
Henry deman la .
— Connaissez-vous donc ce malheureux ?
— Hélas 1 oui, mais du diable si je pouvais m'atlendre à un coup
semblable... et pensez-vous qu'il en reviendra, monsieur?
— Le sais-je ?... mais tant qu'il y a vie, il y a espoir.
Puis, à Jean de Brey :
— Voilà ce que nous allons faire: pendant que monsieur restera
auprès de cet infortuné et le frictionnera, vous allez monter à
cheval et courir à Cannes pour ramener un médecin, et moi, en
deux coups de pédales, je suis chez mon oncle pour lui demander
d'envoyer chercher ce pauvre garçon par les domestiques...
Avant que John Stuck eût le temps de dire un mot, Henry
KinburnelJeandeBrev sautèrent en selle, le premier filant nonime
une flèche sur sa lésère machine, l'autre galopant un train d'enfer.
Demeuré seul, î agent de la Chartered se mit à frotter son
ami avec une sorte de rage, passant sur le cuir du pauvre Boer la
fureur dont il était rempli : comment! cette espèce de sauvage
s'àmtisait à lui jouer des tours semblables! mais c'était un misé-
rable, un voleur... oui, un voleur, tout comme un associé sans pu-
deur qui vous fausse compagnie au moment d'une opération dé-
licate, difficile. , , o ■
Se pendre!... mourir!... ehîbienet Ferme Elisabeth, alors r...
el la prospection! et les claims auxijuels il avait droit! et la colos-
sale fortune qu'il croyait déjà palper... Tout cela s'en allait en
fumée, parce qu'il avait plu à cet imbécile de sortir de la peau
dans laquelle le Seigneur lavait fourré depuis sa naissance.
EyGjd!... que lui avaitil donc pris?... une attaque de spleen!...
la nostalgie de son paysl... un remords peut-être! L'imbécile!
Et, tout en faisant marcher la paume de ses mains qui rougis-
saient l'épiderme du pauvre diable. John Stuck ne cessait de grom-
meler, défilant tout un chapelet d'injures, dont l'autre se souciait
peu... et pour cause.
Non! mais avait-on idée d'un coup semblable!... C'était bien la
peine, en vérité, qu'il se fût donné tant de mal pour que, au moment
de voir aboutir sa combinaison, la base principale s'eiîondràt.
Soudain, le bruit d'une petite troupe en marche arriva jusqu'à
lui et, d'entre les arbres, il vit déboucher plusieurs personnes,
reconnaissables à lem- tenue pour des domestiques, que Henry
Kinburn, marchant à leur tête, guidait :
— Eh bien? demanda-t-il de loin...
Toujours la même chose, le cœur a des tressauts, mais les
membres sont toujours sans mouvements.
— Vite... vite... commanda Kinburn, chargez ce pauvre diable
sur la civière et ne perdons pas de temps si nous voulons arriver
à la villa en même temps que le docteur...
Garçon pratique, il avait fait apporter une sorte de civière ru-
dimentâh-e dont les jardiniers se servaient pour transporter, —
sansdétériorerlespelousesparlaroued'unehrouette, — les branches
coupées aux arbres et aux taillis; on étendit dessus Guillaume Brey;
et le valet de chambre, un palefrenier, l'aide jardinier et le
concierge lui-même, requis en hâte, ayant chargé les brancards sur
leurs épaules, le cortège pritrapidement le chemin de la villa.
I Derrière, marc'hant silencieusement, venaient John Stuck et
Henry Kinburn; ce dernier ne pouvait s'empêcher d'examiner à la
dérobée son compagnon, et 11 constatait, à part lui, non sans sur-
prise, le contraste frappant qui existait entre la tenue de gentleman
de John Stuck et l'accoutrement grossier, commun, de celui qu'il lui
avait dit être son ami...
Aussi, poussé par une instinctive et — on en conviendra aussi,
— bien naturelle curiosité, il demanda :
— Alors, ce pauvre jeune homme est votre ami?
Oui! répéta l'autre avec un semblant d'hésitation... oui...,
mon ami, si vous voulez... et vous comprenez le choc que j'ai reçu
là, en pleine poitrine, quand je l'ai aperçu...
— 11 nous doit une lière chandelle, — soit dit sans nous vanter,
— ajouta Henry Kinburn...
— Et moi donc, pensa à part lui John Stuck.
Puis, tout haut, avec un U-emblement véritable dans la voix, il
ajouta :
— Monsieur, vous ne saurez jamais quelle reconnaissance je
vous devrai, si, grice à vous, ce garçon peut être rappelé à la vie...
Seulement, je crains d'être bien indiscret en acceptant de trans-
porter mon ami chez monsieur votre oncle.
— Penh ! ne vous inquiétez pas... D'ailleurs, mon oncle est
Anglais comme vous et moi; il serait donc surprenant qu il
ne fût pas tout disposé à offrir de grand cœur l'hospilalité
à un compatriote... et puis, pour peu que vous habitiez le pays
depuis quelques jours, vous n'êtes pas sans avoir entendu parler de
lord Cornallett?
John Stuck sursauta et demanda avec un accent de véritable
surprise :
— C'est chez lord Cornallett que nous allons?... mais alors, tout
esl pour le mieux...
— Vous le connaissez! répliqua le jeune homme en regardant
son compagnon...
Mais déjà celui-ci, prUdent comme nous le connaissons, était
redevenu maitre de lui, et ce fut avec un imperturbable sang-froid
qu'il repondit :
— Qui ne connaît lord Cornallett?...
Henry Kinburn parut se contenter de cette explication évasive,
mais, au fond, il avait surpris dans l'intonation et dans l'attitude
de John Stuck quelque chose de singulier qu'il se promit de tirer
au clair à la prochaine occasion...
D'ailleurs, ou atteignait la grille de la villa et, pressant le pas,
il rejoignit les porteurs, de façon à les guider lui-même ; mais le
lord était à l'entrée et, à la vue de John Stuck, il s'éa-ia, stupéfait :
— Bi/ God! qu'arrivu-t-il donc?
— C'est notre Burgher qui a fait des siennes, répondit Stuck
avec un clignement d'yeux qui recommandai t la prudence ; monsieur,
heureusement, — et il désignait Kinburn — a été assez aimable
pour me proposer de faire transporter ici ce malheureux, et j'ai
accepté sans savoir iju'il s'agissait de vous...
— • Le médecin n'est pas encore arrivé? demanda Henry...
— Non ; mais où allons-nous mettre le malade..., j'avais pensé
au pavillon du concierge...
John Stuck sursauta et, se rapprochant de iord Cornallett:
— Vous n'y songez pas! alors que c'est la Providence qui, peut-
êti'e, veut seconder nos vues en envoyant cet accident...
L'autre écarquilla les yeux, regardant son interlocuteur comme
il eût regardé un fou.
— Je ne comprends pas, balbulia-l-il.
— Vous comprendrez plus tard, rappelez-vous seulement que,
lorsque vous avez reçu l'hospitalité à Ferme falisabeth, le proprié-
taire a couché dans l'écurie pour vous abandonner sa chambi'e...
Pendant ce colloque, les porteurs s'étaient arrêtés, attendant
des ordres pour savoir ou transporter leur fardeau humain.
— Soit, fit enfin lord Cornallett; mais je comprends de moins
en moins.
Et Henry Kinburn :
— Faites-le porter dans la salle de billard; il aura plus
d'air...
Comme on montait le perron, miss Edwidge, revenue de son
évanouissement, y apparaissait, appuyée au bras de sa femme de
chambre, car, à la première nouvelle d'un malheur, elle avait voulu
venir offrir ses soins au malade.
Mais à peine ses yeux eurent-ils rencontré le visage de Guil-"
laume Brey, qu'elle chancela, murmurant d'une voix angoissée ;
— Ùh ! c'est le malheur qui entre dans la maison!
{La suite au Tprochain numéro.) G. le Faubg.
LES VIEUX SOLDATS
UN aïeul de CHAPUZOr
Par JEAN DRAULT
X [Suite.)
HOSPITALITÉ JnVE
J'ai flnï par aperceyoir une petite maisonnette située sar le
bord d'un chemin; il y avait du monde, puisqu'il y avait une chan-
delle dedans, et que la cheminée
fumait, ce qui m'a fait un plai-
sir considérable.
J'arrive à la maisonnette, qui
élait une mnnière de petite .nii-
bfi-ge, je tape à la porte. Un
homme barbu vient m'ouvrir et
recule épouvanté en disant :
— Franceu!... Franceu!... ce
qui est une mode en prussien
d'appeler comme ça les Français.
— Oui, que je dis, je suis
Français, ami de la liberté el
ennemi du despotisme, donc je
ne veux que du bien à tout le
monde.
Kt j'entre dans la maison en
faisant lesalut et en disant: salut
à la société.
Il y avait là-dedans la mère,
1. Voir l'Ouvrier depuis le 2 mai.
L'OUVRIER
une vieille sorcière, sa fille aînée qni nie
regardait avec des yeux grands comme des
portes coclières, mais qui était une belle
fille, et une tripotée de petits frères et de
pelites sœurs sales et mal peignés. La
vilaine marmaille!...
Tout ce monde là me reluquait d"uue
façon méchante.
— Bon!... Ils ont penr, que je ma
dis. Alors, je leur donne l'explication de
ce qui m'arrivait, depuis le clou de mou
soulier qui me piquait le pied, jusqu'à la
demi-brigade que j'avais perdue, et que
j'étais seul dans la forêt, et que j'allais
mourir de faim, et quej'avais vulahimière
de leur cambuse de loin, ce qui m'avait
donné du courage.
Tout en causant, moi malin, j'avais
tout doucettement ôté mon sac, et je m'é-
tnis assis sur un banc près delà cheminée.
11 y avait là, pendue a la crémaillère, au-
dessus d'un feu de huches, une marmile
que la vieille sorcière soignait, et qui
avait l'air de me promettre des choses, des choses!...
Tous ces gens-là ont senti, au regard que je jetais sur cette
uiarmite, que je ne partirais pas de là. Mais pourtant, ils étaient
tous là à me regarder dans le blanc des yeux, et il n'y en avait pas
un. dans cette famille de hiboux, pour avoir la bonîie idée de me
dire comme ça :
— - Brave militaire, reste donc à manger la soupe avec nous!
Faut pys être injuste pourtant. La fille ainée qui avait des dents
de petit loup, riait en me regardant, et si j'avais eu l'estomac
moins creux, j'aurais pu en devenir amoureux, mais je n'avais
d'yeux que pour la marmite.
Comme c'était celle de la famille qui m'avait l'air d'être la
moins mal disposée pour moi- j'ai essayé d'engager conversation
avec elle et je lui ai dit, en manière
de plaisanterie :
— Je suis sûr, mademoiselle, que
vous ne vous êtes jamais amusée à
essayer de rester vingt-quatre heures
sans manger...
.Mais elle ne répondait rien ; alors,
j'ai continué :
w^,v-v^ . — Moi, mademoiselle, je m'amuse
t'iSz-T "X quelquefois à ça; ainsi justement, au-
->,:<^ .^fl jourd'hui...
Mais le papa, un vieux Juif qui
n'avait pas
encore ou
vert la bou-
che , m'a fait
taire eu me
disant :
— Mon
fille, il gon-
nait bas le
vrançais.
Il faut que
vous sachiez,
chers pa-
rents, que
les A 1 1 e-
mands pro-
noncent tout
à l'inverse de
nous, et j'é-
tais juste-
ment tombé
chez un juif
.nllemnriil qui
m appelait crenaiier au lieu de grenadier, ce qui me déplaisait fort.
Mais je ne voulais pas le lui dire, rapport à la soupe.
Enfin, voilà le vieux qui se dégèle et qui se met à me demander
des renseignenïents sur la marche de la demi-brigade que je lui
donne sans penser à mal. Puis, le voilà qui me dit comme ça :
— Crenatier, vous tefez avoir faim.
— Un peu, oui, que j'y réponds.
— Est-ce que fus aimez la soupe à la citrouille?
— Moi! Si j'aime la soupe à la citrouille, ah! citoyen !... La
soupe à la citrouille et la république, voilà ce qu'il faut pour rendre
heureux un grenadier!...
Seulement, jugez de ma désolation, quand cet animal de Juif
me dit qu'il me fera souper et coucher à demi-prix de ses autres
clients, rapport à ce que je lui avais fourni des renseignements
sur la marche de la demi-brigade !
— Hélas! que je lui ai dit'. Mais il ne me reste pas un écu, pas
Mais on nous paye en assignats, à l'armée, et foi de
un soli.
grenadier, je vous renverrai par nn exprès
le prix de votre souper; je vous le paierai
vingt-cinq livres si vous le voulez, en assi-
gnats...
Mais le vieux olibrius avait l'air de sa-
voir que les assignats, ça ne vaut pas
graud'chose, et il m'a dit comme ça, en
me tendant la main :
— Au refoir et ponne chance...
Mais j'ai fuit semblant de ne pas com-
prendre, et comme l.i vieille soulevait le
couvercle de la marmite, je me suis ap-
proché pour mieux respirer l'odeur.
-Alors, le vieux Juif a eu l'air d'accepter
la chose. Il avait peut-être peur, aussi, de
mon briquet et de ma colère. En Prusse,
les habitants nous appellent les dtables
bleus.
Il faut bien dire que moi, j'avais mis
dans ma tête de ne pas m'en aller sans
avoir goiUé à la soupe de la vieille, et
pensez si j'étais content quand je vois la
iilleainée qui met huit assiettes sur la table.
Mais voilà que je compte, et nous n'étions que sept, savoir moi,
le père, la mère, la fille et trois mioches; il y en avait bien deux
autres, de mioches, mais j'avais vu qu'on leur avait donné un peu
de pitance et qu'on les avait deshabillés et couchés sur une vieille
paillasse, dans un coin de la chambre.
Alors, je dis au père :
— Vous mettez une assiette de trop.
Mais il ine répond que non. .\h!... Le vieux gredin!... Chers
parents, si vous saviez! Mais vous saurez!...
Et il m'explique, en faisant des mines chafouines, que c'est
une vieille habitude du pays.
Chaque fois qu'on découvre un nid de merles dans un arbre
pi'ès d'une maison, il y a du bonheur toute l'année pour la maison
où on apporte le nid de merles.
Chacun, dans la famille doit essayer de monter dans l'arbre et
de décrocLer le nid ; s'il y a un étranger, c'est la rnème chose. Et
pour lors, comme celui qui ap-
porte le nid apporte le bonheur
dans la maison, il a droit à deux
rations.
— Et vous comprenez, crena-
tier, que me dit le vieux, il y a un
nid là-haut.
Et le voilà qui ouvre la porte
et qui me montre au clair de lune
un grand arbre, très droit, où il
paraît qu'il y a un nid de merles.
Vous me direz, chers parents,
que c'était une histoire à dormir
debout, maisje n'écoutaisque ma
faim, et en apprenant ça, je me
dis ■ c'est moi qui vais décrocher
le nid de merles, et j'aurai mes
deux rations!...
Voià que nous sortons, le père,
la mère, la fille, les mioches.
Respect aux vieux ; c'est le • • j- /
père qui essaye d'escalader le peuplier. Moi, js me disais :
~ Pourvu qu'il ne grimpe pas !...
Je songeais aux deux rations, et je me tâtais les muscles.
Mais le papa n'a pas été bien haut. 11 était à deux toises de la
terre, que le voilà qui se met à geindre et à souffler, puis, il
retombe sur son derrière en criant :
— .\donaï!... Au tour de mon femme!...
El il marmotte des mots en allemand à la vieille sorcière.
La voilà donc qui se cramponne à son tour au tronc de l'arbre,
et le mari la poussait, et il me dit .
— Crenatier, aitez-moi à bousser mon femme!
— Plus souvent ! quej'v réponds. Pourqu'elleait lesdeuxrations!
Comme vous le pensez bien, chers parants, la vieille sorcière
n'a pas été plus haut que
son mari. Elle a dé-
chiré son tablier, elle a
accroché ses cheveux en
criant comme une vieille
chouette et elle est re-
tombée comme sonmari
qui lui disait :
— Grambonne-doi 1
Béhecca !...
Alors, c'était mon
tour. Par galanterie, je
voulais laisser passer la
demoiselle avant moi,
mais le papa a dit :
78'
L'OUVRIKR
— Xon 1 non!... Elle esl blus cheiiiic que foiis!
J'agrippe donc le 'ronc. je le serre avec mes brns, avec mes
jambes, et il me semblait, que j'avais des ailes. Je montais comme
il une échelle, et en cinq ou six brassées, j'étais au haut du peu-
plier.
Là. je cherche le nid, et je ne trouve rien.
— Ah çà!... Où donc est-il, votre nid .' que je demande.
Pas de réponse ! • j r •
Moi. bénêl. je grimpe encore d'une toise, au risque de faire
casser l'arbre sous moi, je reluque toutes les branches, je tâte au-
tour de moi, pas de nid V Et je répète, plus fort :
— Est-ce que vous vous moqueriez d'un grenadier de la ^ime ?...
Toujours pas de réponse. C'est louche, que je me dis. Et je
redescends quatre à quatre, je saute par terre et je vole à la mai-
son du vieux Prussien... Impossible de l'ouvrir, elle était fermée
à double tour.
— Ah 1... canaille! que je me mets à crier!... C'est pour me
fiche à la porte que tu m'envoies chercher des nids !... Et je donne
dans la porte des grands coups de talon.
Alors, voilà une petite fenêtre qui s'ouvre, et j'aperçois la
figure du Juif à côté d'un canon de fusil. La vieille canaill.e me
menaçait avec mon propre fusil! Pourtant il ma jeté mon sac et
mes nippes, et il ma dit de m'en aller, et je suis parti, mais ce
que i'élaisfurieux!...
J''ai été dormir le ventre vide sur de la mousse, et je suis parti
le lendemain pour chercher la demi-brigade. J'ai trouvé des
fraises et des mûres pour toute nourriture. Ça emplit bien mal
l'estomac!
Enfin, j'ai fini, vers le soir, par entendre le tambour. Ce n'était
pas ma demi-brigade, mais ma division, et une demi-heure après,
j'étais au milieu de mes frères d'armes et je mangeais le lard à
Flamboche avec du pain à Bersouillon tout en racontant mon his-
toire qui les a fait beaucoup rire. ^
Heureusement, chers parents, qu'il y a un Etre suprême pour
punir les ennemis des patriotes : à quelques jours de là, comme
nous traversions une autre forêt, — il n'y a que de ça, dans ce-
pays d'émigrés. — je suis sorti du rang avec Flamboche pour
boire à une petite source.
Au-dessus de la petite source, il y avait du feuillage, et ce feuillage
s'est mis à remuer tout d'un coup.
— Tiens! que Flamboche se met à dire. C'est peut-être un ours.
Tire donc!...
Je charge donc mon fusil, je vise et je tire. Pan !... Et je vois
quelque chose de lourd qui dégringole en poussant des cris d'écor-
clié.
Ce n'était pas un ours, c'était un homme; je le reconnais, c'était
mon Juif.
— Ah! ahl... Mon gaillard, que je lui crie. C'est encore un
nid de merles que vous cherchez là-haut?...
Le vieux me regardait avec des yeux troubles. Il avait reçu la
charge en plein ventre, et son compte était bon. 11 a péri sans me
répondre. Flamboche l'a fouillé, moi aussi. La guerre, c'est la
guerre. J'ai pris ses souliers; Flamboche a pris son bonnet de
l'iiurrure pour remplacer son bonnet de police qu'il a perdu. Et nous
avons trouvé dans les poches du vieux des papiers qu'on a remis au
capitaine Roufignac. Il était accouru avec ses hommes, à mon coup
de fusil, et il a porté les papiers au général.
Eh bien! Chers parents!... Cet homme qui m'avait privé de
mes deux assiettées de soupe à la citrouille, c'était un espion. 11
était monté sur l'arbre pour compter les forces de la division.
Il y a un Être suprême pour punir les ennemis des patriotes.
Mais voilà longtemps que je suis après cette lettre, et j'ai mis
dix jours à vous l'écrire.
Maintenant, je vois que ça ne sera pas long avant que je vous
embrasse, parce que nous doublons les étapes pour être plus vite
en France, et là, on aura bien chacun sa décade pour aller em-
brasser sa famille avant de repartir défendre la république.
Recevez, chers parents, les pensées d'affection de votre grena-
dier,
Cn.\puzoT,
(/('( le Scipion de la i09<^ demi-brigade.
XI
UNE NOUVELLE PIÈCE DE BIDOUILLE
Cette fois-ci, ce n'était plus M. Dufui'et qui prenait des notes,
mais l'excellent Bidouille qui expliqua en ces termes son zèle :
— C'est dimanche que je débute aux Champs-Elysées, et je
veux ouvrir mes représentations par une pièce patriotique. Vous
comprenez bien que je vais mettre l'adjudant Dras d'acier là-
dedans. Faudra venir voir ça, vous, monsieur Dufuret, ça vous
instruira peut-être sur bien des choses que vos bouquins ne savent
pas. Et vous aussi, mou colonel, faudra venir voir ça !
— Comment donc! Mais certainement!... s'écria. le colonel
l'anachard. Le guignol, n'y a ricu qui me plaise comme çal...
.•\insi, tenez, j'ai été en garnison à Lyon, parole d'honneur, tous
les dimanches j'allais voir Gnal'ron rosser le commi.ssaire de
police.
— Eh bien! mon colonel, annonça Bidouille, vous verrez,
dimanche, des choses bien plus épainntcs que ça!
— Vous feriez bien, insinua le colonel Panachard, de faire
donner des conseils à la jeune armée: regardez, ces vieux de la
vieille, ils gobaient le régiment, le bivouac, la marche, la bataille,
le machin chose de tout le fourbi, au lieu que ceux d'aujourd'hui,
ils n'ouvrent le bec que pour brailler la classe. Tenez, soldat
Bidouille, — parce que votre titre de soldat, c'est votre propriété,
cotnme àmoi, mon litre de colonel,, — j'vous donnerai unegrati-
fication sur le prix que l'Académie de Cricquebœuf me colloquera
pour mon mémoire, si votre pièce guignolique est patriotique...
— Elle le sera, mon colonel, affirma Bidouille qui, attiré dès
lors par l'appât du gain, prépara ses phrases les plus vibrantes et
ses apostrophes les plus embrasées.
Le dimanche suivant, M. Dufuret, le colonel et Chapuzot pre-
naient place sur des chaises dans l'enceinte du Vrai guignol.
Devant eux, sur des bancs, un auditoire nombreux de bambins
s'agitait, tandis qu'un homme au visage terreux grattait une harpe
en attendant le lever du rideau.
{La suite au prochain numéro.)
Je.^n Dbaclt.
NOTRE CONCOURS DE COLORIAGE
C'est demain jeudi que le jury se réunira pour la première fois.
Il consacrera cette première journée à la constatation que tous les
envois ont été bien faits le 28 mai ou avant cette date. Puis, il
ouvrira les paquets renfermant les compositions et éliminera toutes
celles qui ne comprendraient pas les trois dessins coloriés.
Il fixera la date de sa deuxième réunion.
NOS GRANDS PATRONS
ACTES ET LÉGENDES
Par George de Celi.
TN HEROS DES NrBELl".\(iEN. — LES CRIMES DE GONDEBAUD. — L ARIA-
KISME AU ve SIÈCLE. — JEUNESSE DE CLOTILDE. — LES FLANÇAILLES
AU SOU d'or. — LA C0N\'ERSI0N DE CLOVIS. — « FLÉCHIS LE COU,
SICAMBRE ADOUCI ! T — l'aNTIÙUITÉ DU TITRE DE (( TRf;S CHRÉTIEN ».
— VIEILLESSE ET MORT DE SAINTE CLOTILDE. — SES RELIQUES. —
SES ÉGLISES. — LES ANDELYS ET h'ail deS lyS. — LE MIR.ACLE DE LA
FONTAINE. — LE CULTE DU SACRÉ-COEUR. — LE DERNIER PRO-
PHÈTE d'ISIIAEL. — LE DRAME DE MACHÉRO. — SAINT PIERRE. —
SAUL ET PAUL.
Sainte Clolilde, 3 juin. — Les Nibelungen chantent la vaillance
du vieux roi de Bourgogne, Gondieuch, qui tomba, en iSl, avec
son armée entière, dont pas un homme n'avait reculé, sous l'épée
d'Attila. Il laissait quatre lils, entre lesquels la Bourgogne fut
partagée. L'aîné, Gondebaud, devait en refaire l'unité sous son
sceptre à force de crimes.
Il assassina d'abord son frère Chilpéric, dont il fit massacrer
les jeunes fils et la femme. Seules les deux filles de ce prince, Clo-
lilde et Mucuruna, furent épargnées.
• Chilpéric avait été ai'ien, comme l'était Gondebaud et la Bour-
gogne entière. Mais sa femme était chrétienne: et elle avait élevé
ses filles dans sa foi. Après le massacre de leurs parents, Mucuruna
se relira dans un couvent. Clotilde fut élevée à la cour de son
oncle, où elle vivait dans une étroite retraite. .
Des ambassadeurs de Clovis, roi des Francs, eurent pourtant
occasion de voir la jeune princesse. Frappés de sa grâce el de sa
sagesse, ils en parlèrent à leur maître avec une admiration si
vive que Clovis fit demander à Gondebaud la main de sa nièce. Le
roi Burgonde n'osa refuser, el l'ambassadeur remit, au nom de son
maître, les cadeaux des accordailles: le sou d'or et le denier d'ar-
gent. Pourtant Gondebaud craignait fort que Clovis voulût reven-
diquer les droits de Clotilde sur une partie de la Bourgogne; et à
peine fut-elle partie avec son escorte franquc, dans une bastcrne
(sorte de chariot traîné par des bœufs), qu'il lança des cavaliers
pour la ramener, Clotilde dût monter à cheval cl gagner à toute
bride le sol de son nouveau royaume.
Il était encore païen, mais avait promis h la princesse «ne
entière liberté dans l'exercice de son culte. Elle se sentait sans
doute la mystérieuse vocation de gagner à Dieu ce prince barbare
dont la gloire éclatait déjà. Et en effet, le charme de la jeune
reine agit si puissammenlsur Clovis qu'il lui permit défaire bapti-
ser leur premier-né, Ingomir. L'enfant mourut peu après. Le roi
en eut un vif chagrin et une sorte de remords; il croyait que
1/OL'VniER
7i>
c'était une vengeance de ses dieux. Cependant, il permit encore
que leur second enfant, Clodomir, RH Ijaptisé. Celui-ci. comnne le
premier, tomba malade. Le roi s'emporta violemment alors contre
■ l'eau fatale du baptême i. Mais Clotilde supplia Dieu, et l'en-
tant fut guéri.
On sait en quelle circonstance Clovis, gagné à demi par la douce
influence de la reine, acheva de se convertir.
11 guerroyait contre les Allemands. Les armées se rencontrè-
rent à Tolbiac, aujourd'hui Znipich, près de Cologne. Après une
lutte acharnée, les Francs, moins nombreux, pliaient.. Clovis, alors,
élevant ses armes sanglantes vers le ciel, s'écria : « Dieu de Clo-
tilde, mes dieux me trahissent... Donne-moi la victoire et je l'a-
dorerai. 1 Une force nouvelle l'anime ; il rassemble quelques soldats
et charge les masses ennemies, qui plient à leur tour. Les Francs
reprennent courage; l'armée allemande se débande et est taillée
en pièces.
Peu de semaines après, Clovis, après avoir passé par Toul, où
saint Waast commença de l'instruire, se rendait à Reims. Saint
Rémy acheva de l'éclairer. Il fut baptisé avec ses deux sœurs
et trois mille de ses guerriers, le jour de Noël de l'an 49t).
Le mot célèbre de l'évèque avant de lui administrer le bap-
tême : « Courbe la tète, fier Sicambre... » semble avoir été
légèrement arrangé. Sicambre signiflait déjà fier et même
féroce. ail/i(/s depone colla Sicamber, fléchis le cou, Sicambre
adouci »,dit saintGrégoirede Tours, qui tenaitde témoinsles détails
de ce grand acte, dont la France chrétienne a commencé de fêter
le quatorzième centenaire.
La mission de Clotilde était remplie. Elle avait donné à la
France le premier de ses Rois très chrétiens, car ce tilre glorieux,
que quelques-uns ont prétendu ne dater que de Louis X[,
remonte en réalité à Clovis. Elle engagea encore le roi à combattre
l'arianisme. On sait qu'à la bataille de Vouillé,Clovis tua de sa
main Alaric, roi des Visigoths, chef des armées ariennes.
La vieillesse de la reine fut attristée par les guerres fratricides
de ses fils. Elle s'était retirée à Tours, près du tombeau de saint
Martin, où elle vivait dans l'oraison et les œuvres charitable, « en
toute bénignité et chasteté », dit saint Grégoire. Ses prières et ses
efforts ne furent pourtant pas stériles; elle avait eu la joie de voir
la paix à peu près rétablie, lorsqu'un ange, selon la légende, vint
l'avertir du jour de sa mort.
Ses restes furent déposés, selon son désir, au pied de la châsse
de sainte Geneviève; et pendant des siècles, chaque fois qu'un
fléau menaça Paris, on portait processionnellement dans la ville
les reliques de la Reine avec celles de la Bergère. A l'époque de la
Révolution, le P. Rousselef , dernier abbé de Sainte-Geneviève, eut
la malheureuse inspiration de les brûler pour les soustraire aux
profanateurs. Ces cendres précieuses ont été cédées à la petite
église paroissiale de Saint-Leu et Saint-Gilles où elles sont encore
en vénération.
Sainte Clotilde a doté la France d'un grand nombre d'abbayes
et d'églises, notamment celle de Sainte-Geneviève et celle des
.Vndelys. Aux Andelys, d'après une pieuse légende, une fontaine
jaillit du sol, à la prière de la sainte, pour désaltérer les ouvriers
qui travaillaient à la construction de l'église. Cette eau miraculeuse
coule encore ; et chaque année, le 3 juin, une foule misérable de
malades et d'infirmes vient lui demander la guérison. L'Archiprêtre
plonge solennellement dans la fontaine une statue dorée de la sainte.
Autrefois, il y jetait un écusson fleurdelisé, en souvenir du bap-
tême de la ville, l'an des lys, c'est-à-dire l'année où un ange apporta
à l'épouse de Clovis le bouclier aux fleurs de lys d'or, qui devait,
au bras de nos rois, protéger si longtemps la gloire et la prospérité
de la France.
12 juin. Fête du Sacré-Cœur. — On connaît l'origine de cette
dévotion, si touchante et si puissante, toute moderne dans sa forme,
et l'on peut dire toute française.
Ce fut dans les dernières années du xvn« siècle que Jésus mani-
festa à une sainte religieuse, la B. Marie-Marguerite .\Iacoque, visi-
tandine de Paray-le-Monial, le désir que l'on rendit à son cœur,
navré et immolé pour les hommes, un culte particulier. Ce culte
se répandit promptement i dans toutes les parties de l'univers
catholique », comme le constate le décret du 6 février 1763, par
lequel Clément XIII institua la fêle du Sacré-Cœur, que Pie IX ren-
dit obligatoire le26 août 1836. Des miracles éclatants l'illustrèrent:
l'u 1720, Mgr. de Belziince avait arrêté la peste de Marseille en
dévouant la ville au Sacré-Cœur.
Les deux principaux sanctuaires de cette dévotion sont Paray-
le-Monial et Montmartre. Le premier est plein des souvenirs de la
Bienheureuse : sa dépouille repose sous la table de l'autel, dans la
chafelledu couvent; dans le jardin, le noisetier près^'iiuel avaient
lieu les apparitions étend encore ses rameaux verts sur les pèle-
rins aiienouillés.
En 1083, le vendredi après l'.irtave du Saint-Sacrement,
rbunildc Marguerite-Marie suspendait une image du Sacré-Cœur
faite à l'encre à l'autel du noviciat; et rite écrivait que le Seigneur
désirait « Un édifice où serait l'image .!c son divin cœur pour y
recevoir les honmiages du Roi et de tonte sa cour. »
La piété française a réalisé magniûquenient ce désir par l'église
du Vœu national, temple d'espérance, né des angoisses de l'année
terrible. Sur le » mont des martyrs », elle dresse lentement l'écla-
tante blancheur de son dôme, où la grâce romane corrige la lour-
deur byzantine, élevant les revendications divines en face du mont
des revendications populaires. Les pèlerins, plus nombreux encore
en ce mois de juin, y aflluent toute l'année par milliers.
Saint Jean-Baptiste, 24 juin. — La vie de Jean-Baptiste,
comme celle des deux grands apôtres qui vont suivre, est troj)
connue pour qu'il soit nécessaire de la raconter avec détails.
Fils de la vieillesse d'Elisabeth, cousine de la Vierge, et de
Zacharie, un ange annonça à celui-ci la naissance prochaine et la
gloire de cet enfant. Le vieillard fut incrédule, et, en châtiment,
devint muet. Il ne recouvra la parole que pour nommer Jean ce
fils inespéré qui venait de naître, et chanta le Benedictus, dont les
derniers versets expriment la mission de l'enfant miraculeux :
« Toi, petit enfant, tu seras appelé le Prophète du Très-Haut,
car tu marcheras devant le Seigneur pour lui préparer les voies. »
A peine adolescent, Jean se retira au désert, où il vécut dans
la contemplation et la prière, vêtu de poil de chameau, se nour-
rissant de miel et de sauterelles. Vers sa trentième année, il parut
au bord du Jourdain, prêchant la pénitence, commençant d'an-
noncer la venue prochaine du Messie.
L'effet de sa parole fut extraordinaire. La Judée vivait dans
une attente anxieuse du Sauveur promis. Elle accourut au jeune
prophète, dont] la sombre et puissante éloquence ainsi que
l'austérité rappelaient Elle, toujours vivant dans les souvenirs. On
le prit pour Elie lui-même, ressuscité. En même temps, Jean
baptisait, d'où son nom de Baptiste. Ce baptême par immersion,
tel qu'il se pratiqua, du reste, assez longtemps, n'était pas, sans
doute, le baptême sacramentel institué par Jésus-Christ, mais
c'en était la préparation, et comme la purification des hommes de
la Loi pour l'Evangile. On sait que le Messie lui-même s'y pré-
senta, et quel touchant conflit d'humilité s'établit entre Jésus et
Jean, dans lequel le Précurseur dut céder et baptiser le Maitre.
Le caractère de la prédication de Jean était la rude liberté
avec laquelle il flagellait les méchants et les hypocrites. Cette
liberté lui valut le martyre.
Hêrode Antipas, tétrarque de Galilée, avait épousé sa belle-
sœur et nièce, Hérodiade. Le prophète lui reprocha fortement ce
mariage incestueux. Antipas le fit jeter dans un cachot du château
de .Machéro, vieille forteresse où Hérode le Grand avait fait
construire un palais, résidence habituelle du tétrarque. Hérodiade
voulait la mort de Jean-Baptiste; Hérode n'osait l'accorder, de
peur d'un soulèvement du peuple. Mais, dans un festin, Salomé,
fille d'Hérodiade, dansa devant le tétrarque avec tant de grâce
qu'Antipas, charmé, promit de lui accorder ce qu'elle voudrait.
« La tête de Jean-Baptiste », répondit la jeune danseuse, à qui sa
mère avait parlé. Hérode n'osa se rétracter, et quelques instants
après, un soldat présentait sur un plateau la tête sanglante du
« plus grand des fils de la femme », — après Dieu le greigneur
(plus éminent), dit un cantique du xve siècle.
Saint Pierre, 29 juin. — Simon, fils de Jonas, de Bethsa le,
sui- les bords de la merde Galilée, exerçait avec son frère An. ré
le métier de pêchem-. André, appelé le premier à l'apostolat, con-
duisit Simon au Seigneur, qui, dès cette entrevue, changea son
nom en celui de Céphas (Pierre en hébreu). C'était la réalisation
de la parole d'Isaie : « Je mettrai dans les fondations de Sion une
pierre éprouvée et précieuse. »
Cependant Pierre revint à ses filets. Il fallut un second appel
pour qu'il suivit définitivement le Seigneur.
Il occupa dès le début le premier rang entre les apôtres, et à
la suite d'une double et éclatante confession de la divinité de son
Maître, celui-ci lui annonça qu'il lui donnerait les clefs du
royaume éternel, et tout pouvoir de lier et délier au ciel et sur
terre.
On sait quelles furent, à la Passion, ses promesses présomp-
tueuses de fidélité, sou triple reniement, son repentir et sa péni-
tence. Après la Résurrection, confirmé dans sa missou et dans sou
pouvoir, il parle au nom du collège apostolique, s'établit d'abord
à Anlioche, où il préside le premier concile, puis définitivement à
Rome, dont il fait la capitale du monde chrétien. Ai-rêté par ordre
de Néron, il s'échappe pour obéir aux instantes prières des fidèles.
Mais dans sa fuite, il rencontre, dit la légende, le Seigneur lui-
même, qui lui reproche doucement de fuir le martyre. Pierre
80
L'OUVRIER
rentra dans sa prison et fut crucifié au plus liaut du Vatican, sur
Je Montorio, le 29 juin 67. C'est du lieu de son supplice qu il com-
mande aujourd'hui à l'univers.
Saint [Paul, 30 juin. — Saul, qui prit le ncm de Paul après sa
conversion, de la tribu de Benjamin, naquit à Tarse, en Cilicie.
Cette petite ville avait reçu d'Auguste le droit de bourgeoisie
romaine d'où le titre de citoyen romain que l'apôtre revendiqua
plus tard Fils d'un pharisien, ayant étudié la loi mosaïque sous
Gamaliel, Saul se montra le fougueux adversaire du christianisme
naissant.'ll fut l'un des accusateurs de saint Etienne, et gardait
les vêtements des bourreaux pendant qu'ils lapidaient le premier
martyr. Après la mort d'Etienne, il prit la part la plus active à la
persécution contre l'Eglise de Jérusalem.
Les circonstances de sa conversion sont célèbres. Il se rendait
à Damas avec quelques hommes d'armes, pour y saisir des chré-
tiens lorsque vers le soir et comme il approchait de la ville, une
lumière éclatante l'enveloppa tout à coup, il fut jeté à terre et
entendit une voix qui disait ; «Saul, Saul, pourquoi me persecutes-
tu? — Qui êtes-vous Seigneur? s'écria-t-il épouvanté. — Je suis
Jésus de Nazareth; tu regimbes en vain contre l'aiguillon. » Et la
voix lui ordonna d'entrer dans la ville, où un homme lui dirait
ce qu'il devait faire. Les compagnons de Paul étaient épouvantés,
entendant une voix et ne voyant personne. Saul se releva aveugle,
et entra à talons dans Damas, où il resta ti-ois jours sans prendre
ni aliments ni breuvages, plongé dans la siupeur et le repentir.
Le soir du troisième jour, un' saint vieillard, nommé Ananie, averti
par la même voix qui avait parlé sur le chemin, vint lui touche
les yeux et le guérit.
Dès lors, Paul déploie pour défendre l'Eglise la fougue, l'audace,
et le génie que Saul avait employés à l'attaquer. Le « Docteur des
nations » commence cette prédication extraordinaire qui parcourt
le monde comme une flamme. Il parle à Athènes, à Corinthe, à
Antioche, à Ephèse, à Rome, en Italie, dans le midi des Gaules
en Espagne, en Grèce, en Asie... Les légendaires étendent ses
voyao-es jusqu'aux enfers. Partout semant les miracles avec la
doctnne, établissant des sacerdoces, fondant des églises, auxquelles
il écrit sur les difficultés qui les divisent, ces lettres, le plus beau
monument de l'inspiration divine et du génie humain qu'il y ait
en aucune langue. Les persécutions et les accidents ralentissent à
peine sa marche. « Les fatigues, les prisons, les coups, la mort,
j'ai connu tout cela avec surabondance, écrit-il aux Corinthiens.
Cinq fois les Juifs m'ont appliqué leurs trente-neuf coups de corde ;
trois fois j'ai été bàtonné, une fois lapidé; trois fois j'ai fait
naufrage. Voyages sans nombre, dangers de la mer et des fleuves,
dangers des voleurs, dangers du côté des Juifs et des Gentils,
dangers des faux frères, dangers dans les villes et les campagnes,
j'ai, tout connu. Labeurs, veilles, jeûnes, froid, nudité, voilà ma
vie. »
Deux fois emprisonné à Rome, ayant étonné ses juges par une
éloquence dont aucun tribunal n'avait jamais retenti, il fut con-
damné à mort par Néron. A l'heure même où saint Pierre était
aicrifié sur le Montorio, saint Paul, à qui son titre de citoyen
romain donnait droit au glaive, était décapité à l'autre bout de
Rome, aux Eaux Salviennes. La tête en tombant fit trois bonds;
aux endroits qu'elle loucha jaillirent des fontaines qui coulent
encore aujourd'hui, dans l'église de Saint-Paul -Trois Fontaines.
George de Céli.
MAGIE BLANCHE EN FAMILLE
Escamotage d'un enfant. (Suite.)
Expliquons aujourd'hui de quelle manière l'enfant a été esca
muté.
La figure 2 montre la innnièrc ,de confectionner le cylindre :
trois cercles de tonneau, six lattes et dix-huit clous, en forment
la carcasse qui peut aiièsi pire établie en osier ou en grosfil de fer;
le tout est recouvert d'une étûlTe absolument, opfique. ', i
Le côté supérieur du' piédestal (fig. 3),peiit s'ouvrir en s'aban-
donnanl; il est fixé, d'uhe part; par deiix th'arnières ; de l'autre,
par un verrou que le magicien ouvre au moment où il recouvre
'entant; celui-ci, A ce moin en 1. tient les jarnbes écartées de manière
■■i reposer un instant srir les bords du piédestal, dans lequel il
descendsansrclard. Comme, lualirré le eoussin disposé pourrecovoir
l'enfant, il ser.iil iuqiossihle à le dirnier d'exécuter l'opération
sans un peu de bruit et surliiut s;iiis l'aire remuer le cylindre,
une petite eoméilie se joue alors eut i'(> le magicien et l'enfaiil c|ui
licotesle, rel'usanl de se l.iisser esciaiiioter. En criant à l'eiilant
dt' rester tranquille et d'obéir, le magicien a ym prétoxie pour
maintenir de ses deux mains le cylindre, et il feint de luttei
encore contre la révolte du petit quand celui-ci est déjà au fond
du piédestal.
Ici le prestidigitateur doit éviter de se presser; il continue à
raconter tranquillement aux spectateurs des histoires invraisem-
blables qui se rattachent plus ou moins bien à l'expérience, et,
tout en causant, il ramasse lentement le tapis de laiae qu'il a posé.
Fig. 3
après l'avoir présenté au public un instant auparavant, de telle
sorte qu'en le ramassant (fig. 4) il cache pendant un coui't instant
à l'assistance l'espace qui sépare le piédestal de la coulisse du
Ihéàtre ou d'une porte ouverte dans le voisinage. ' L'enfant profite
de ce moment pour s'enfuir en se traînant rapidement sur les ge-
noux; le servant du magicien, qui se promène sur la scène du côté
opposé, accroche maladroitement au passage une assiette qui, pla-
cée au bord d'une table, tombe et se casse avec bruit; ou bien il
joue avec le| pistolet du magicien et le fait partir, comme par
.accident.
Toute cette manœuvre doit être répétée préalablement avec
soin, par les trois acteurs de, cette comédie, car le succès de l'expé-
rience en dépend. Prestidigitateur, enfant et servant doivent agir
avec un ensernble parfait.
L'écue'il, pour le magicien novice,' c'est qu'il s'agite ou se trou-
ble au moment décisif. Maintes fois :nous avons fait exécuter ce
joli tour de magie devant des assistances diversement composées •
jamais la fuite de l'enfant à ce moment n'a été soupçonnée, et
même, le plus souvent, nous n'avons pas eu recours à la diversion
causée par la feinte maladresse du servant.
Deux choses maintenant doivent convaincre le public que l'en-
fint est toujours là. La première c'est qu'il paraît s'avancer sur la
rallonge de table. Illusion : un fil de soie noire A B, indiqué par
le pointillé de la figure 1 (voyez le précédent numéro), traverse
la scène, fixé au mur d'une part; et tenu, à l'autre extrémité, par
•m servant caché dans la coulisse; ce fil vient d'abord s'ap-
pu ver par derrière contre le cylindre, vers le bas de celui-ci.
(Juand l'enfant, déjà absent, reçoit l'ordre de s'avancer, le servant
Tire le fil dans la coulisse et le cylindre vient de lui-même se placer
sur la planche. _ '
Mais les pieds de l'enfant que vient de faire voir, dans sa mala-
dresse, l'aide du magicien? C'est une simple paire de souliers bour-
rés de papiers ou de chiffons, et semblables à ceux que porte l'en-
fint ; attachés ensemble, ils étaient suspendus à l'intérieur du
cylindre par un fil, qu'une épingle passée par l'extérieur et traver-
siint une boucle faite au milieu du fil retenait à une hauteur suf-
fisante; l'épingle enlevée adroitement par le prestidigilateiir, les
deux souliers sont descendus sur la planche, toujours attachés par
l'autre extrémité du fil à l'intérieur du cylindre où ils sont restés
cachés quand celui-ci a été jeté à terre, de manière, bien entendu, à
ne présenter aucune de ses deux ouvertures aux regards des spec-
tateurs. : , 1
Quant à l'enfant, il est rentré doucement dans la salle par unç
porte ou une fenêtre lais.sées ouvertes avec, intention, et il n'a pas
eu beaucoup de peine à se cacher, toute l'attention des spectateurs
se portant alors sur le jeu du magicien.
{Tous dioils réservés.) M.^crs.
Le Divecleiir-Oéraut : Henri U.VUTIEK. — Sceaux, imp. Charaire et Ci».
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TRENTE-SIXIÈME ANNÉE. — 6Jaial896.
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LES VOLEURS D'OR, par georges le faure
' Je vais vous annoncer une nouvelle que vous devez être censée ignorer. (Voir page 83.)
82
L'OUVRIER
SOMMAIRE Les Voleurs dOr, par Georges Le Faure. — Un Aïeul de Cha-
puzot. par Jean Drault. — Ctironique hebdomadaire, par Oscar Havard.
— Eecettes de la Semaine.
LES VOLEURS D'OR
PAR
GEORGES LE FAURE
XI
GUILLAUME BRKY REVIENT A LA VIE ET A L'eSPÉRANCE
Le lendemain de cette scène, Henry Kinbiirn se promenait sur
la terrasse de la villa, la pipeaux dents, les mains derrière le dos,
le visage soucieux : depuis vingt-quatre heures, de si singuliers
événements étaient venus rompre la tranquillité de son existence
qu'il se demandait par avance ce à quoi il lui fallait encore
s'attendre.
En dépit de la carrière militaire qu'il avait embrassée, il était,
nous l'avons dit déjà, d'un caractère paisible ou du moins épris de
tranquillité et, tout en étant convaincu qu'à l'occasion il jouerait
du sabre et durevolver avec autant d'intrépidité que tout autre, il
n'aimait guère l'imprévu ni le mouvement.
En outre, il avait le défaut d'être fort têtu, et, lorsqu'une fois
une idée avait poussé ses racines dans sa cervelle, c'était le diable
pour l'en arracher : or, nous l'avons vu, il y avait plusieurs mois
déjà, sinon même plusieurs années, que le mariage de sa cousine
Edwidge et de son ami Jean de Brey lui avait paru une chose fort
convenable, partant donc, fort possible.
Depuis la veille, connaissant les sentiments de la jeune fille, il
connaissait aussi ceux de son oncle qui n'étaient pas précisément
favorables, et voilà que du ciel — c'est le cas de le dire — tombait
ce pendu, que lord Cornallett connaissait et qui avait produit sur
miss Edwidge une si poignante impression.
Instinctivement, il reniflait dans la présence de cette espèce de
rustre un danger pour ses combinaisons matrimoniales, et c'était
à peine s'il ne regrettait pas d'être survenu si juste à temps pour
détacher du sapin le fruit humain qui s'y était accroché volontai-
rement.
La constitution robuste du Boer avait triomphé de la com-
motion physique et cérébrale produite par cette demi-pendai-
son et, au dire du valet de chambre, la nuit qui venait de
s'écouler avait été excellente ; l'état comateux en lequel le
malade avait passé le reste de la journée précédente avait dis-
paru totalement; il ne restait plus trace de « l'accident de la
veille », si ce n'était une grande couz'bature — bien compréhen-
sible — des membres...
Et ce qui avait augmenté l'émoi du jeune homme, c'était cette
obligation dans laquelle il se trouvait de partir probablement
pour l'Angleterre ; on se souvient que lord Cornallett lui avait
promis une décision pour ce jour même, et il se disait que, lui
absent, il n'y aurait plus personne pour tenter de défendre le bon-
heur do miss Edwidge.
Mais aussi quelle idée a-l-on de donner dans les couvents une
si singulière éducation aux jeunes filles! Elevée comme le sont les
Anglaises, Edwidge eùl été à même de tenir tête aux volontés pater-
nelles sans manquer, bien entendu, de respect au chef de la famille;
de lui exposer les motifs pour lesquels il lui plaisait de remettre
ie soin de son existence à Jean de Brey, de plaider sa cause, en
un mot; tandis que, timide, réservée, elle marcherait au sacrifice,
sans mot dire, à moins qu'un don Quichotte ne i-ompit des lances
en sa faveur...
■Gt voilà que, durant la nuit écoulée, il avait résolu d'être eu
don Quichotte! Oui, c'était ainsi; le placide Kinburn, Phomme si
amoureux de sa tranquillité que, pour éviter une discussion, il eût
•fui jusqu'au bout du monde, le placide Kinburn était décidé à
servir de champion à sa jolie cousine et aussi à son bon ami
Jean de Brey.
Encore un, celui-là, qui n'avait pas pour deux pences de sens
.pratique et dont il lui fallait faire le bonheur, pour ainsi dire
malgré lui !
Aussi avait-il résolu de profiter de la visite qu'il était obligé de
faire au lord pour savoir si, oui ou non, il devait prendre le
train le soir même, pour tirer au clair tout cet imbroglio : il était
venu de bonne heure, sachant que lord Cornallett n'était point
matinal et connaissant, au contraire, le goût de sa cousine pour
se promener à travers les parterres de roses tout étincelanlos
encore de rosée, avant que les premiers rayons du soleil eussent
détruit cette brillante parure des nuits.
Mais, comme l'excès en tout est un défaut, Henry Kinburn
avait tellement hâte d'élucider les mullipics questions qui l'inlri-
i. Voir rO«t'(vf'i' depuis le 2 mai IS'Jti.
guaient, qu'il avait de beaucoup devancé l'heure à laquelle il
avait chance de rencontrer Edwidge, et qu'il déambulait, plein
d'impatience, sur la terrasse, fumant des pipes, les unes après les
autres, pour passer le temps.
Une porte, s'ouvrant derrière lui. le fit se retourner soudain;
mais, au lieu de la gracieuse silhouette de sa cousine, ce fut celle.
un peu plus épaisse, de lord Cornallett qui se présenta.
— Parfait, dit le lord en lui tendant la main, voilà ce que
j'appelle de l'exactitude.
— Un peu trop, peut-être, murmura Henry Kinburn en lui
serrant la main.
— Il y a longtemps que je suis levé; j'ai travaillé une partie de
la nuit et c'est à peine si j'ai dormi deux heures...
Ce disant, lord Cornallett poussait un bâillement sonore, tandis
qu'il s'étirait les bras, en faisant craquer ses articulations.
— A propos, insinua Henry d'un ton plein d'ingénuité, j'ai
appris que le malade avait passé une excellente nuit...
— Meilleure que la mienne, assurémen!, bougonna Cornallett:
il est certain que ce gaillard-là s'est moins préoccupé de sa santé
que je ne m'en suis préoccupé moi-même...
— Vous avez toujours été un homme de cœur, mon oncle, dit
Henry.
Le lord, qui s'était assis, sursauta.
— De cœur!... cela dépend des cas... Et je vous jure, mon
cher, qu'en toute autre circonstance, j'aurais bien envoyé ce gail-
lard-là se faire pendre ailleurs, c'est le cas de le dire.
Et, mis de bonne humeur par cette plaisanterie de mauvais
goût, le gros homme éclata de rire.
Henry Kinburn connaissait trop son oncle pour risquer un seul
mot qui pût lui faire soupçonner qu'il s'intéressait à ce qu'il venait
de lui dire : un « Ah I » indifférent en apparence fut tout ce qu'il
se permit.
— Ah! mon gaillard, dit l'autre alors, en lui frappant sur
l'épaule, vous ne vous doutez guère du service que vous m'avez
rendu hier, en décrochant ce garçon-là.
Et il hochait la tête devant les persiennes closes de la salle de
billard.
— Je vous ai rendu service! répéta Henry, en feignant une
stupéfaction profonde; le diable soit de moi si je m'en doutais;...
en tous cas, nous étions deux pour cela... et, s'il y a une récom-
pense, il faudra la partager...
Ces derniers mots, le jeune homme les avait prononcés en plai-
santant; mais le lord reprit avec un grand sérieux :
— Ne parlez donc pas ainsi de ce que vous ne savez pas,
Henry; si ce garçon-là était mort, c'étaient des plans gigantesques
qui s'écroulaient; des fortunes colossales qui s'effondraient et
la puissance coloniale même de l'Angleteri'e qui s'amoindrissait...
peut-être...
L'intonation du lord était grave, et Henry Kinburn comprit
qu'en effet tout ce qu'il entendait était l'expression de la vérité;
mais alors, comme lorsqu'il avait une idée en tête, il ne l'aban-
donnait jamais, il dit, parlant nerveusement :
— En ce cas, mon oncle, si le service rendu est aussi impor-
tant, la récompense sera belle...
— Magnifique ! d'ailleurs, c'est votre position même que vous
avez sauvée ; car, s'il avait été pendu pour de bon, vous n'eussiez
point eu à vous déplacer, le voyage d'Afrique eût été inutile.
— Tandis que...
— Tandis que vous partez... du moins, il y a d'e grandes
chances maintenant; mais je ne serai définitivement fixé que cet
après-midi... Tenez vos bagages prêts, je vous irai trouver à
l'hôtel et vous donnerai, au moment du départ, les dernières
explications pour ce que vous devez faire à Londres...
— C'est parlait... Mais, pour en revenir à la récompense pour
le service rendu... nous étions deux... mon ami Jean et moi...
Qu'aura-t-il, lui ?
Lord Cornallet caressa ses favoris, hésitant; puis, prenant une
décision :
— Je pourrai l'intéresser dans mes opérations, et il n'aura pas
lieu d'être mécontent.
Henry Kinburn secoua la tète.
— Jean n'est point un homme d'argent, dit-il, et je n'oserais
même pas lui faire une semblable proposition; mais si réellement,
par son intervention, il a contribué à sauver des plans gigan-
tesques, des fortunes colossales et le prestige colonial de l'Angle-
terre..., vous aurez un moyen bien simple de lui témoigner votre
reconnaissance... Il aspire à la main d'Edwidge... donnez-la-lui...
Lord Cornallett sursauta, attacha sur son neveu des regards
effarés et murmura :
— Vous êtes fou, Henry!
— Cependant...
— Marier Edwidge à M. do lircy serait aussi désastreux que si
Ce garçon s'était pendu pour de bon...
— Alors, je ne comprends plus.
Le lord dit d'un ton sec :
— Il est inutile (pie vous compreniez; d'ailleurs, ce que je vous
ai dit hier, à ce sujet, je le maintiens aujourd'hui : donc, inutile
d'y revenir. Moi seul ai qualité pour m'occuper de l'avenir de ma
L'OUVRIER
83
fille et je vous dispense désormais d"y songer. Au surplus, vous
allez avoir bientôt d'autres sujets d'occupation...
Il reprit plus aft'ablement :
— C'est compris, n'est-ce pas, pour votre départ : faites votre
valise, bouclez votre inalle et atlcndez-nioi h l'hôtel... .le ne vous
retiens pas à déjeuner... j'ai alTairo; niais nous pourrons dîner
ensemble au buffet de la gare...
Henry Kinburn s'était levé, jugeant inutile d'insister et préfé-
rant, d'autre part, ne pas prolonger la séance, car il ne se sentait
pas très maître de lui...
Ayant donc, une dernière fois, serré la main de son oncle,
il descendit les marches du perron, longea la pelouse et, ayant
Iranclii la grille, prit la route qui descendait vers Cannes; il
marchait tout doucement, cherchnnt à comprendre le sens des
énigmatiques paroles prononcées parle lord : le mariage d'Edwidgc
avec son ami équivaudrait à la mort de l'individu que Jean et lui
avaient décroché la veille...
Tout à coup, comme il avait fait, depuis la grille de la villa,
une cinquantaine de pas, il s'arrêta net, s'entendant appeler par
son nom; il releva la tète et aperçut, entre les branches d'un
mimosa qui dressait sa verdure fleurie au-dessus du mur de la
propriété, la figure pâle de sa cousine.
— Edwidge ! s"exclama-t-il, tout surpris et inquiet en même temps.
— Je vous attendais, Henry, fil la jeune fille d'une voix qui
tremblait un peu ; tout à l'heure, à travers les volets de ma
chambre, j'ai entendu causer sur la terrasse, j'ai reconnu votre
voix, j'ai prêté l'oreille... et alors je me suis vite habillée pour
venir vous guetter au passage...
— Et vous avez bien fait... car. précisément, je pensais à vous
et, peut-être, pourrez-vous m'expliquer ce que votre père a voulu
dire tout à l'heure...
La jeune fille poussa un gros soupir et murmura :
— C'est épouvantable... Henry; si vous saviez...
— Parlez vite... voyons; cet homme que nous avons ramené
hier, avec Jean, votre père le connaît, n'est-ce pas... et vous aussi?
— Oui;... c'est un fermier de là-bas... qui nous a sauvé la vie,
à mon père et à moi... et qui est venu en Europe, amené par
M. Stuck, celui qui vous accompagnait quand vous êtes
revenus à la villa...
Henry Kinbm'n s'écria :
— J'y suis maintenant ; il vous a sauvé la vie, et vous, par
reconnaissance, vous vous croyez obligée de l'aimer...
— Ahl ne dites pas cela, Henry... ne vous rappelez- vous
donc plus ce que j'ai dit hier à M. de Brey... Oh I non, je
ne l'aime pas; au contraire..., oui, c'est bien mal, je le sais...
mais il me semble que je le déteste...
— .\lors... je ne vois pas... et puis, non ce n'est pas possible,
la fille de lord Cornallett ne peut pas épouser un fermier boer...
— C'est bien aussi ce que je me disais pour me rassurer,
car, depuis le jour où cet homme est entré dans ma vie, j'ai une
appréhension; mais il y a certainement quelque chose que je ne
sais pas et qui donne à cet homme une grande force, car mon père
cl ce John Stuck sont dans sa dépendance...
Le front de Kinburn était devenu soucieux, tandis que ses pru-
nelles bleues reflétaient une grande surprise.
— Oui... oui... murmura-t-il, se parlant à lui-même..., ce doit
être cela... et quand lord Cornallett m'a dit tout à l'heure qu'un
mariage avec Jean équivaudrait pour lui à la mort de cet individu...
Brusquement, il s'interrompit, réfléchit quelques secondes et dit:
— Écoutez, Edwidge, je vais vous annoncer une nouvelle que
vous devez être censée ignorer : selon toute probabilité, je vous
rejoindrai au Transvaal; il serait trop long de vous expliquer et
puis, d'ailleurs, cela ne vous intéresserait pas ; mais enfin, je vais
partir et au moins vous ne serez pas seule pour vous défendre...
La pauvre Edwidge soupira.
— Me défendre, Henry; croyez-vous que j'y songe? Mon père
est mon père et je dois lui obéir...
— Mais c'est votre bonheur dont il s'agit!...
— C'est mon père...
— C'est du bonheur de Jean qu'il s'agit aussi ..
— Jean!... Ah ! mon Dieu!... c'était poiu-vous-prierde lui dire
que... si je ne dois pas le revoir, ma pensée sera avec lui toujours...
toujours, et que devant la force des choses seule, mon cœur a dû se
taire...
Les sanglots l'étouffaient et elle ne put continuer.
— Edwidge, dit le jeune homme tout attendi'i, ce n'est point
de pleurer qui arrange les choses ; il faut être vaillante et vous
rappeler ce que vous avez dit hier à ce pauvre Jean : « Ce que femme
veut. Dieu le veut. »
— Hélas! je le voyais si chagrin, que je ne voulais pas le lais-
ser partir sans essayer de le consoler un peu ; mais j'ai bien vu
hier que la volonté de mon père était de me marier à cet homme...
Henry Kinburn mettait en ce moment ses favoris dans une
terrible situation, leur imposant un martyre épouvantable.
— Voyez-vous, Edwidge, dit-il enfin, il ne faut pas désespérer;
comme je vous le disais tout à l'heure, je vais partir là-bas, je
vous y retrouverai et ce sera bien le diable si, à nous deus, nous
n'arrivons pas à nos fins
La jeune fille poussa un soupir qui trahissait son scepticisme à
ce sujet.
— Dieu vous entende, Henry, muiuiura-l-elle; mais j'ai grand'-
peur...
— S// Gnd! quelle poltronne vous faites, petite cousine : heu-
reusement que je serai là, moi, et que je vous réconforterai ; vous
savez que j'ai la tête dure, eh bien! j'y ai mis depuis longtemps
que j'aurais mon ami Jean comme cousin... Là-dessus, je vous
quitte en vous disant au revoir, bientôt, là-bas...
La pauvre Edwidge lui envoya du bout de ses Jolis doigts un
amical baiser, et il s'éloigna, pressé d'aller retrouver à l'hôtel Jean
de Brey pour lui faire part des nouvelles qu'il venait d'apprendre,
sans se douter que son court entretien avec sa cousine avait eu un
témoin.
Ce témoin n'était autre que John Stuck: celui-ci, après une
nuit passée tant bien que mal sur un canapé, auprès du lit impro-
visé de Guillaume Brey, s'était éveillé de bonne heure et, incapable
de se rendormir, était allé faire un tour dans le parc.
Or, comme il déambulait à travers les allées, se relournant la
cervelle dans tous les sens pour tâcher de comprendre le motif qui
avait pu pousser Guillaume à l'acte de désespoir qui avait failli
causer sa mort, voilà que, tout à coup, il aperçut miss Edwidge sor-
tant furtivement de la maison ? un moment, elle s'arrêta sur le
seuil de la petite porte de service, semblant guetter de droite et de
gauche si personne ne la pouvait apercevoir, puis, rassurée, elle
descendit prestement les marches, se lança dans une étroite allée,
dont l'ombrage la dissimulait aux regards indiscrets, et se diri-
gea vers un banc de pierre, adossé au mur de clôture du parc ; une
fois là, elle grimpa sur le banc et, les coudes appuyés sur la crête
de la muraille, le visage enfoui dans les feuilles, s'immobilisa.
Intrigué, comme bien on pense, John Stuck, immobile ainsi
qu'un chasseur à l'affût, ne l'avait pas perdue de vue: puis, lorsqu'il
l'avait cru bien et définitivement installée, il s'était avancé à pas
de loup, avait réussi à gagner, sans éveiller son attention, un
fourré épais, proche du banc sm- lequel elle était perchée, et là,
tapi, avait assisté à l'entretien dont il n'avait pas perdu une
syllabe...
On juge de son état d'esprit en entendant l'assurance formelle
donnée par Henry Kinburn à sa cousine qu'il la défendrait contre
It's combinaisons matrimoniales de lord Cornallett; pour un peu,
s'il n'eut eu sur lui-même une aussi grande force de volonté, il
aurait surgi de sa cachette pour demander à Kinburn de quel
droit il se mêlait des affaires qui ne le regardaient pas, surtout
pour y jouer le rôle de don Quichotte.
Mais il avait réfléchi qu'une semblable sortie ne servirait de rien
et qu'il serait bien plus adroit de sa part — en vertu du proverbe
qui dit « qu'un bon averti en vaut deux » — de feindre ne rien
savoir pour tirer parti du renseignement surpris.
Un bon moment, après le départ de la jeune fille, il resta dans
sa cachette, réfléchissant à ce qu'il convenait de faire : il lui parut
d'abord que le meilleur moyen de se préserver des attaques pos-
sibles de Henry Kinburn était de les prévenir et que, pom' triom-
pher des répugnances de miss Edwidge, le mieux était de ne pas
attendre qu'elle pût les appuyer sur le concours de son cousin.
Conséquemment, puisque celui-ci conseillait à la jeune fille de
Irainer les choses en longueur, de manière à ce qu'il n'y eût rien
de conclu avant le départ pour le Transvaal, il allait, lui, démon-
trer à lord Cornallett qu'il était de toute urgence de s'attacher
(Guillaume Brey par des liens indissolubles, le plus tôt possible...
Ce fut avec cette opinion très arrêtée qu'il regagna la villa,
quelques instants après y avoir vu disparaître miss Edwidge, p'our
s'entretenir sans tarder avec lord Cornallett; mais celui-ci était
remonté dans sa chambre pour faire sa toilette, et John Stuck dut
se résigner à attendre sur la terrasse, tou.' en dégustant une tasse
de thé, dans laquelle il trempa une douzaine au moins de tartines
fortement beurrées.
Cela fait, accroupi dans le fauteuil de lord Cornallett, il s'ap-
prêtait à digérer paisiblement ce premier déjeuner, quand le valet
de chambre le vint prévenir que le malade le demandait sans
tarder...
On juge qu'il se leva précipitamment et, presque courant, se
précipita dans la salle de billard où, à sa grande stupéfaction, il
vit Guillaume Brey, le buste relevé sur son coude, et qui guettait la
porte par laquelle il devait entrer.
En l'apercevant, le jeune homme s'écria d'une voix rauque :
— Où suis-je ici?... et qu'est-ce qui s'est permis de défaire ce
que j'avais fait?
— Qu'entendez-vous par là. mon ami? demanda John Stuck;
je ne sais ce que vous voulez dire, à moins que vous n'ayez l'inten-
tion de parler du nœud de cravate que vous vous étiez mis autoui'
du cou.
Les sourcils du jeune homme se froncèrent, dans ses prunelles
bleues un éclair brilla et il grommela, étreignant le drap dans ses
doigts crispés :
— Ne plaisantez pas, monsieur Stuck ; pour en arriver au point
où j'en suis, il faut avoir beaucoup souffert et, dans tout pays, la
souffrance doit inspirer quelque pitié...
Il avait dit cela d'une voix menaçante qui faisait présager
84
L'OUVRIER
quelque éclat, aussi John Stuck crut-il devoir tenter de l'apaiser.
— Sans doute, et vous ne me faites pas, je l'espère, l'injure de
croire que je ne vous plains pas de tout mon cœur ; seulement, je
serais curieux de savoir quel incident a pu survenir si brusquement
pour vous pousser à une détermination pareille...
Sombre, Guillaume courba la tête et ne répondit pas; John
tenta de lui prendre la main, mais le jeune homme la retira avec
une brusquerie tellement significative que l'autre jugea inutile
d'insister.
— Voyons, poursuivit-il néanmoins, si vous ne me prenez pas
pour conseiller, à qui confierez-vous vos chagrins, vos desespoirs ?
Le Boer releva les yeux, regarda son interlocuteur bien en face
et dit seulement :
— Si je n'étais l'un des propriétaires de Ferme Elisabeth, me
porteriez-vous tant d'intérêt que cela?...
— Si vous n'espériez arriver par moi à la main de celle que
vous aimez, mettriez-vous de côté votre haine contre les Anglais
et vous feriez-vous mon allié ?
— Celle que j'aime!... s'écria Guillaume, dont les regards étin-
celèrent..., celle que j'aimais, voulez-vous dire..., car je ne l'aime
plus et c'est pourquoi j'ai voulu me tuer..., c'est pourquoi je veux
me tuer...
John Stuck le considérait, stupide, ahuri, ne comprenant pas
un traître mot à cette attitude, à ce langage...
— Vous n'aimez plus missEdwidgel s'exclama-t-il ; alors, je ne
vois pas bien pourquoi vous avez insisté pour venir du Transvaal
icil...
— Parce que, lorsque j'ai quitté l'Afrique, je ne savais pas ce
que j'ai su depuis; autrement, je me fusse tué là-bas...
Et, s'étreignant la poitrine comme s'il eût voulu s'arracher la
chair :
— Ah! maudit soit le jour où j'ai vu cette jeune fille pour la
première fois ; maudit soyez-vous, vous qui m'avez mis au cœur
cette folle espérance I...
John Stuck se croisa les bras :
— Folle! répéta-t-il, pourquoi folle; la situation a-t-elle donc
changé depuis hier?... Qu'avez-vous appris qui ait pu si brusque-
ment...
Guillaume l'interrompit; il l'avait saisi par le poignet, l'avait
attiré à lui, et d'une voix brûlante de fièvre :
— J'ai appris qu'elle en aimait un autre, grondat-il, et voilà
pourquoi j'ai tenté de me tuer...
John Stuck haussa les épaules.
— Pour cela, il faut que vous l'aimiez bien, alors..., quoi que
vous en disiez...
Le jeune homme laissa tomber sa tête dans ses mains et sou-
pira :
— Je suis un misérable..., un lâche... et j'ai menti tout à
l'heure...
Le visage de John Stuck s'illumina : tout espoir n'était pas
perdu et il s'écria :
— A la bonne heure; voilà comment je veux vous voir; vous
êtes plus dans votre rôle que lorsque vous vous révoltez en pré-
tendant avoir arraché de votre cœur le sentiment que vous a ins-
piré miss Cornallelt... Vous dites que tout espoir est perdu... Eh
bien 1 moi, je vous déclare au contraire que — si vous savez vou-
loir — elle sera votre femme.
Guillaume attacha sur lui un regard égaré et balbutia :
— Ah! monsieur Sluck... monsieur Stuck... ne me dites point
ces choses..., ma décision est prise, bien prise, de mourir; mais
si j'allais hésiter..., si j'allais espérer à nouveau.
— Eh ! c'est ce que je veux, par tous les diables 1 Espérez, lais-
sez-moi faire, et vous verrez que vous n'aui'ez pas à vous en
repentir...
Comme il achevait ces mots, la porte s'ouvrit et la large
silhouette de lord Cornallett apparut.
— Eh bien ! demanda le lord, dont la voix laissa percer un peu
d'inquiétude, comment cela va-t-il ?
— Mieux... bien mieux... et, sauf complications, notre ami sera
sur pied demain...
— Ah I mon cher, s'exclama lord Cornallett, dont le visage
devint subitement radieux, que cette nouvelle me fait plaisir...
Et il prit entre ses mains la main de Guillaume, que cette
étreinte laissa absolument froid.
— Ne vous hâtez pas cependant de vous réjouir, déclara John
Stuck, car notre ami, aussitôt rétabli, a l'intention de recom-
mencer...
Le regard du lord s'effara ; de nouveau, son visage se trans-
forma, et il balbutia :
— Il veut recommencer à...
Et, tellement suffoqué qu'il lui fut impossible de continuer sa
phrase, il la termina par un mouvement du moins éloquemmeut
significatif.
— Parfaitement ; je viens de causer avec ce pauvre garçon et
je viens d'apprendre le motif qui l'a poussé à cet acte de désespoir.
— Un motif!... quel motif?... il est jeune... il va être colossa-
lement riche... il a donc devant lui de longues années de bon-
hoir... Je ne comprends pas...
— Son seul bonheur serait d'être le mari de miss Edwidge,
interrompit nettement John Stuck: et c'est parce qu'il désespérait
de jamais être agréé par vous qu'il a tenté hier de s'ôter la vie...
Le lord eut un mouvement de recul, impressionné tout d'abord
par cette brusque et inattendue déclaration; mais son scepticisme
naturel reprenant le dessus, il murmura :
— Pour cela... seulement! En véritél... cela en vaut-il la peine?...
Ruiner une aussi considérable entreprise que la nôtre... pour cela...
Il ajouta d'un ton rogue :
— Singulier associé qui se ruine et ruine les autres pour une
semblable futilité... alors surtout qu'il n'y a aucune raison pour
désespérer...
Le visage caché dans ses mains, le Boer était immobile.
— Il doit y en avoir, mon cher lord, affirma alors John Stuck...
Mon ami Guillaume n'est point d'un caractère à faire ainsi, sans
motif, un semblable coup de tête ; et qui plus est, ce motif doit
subsister encore, puisqu'il parle de recommencer demain...
Et comme le jeune homme était plongé dans une méditation si
profonde que ce qui se disait à ses côtés lui paraissait étranger,
John prit lord Cornallett par le bras, l'emmena à quelques pas du
lit, et là, lui mettant les mains sur l'épaule pour lui mieux plonger
dans les yeux son regard aigu :
— Si aujourd'hui même vous ne lui promettez pas la main de
votre fille, il nous échappera, et Ferme Elisabeth, et peut-être bien
aussi la combinaison que je suis allé proposer hier à Stanislas
Rudert...
Le visage du lord s'effara, et il murmura :
— Mais, je ne demande pas mieux... non certes, je ne demande
pas mieux... Mais c'est miss Edvpidge...
— Une fille ne doit avoir d'autre volonté que celle de son père,
déclara sentencieusement John Stuck..., et puis, pour lui rendre la
résignation plus facile, vous pouvez lui conter que vous êtes perdu
sans ressource, que ce mariage est votre seule branche de salut...
que Dieu commande d'aimer ses parents par-dessus tout, que...
Lord Cornallett l'interrompit d'un geste autoritaire.
— Bien... fit-il, en voilà assez;... je sais ce que j'ai à lui dire,
c'est mon affaire et non la vôtre... Mais s'il nous trompe...
Et il hochait la tête vers le lit.
— Lui, s'exclama John Stuck, nous tromperl... Jamais...
Ça n'a pas de civilisation! c'est franc comme l'or...
— Soit; mais une fois retourné dans son milieu, qui m'assure
qu'il ne retombera sous l'influence des siens et que j'aurai alors
vainement sacrifié ma pauvre enfant... pour n'en retirer aucun
bénéfice?
— Je ne pense pas..., mais enfin, tout le monde peut se
tromper; aussi vous ai-je dit, non de la lui donner, mais de la lui
promettre seulement... De la sorte, nous en ferons ce que nous
voudrons... et si, le coup une fois fait, le sacrifice paraissait trop
pénible à miss Cornallett..., eh bien! mais..., promettre et tenir
sont deux...
Pour prononcer ces dernières paroles, l'agent de la Chartered
avait baissé la voix, et, dans ses prunelles, une lueur pleine de mali-
cieuse fausseté avait lui ; mais alors son interlocuteur, se redres-
sant avec une sincère indignation, répliqua :
— Pour qui donc me prenez-vous, monsieur Stuck? je suis un
honnête homme et ma parole une fois donnée vaut signature.
Cela dit, il écarta John, marcha droit vers le lit et posa son
index sur l'épaule du malade qui releva la tête.
— Mon cher monsieur Brey, dit-il, votre ami, M. Stuck, vient
de me faire part de vos sentiments à l'égard de miss Edwidge ;
je suis infiniment flatté de votre recherche et je ne vois pour ma
part aucun inconvénient à ce que les liens de la reconnaissance
qui nous attachent à vous se transforment en liens plus étroits.
— Serait-il possible! balbutia le pauvre garçon enjoignant les
mains...
— Si possible qu'aujourd'hui môme, si vous êtes en état de
vous lever, je vous présenterai officiellement à elle...
— Mais..., insinua le Boer, dont le visage s'assombrit soudain,
si miss Edwidge refusait...
A cette seule supposition qui l'atteignait dans son autorité
paternelle, lord Cornallett fut sur le point de s'emporter; mais se
caliBant, il répondit avec un sourire :
— En vérité, serait-ce donc la peine d'avoir dépensé pour
l'éducation de ma fille plus de deux cents livres par an, pendant
huit ans, si on ne lui avait même pas appris l'obéissance due par
les enfants aux parents?
Cette manifestation d'énergie paternelle, tout en calmant le
jeune homme, ne le rassurait pas complètement.
— Mais si, cependant, miss Edwidge...
Alors John Stuck, l'interrompant brutalement, lui dit :
— Avec des « si » et des « mais » on irait jusqu'au bout du
monde, et vous n'avez besoin que d'iiller jusqu'.n la mairie; donc...
Il arrêta là sa phrase, prit un air aimable et d'un ton cérémo-
nieux :
— Mon cher ami, dit-il, tous mes compliments et mes vœux
pour^volre bonheur!
{La suite au prochain numéro.) Georges Le Faurb
L'OUVRIER
LES VIEUX SOLDATS
UN aïeul de CHAPUZOT'
Par JEAN DRAULT
XI {Suite)
INE XOirVELLE PIÈCE DE BIDOUILLE
Une grosse femme passa dans les rangées des bancs et des chai-
ses et perçut les
places. M. Dufuret,
le colonel Pana-
chard et Chapuzot
reconnurent la
veuve Barbotte.
— C'est épa-
tant, dit Chapuzot.
Ils ne sont pas
encore en ménage
et ils sont déjà asso-
ciés. C'est la mère
Barbotte qui tient
la caisse.
Etilslasaluèrent
lorsqu'elle passa,
près d'eux.
— Bonjour,
mame Bidouille,
fit le colonel. Et
qu'est-ce qui tient
laboutiquependant
que vous êtes là à
faire payer les
places?...
— Hé !... Il y a ma sœur, donci répondit a veuve Barbotte. .Je
suis sûre d'elle, et j'aime mieux être ici à surveiller Bidouille.
Voyez-vous, m'sieu le colonel, les hommes,
c'est si vicieux!... Ça travaille touteunejournée,
et ça se pocharde avec son gain!... Mais vous
ne m'avez pas payé vos places!
— C'est juste!... fit M. Dufuret qui tendit
dis sous.
— C'est quat'sous par place! répliqua la
douce fiancée de Bidouille.
— C'te blague ! objecta Chapuzot. J'ai vu
une nounou qui a donné deux sous pour son
gosse, tout à l'heure!
— Eh ben?... Etaprès?... interrogealaveuve
Barbotte. Vous ètes-t-y des gosses, par hasard,
vous trois?,..
— Que non!... Je ne crois pas, du moins,
en avoir l'air!... fit doucement M. Dufuret.
— Et moi, déclara Panachard, en exhibant
son crâne dépourvu de cheveux, je me ferais
difficilement passerpourun moutard au-dessous
de douze ans, pas vrai, la mère Bidouille?
Cela fit tordre Chapuzot qui s'écria :
— Pour ça, non, mame Bidouille, nous
n'avons pas plus l'air d'être des junesses que
vous.
— Allons!... Donnez-moi vos quat' sous!...
Ça va commencer,fitlaveuveBarbottequi, après
avoir reçurargent,sehàta de terminersa tournée.
Aussitôt, la toile se le^a. Un polichinelle aux habits rouge et
bleu, pailletés d'or, au bicorne étincelant, vint annoncer aux spec-
tateurs, en un langage incompréhensible, tant était nasillard le
son de sa voix, que la pièce qui allait être représentée était inédite
et qu'elle avait pour auteur, M. Bidouille, ancien directeur du
casino de Kotonou (Dahomey).
Le pohchinelle se trémoussa, fit quelques pirouettes, poussa
deux ou trois cris stridents et plongea la tète la première dans le
dessous du théâtre.
Alors, commen-
ça la pièce. M Du-
furet, dont l'atten-
tion était absorbée
par des préoccupa-
tions exclusivement
' v^, " -'';:CX scientifiques, s'en-
\W^ JX^^>, 'fi^flit appeler par
' "■ ^-""-*^- une voix aigre :
— Monsieur Du-
furet ! Monsieur Du-
furet I
Vous ne pouvez pas le nierl..
/ ÎV-,
if Voir VOuvfier denuis le S ma; iS3G.
— (Jii'ya-t-il?...
-Me voilà !...
Et le petit
savant se leva,
regardant adroite
et à gauche, d'un
air effaré, tandis
que tous les spec-
tateurs, enfants,
parents et nou-
nous, et même les
pioupious rangés
derrière la ficelle
de l'enceinte, écla-
taient de rire.
— .\sseyez-
vous, nom d'un
pétard ! lui cria le
colonel en le tirant
par les basques de
sa redingote.
.\sseyez-vous ! . . .
Vous nous faites
remarquer!...
— Enfin!... On m'a appelé!...
insista l'éruditen s'asseyant.
— Voyons, monsieur Dufuret!... expliqua Chapuzot, vous ne
voyez pas que c'est une farce de Bidouille?... Il a une ipetite dent
conti-e vous, Bidouille!... Regardez la pièce...
M. Dufuret, docile, regarda les marionnettes, et il vit une petite
bonne femme, au classique bonnet de portière, au visage enluminé,
au nez exubérant qui appelait encore, en se tournant du côté de la
coulisse :
— Monsieur Dufm-et!... monsiem* Dufuret!...
Et avant que le savant, muet de surprise, se fût récrié, une
marionnette ventrue, et dont les traits rappelaient d'un peu loin
le membre de l'.Vcadémie de Cricquebœuf, apparut en éternuant
d'une façon violente. Cette marionnette était drapée d'une étoffe à
ramages qui avait la prétention de figurer une
robe de chambre, et sur sa tête se dressait un
bonnet de coton, tandis que ses deux mains de
bois serraient l'une contre l'autre un bougeoir
allumé qu'elle déposa sur le rebord du théâtre.
Alors s'engagea le colloque suivant :
M. Dufuret. — Voyons ! . . . Voyons ! . . . madame
Pipelet. Pourquoi m'appeler avec de pareils
cris ?
Mme Pipelet. — Parce que j'ai une lettre
pour vous I
M. Dufuret. — Et voilà pourquoi vous
me dérangez?... En vérité, madame Pipelet,
vous n'avez pas la trouille!... Et c'est pour
me remettre une lettre que vous me dérangez
dans mes travaux?...
Mme Pipelet. — Tiens!... Je me dérange
bien dans les miens, moi, pour vous donner
vos lettres!...
M. Dufuret. — Vous n'allez cependant pas,
madame Pipelet, comparer vos travaux aux
miens?... Vous balayez l'escalier, vous secouez
les tapis, vous videz les...
Mme Pipelet. — Dites donc que c'est pas
... utile, ça?...
M. Dufuret. — Je ne dis pas que ce n'est
pas utile, mais c'est vulgaire, c'est sale, c'est...
pouah! (Et ta petite marionnette se secouait dans un hoquet
prolongé.)
Mme Pipelet. — Vraiment!... Ettasœur?...
M. Dufuret. — Mais elle va bien, madame Pipelet, elle va très
bien, je vous remercie. Je vous disais donc que ce n'était pas In
peine de me dé-
ranger dans mes-
occupations ! . . .
Je suis un grand
savant, moi,
madame Pipelet,
un très grand
savant !... Je
passe mes nuits
à étudier...
Mme Pipelet.
— C'est donc
pour ça que vous
vous mettez en
bonnet de coton
et en chemise
de nuitt... ' Et
^^™^;^^™J_;;^^J;;^^
eti
LOUVRIER
quoi que c'est, comme ça, que vous étudiez?...
M. DrFURET. — J'étudie la vie d'un sei'gtMil célèbre d'il y a
cent ans!... 11 n'y a que moi qui la connaisse au monde, la vie de
ce sergent !... 11 était dans l'armée sous Louis XVI!
Mrae Pipelet. — Ah !... comme ça se fj'ouvc !... Moi, j'ai mon fils
qui est aussi sergent, au SOe d'infanterie; oui, monsieur Dufuret,
et il n'y a aussi que moi qui la connaisse, sa vie, ah I... le mau-
vais sujet!... Il a fallu que je lui envoie hier encore cent sous,
rapport à ce qu'il avait perdu son fusil!... Il perd tout, cet
enfant-là !...
M. DuFCRET. — Mais ça n'est pas la même chose, madame
Pipelet, votre fils est vivant, lui ; moi, mon sergent est mort,
depuis cent ans. Mais je l'aime toiii comme s'il était mon fils.
Nous autres savants, voilà comme nou^ sommes!
A la suite de ce dialogue, la concierge s'en allait, laissant
M. Dufuret tout seul. Et voilà que le diable apparaissait à
M. Dufuret par un phénomène que Bidouille, pressé d'entrer dans
le vif delà pièce, n'essayait même pas d'expliquer.
Et le diable disait à M. Dufuret, un peu épouvanté d'abord,
mais qui se remettait par degrés :
— Je suis Satan et je peux tout au monde. Qu'est-ce que tu
désires le plus au monde?...
— Voir, ne fût-ce qu'un instant, le sergent dont j'étudie la vie!
répondait sans hésiter M. Dufuret.
— Et qu'est-ce que tu me donneras, en échange?
— Ce que tu voudras, messire Satan 1... Cent sous, par
exemple!...
— Ce n'est pas assez ! répondait le roi des enfers qui, se souve-
nant probablement, lui aussi, du temps qu'il avait passé à la
caserne, ajoutait : Il me faut ton âme!... Oui!... Ton âme et tes
bons de tabac!...
M. Dufuret qui n'avait jamais été soldat, ignorait ce que c'était
qu'un bon de tabac. Il avait un soliloque de quelques minutes :
— Mon amc!... disait-il. Mon âmcl... lîahl... Je peux tou-
jours bien lui promettre. Quand j'aura; vu mon sergent, je m'ar-
rangerai de façon à faire déchirer le papier. Pour les bons de
tabac, j'en achèterai aux soldats tant que j'en voudrai!...
Et il signait le papier.
Alors Satan demandait d'une voix de rogomme :
— Le sergent que tu veux voir, quand vivait-il ?
— Sous Louis XVLpour vous servir.
— Il est rudement de la classe, alors !... déclarait Satan...
Et si le jeune public duA'rai Guignol ne comprenait pas toute
la saveur de cette remarque, en revanche, les pioupious accrochés
à la ficelle de l'enceinte, et dont Bidouille recherchait particu-
lièrement les approbations, la soulignèrent d'applaudissements
unanimes.
— Et comment s'appelait-il ton sergent?... demandait encore le
roi des enfers.
— Bras-d'acier I... répondait M. Dufuret.
Alors, Satan prenait un bâton, décrivait des moulinets elïrayants
devant lesquels l'érudit se reculait, effrayé.
Et il prononçait trois mots magiques : Caramba! Carambi!
Carambo!... Et chacun de ces mots était souligné d'un coup de
bâton sur le crâne du savant, ce qui déridait le jeune auditoire.
M. Dufuret se frottait encore la tète que Satan avait disparu en
criant : « Voilà l'onjore de celui que tu voulais voir! Voilà Bras-
d'acieri... »
Le savant apercevait alors en face de lui une marionnette cos-
tumée en brigand calabrais mâtiné de huguenot de la Saint-Bar-
thélémy, car Bidouille ne possédait que de vagues notions sur l'uni-
forme des gardes-françaises.
Et ce Bras-d'acier était des plus mal embouchés, car M. Dufuret
lui avait dit très poliment :
— Bonjour, sergent Bras-d'acier!...
Et l'antique sous-off répondait :
— Comme ça, c'est toi qui viens me déranger dans les enfers
où que je faisais l'instruction des ceusses qui n'ont pas été au ser-
vice pendant leur vie?... Payes-tu la goutte, au moins?. T.
— Mais certainement, sergent Bras-d'acier!... Seulement,
auparavant, je voudrais...
— C'est bon!... ripostait Bras-d'acier. Pas tant d'histoires!... La
goutte d'abord!.. . Après ça, je vais te faire faire l'exercice!... Ah !...
tu vas pivoter, vieille baderue!...
— Vieille baderne!... protestait M. Dufuret.
— La goutte!... La goutte!... braillait Bras-d'acier qui s'armait
instantanément d'un énorme bâton.
Alors, Dufuret filait et revenait avec une bouteille que Bras-
d'acier lampait consciencieusement. Puis il se frottait le ventre avec
des contorsions qui sont, chez les marionnettes, l'indice d'une jubi-
lation sans pareille.
— Et maintenant!... clamait-il. A l'exercice!... Tiens, bleu,
prends mon bâton!... J'en ai un autre plus gros pour activer ceux
qui font les feignauts !
Le savant protestait :
— Mais, sergent Bras-d'acier, ce n'est pas pour ça que j'ai prié
M. Satan de vous faire sortir des enfers!...
— Vraiment, gros bouffi!... Je me demande pourquoi, alors,
parce que tu sais, moi, je ne sais que faire faire l'exercice aux
iileus!... Sorti de portez arme! moi. je suis comme une poule qui
a perdu ses poussins, t'entends, gros enflé!...
— Gros enflé?... Sergent Bras-d'acier, où donc avez-vous été
élevé?...
— Où que j'ai été élevé, moi?... Dans la ru, u, u, e!..
— Ça se voit!...
— Tiens, ventru!...
Et un coup de bâton ponctuait l'apostrophe,
M. Dufuret se frottait de nouveau l'occiput avec des lamentations
bruyantes, et Bras-d'acier, sans'pitié,' lui disait ;
— Ah!... tu t'occupes de moi sans ma permission!... Ah!... tu
viens me relancer jusqu'au fond des enfers!... Ah!... tu déranges
un militaire gradé, toi. snle pékin !... Eh bien!... c'est moi qui vais
m'occuper de toi !... El du diable si je retourne dans les enfers avant
que tu sois capable de passer caporal!... Allons! .. Portez!...
arme!...
— S'ou plaît?... fais.iit M. Dufuret.
Vlan!... Un coup de bâton lui arrivait.
— C'est pour t'amollir le cerveau, bleu!... hurlait Bras-d'acier.
.\ présent, arme sur l'épaule, vite!...
— TTou!,.. ou!... ou!... gémissaitle savant. Qu'est-ce que vous
dites, monsieur Bras-d'acier?...
— Je dis arme sur l'épaule, vite!,.. Tourte, buse, pochetée!...
Et plus vite que ça !...
M. Dufuret, persistant à ne pas comprendre, recevait une
décoction de coups de bâton à rendre épileptiques de joie tous les
bambins! Mais c'étaient surtout les tourlourous cramponnés à ia
ficelle, qui nageaient dans l'allégresse de ce spectacle sans danger
pour les mœurs ni pour les bourses.
Tous les mouvements du maniement d'armes, Bras-d'acier les'
commandait. Le savant les exécutait d'une façon ridicule et finis-
sait par recevoir une telle correction, qu'il appelait au secours
Satan et le suppliait de renvoyer dans les enfers ce bourreau de
Bras-d'acier.
Satan consentait, mais à une seule condition, une seule.
— Laquelle?... demandait M. Dufuret, lamentable.
— C'est que tu trouveras une femme, lui disait Satan, qui
consente à l'épouser.
— Hélas!... clamait le savant. Quelle femme pourra m'épouser?
Je suis vieux et je suis chauve comme une tête de veau!... Qui
donc voudrait de moi?...
— Alors, tu auras Bras-d'acier attaché à tes pas pendant deux
jours encore !... vociférait Satan.
Et le pauvre M. Dufuret était tout heureux de trouver une
femme qui consentît à l'épouser en la personne de Mme Pipelet.
Alors Bras-d'acier étaitemmené par Satan qui disait au'savant :
— Tu viendras en enfer à ta mort et tu seras en purgatoire
toute ta vie !
— Ça t'apprendra, concluait le terrible Bras-d'acier, à l'occuper
des morts qui ne t'ont rien fait!...
Lorsque le rideau se fut baissé sur la morale de cette pièce d'un •
symbolisme satirique si personnel, le colonel Panachard déclara
qu'il s'était beaucoup amusé et il invita Chapuzot et le petit père
Dufuret — le vrai, en chair et en os — à venir féliciter l'auteur.
Justement Bidouille sortait de la cabane où il s'enfermait pour
manœuvrer ses personnages et demandait à sa future femme à
combien se montait la recette.
— Dix francs! fit celle-ci.
— Dix francs! s'écria Bidouille. On peut jouer comme ça
quinze pièces le dimanche et sept ou huit le jeudi. L'un dans l'autre,
ça fait 150 francs le dimanche, et dans les 80 francs le jeudi. Ca
fait subséquemment dans les 230 francs par semaine. En déduisant
les 30 0/0 du proprio, resle 115 balles par semaines. C'est la
fortune!...
— On placera ça dans des fonds sùrsl... répondit la veuve
Barbette. Maintenant que j'ai vu ce que ton Guignol pouvait rap-
porter, on peut se marier dans un mois.
— Eh bien!... dit Bidouille au colonel. Ça vous a-t-il plu, ma
pièce d'ouverture?... Et vous, monsieur Dufuret, ça ne vous a pas
trop embêté?... Vous savez que vous pouvez me poursuivre devant
les tribunaux, ça me lancera dans le public!...
— Je me suis bien gondolé! dit Chapuzot.
— Moi, ajouta Panachard, j'ai rigolé comme une baleine !
Quant à M. Dufuret, il proféra, gravement :
— Monsieur Bidouille, je vous jure que j'étais venu là dans le
but très sincère de m'instriiire. Comme je vous l'ai dit, l'érudition
s'acquiert partout; toutes les manifestations lui sont bonnes, et je
croyais trouver dans la pièce que vous nous aviez promise quel-
ques révélations inédites sur la vie de Bras-d'acier. Au lieu de ça,
j'ai vu l'histoire d'hier et celle d'aujourd'hui travesties de la façon
la plus saugrenue!
— C'est pas des révélations, ce que vous avez vu dans ma pièce ?
s'écria Bidouille. Mallieur!... Qu'est-ce qu'il vous faut, à vous !...
— Ce qu'il me faut, c'est le document ! clama M. Dufuret, le docu-
ment pur, ni tronqué, ni souillé par des réflexions du genre de...
— C'est fait, dit Chapuzot, les documents du curé de Santeuil
sont chez moi. S'ils sout déchirés on les recollera; s'ils sont sales.
L'OUVRIER
on les nettoiera avec de la mie de pain. Venez!... Mon grand-papa
a écrit d'Italie où il ripatonne avec Bonaparte.
— C'est ça, dit Bidouille. J'ai justement besoin d'historiettes
pour faire une pièce sur Napoléon. Faut bien suivre le courant,
pas vrai?...
— Si vous lui faites une tête comme la mienne, à Napoléon !
së('ria l'érudit, ça sera du propre! .\h! monsieur Bidouille, que
vous avez l'esprit peu scientiflque !
Ils gagnèrent le cercle, pressés de connaître les rapports qui
avaient bien pu exister entre l'aieul de Chapuzot et le général
Bonaparte.
{La suite an prochain numéro.) Je.\n Or-^clt.
LA DUCHESSE CLAUDE
Les Veiltces ih'S Chaumières commencent aujourd'hui la publi-
cation de la Duchesse Claude, grand roman historique du plus
i;rand intérêt. L'auteur, .M. A. de Marligné, n'est pas un inconnu
pour nos lecteurs; c'est lui qui a écrit ce beau roman ifi-tilulé FiV/?
d'Israël, qui fit grand bruit, il y a quelques ratris.
L'action de la Diichesse Claude se déroule durant la période
de la régence de Louis XV. et les principaux personnages du drame
sont coiTipromis dans la célèbre conspiration de Cellamare, dont la
duchesse du Maine tenait tous les fils.
Le prix d'abonnement aux Veillées des Chaumières est de 6 francs
par an. On trouve les numéros de ce journal, au prix de 3 cen-
times, le mercredi et le samedi, chez tous les libraires et marchands
de journaux.
CHRONIQUE HEBDOMADAIRE
LE DINER DE G.\LX DU 7 JUIN A L'.\MB.\SSiDE FRANÇ.USE DE MOSCOl'. —
LES f ÊTES DU SACRE. l'ENIRÉE SOLE.NNELLE DD TSAR A MOSCOU.
— l'escorte impériale. — LA RETRAriE DE TROIS JOURS. — LA CÉRÉ-
MONIE. — .\CCL.\MATIO.NS POPUL.URES. — DAIS PORTÉ PAR 32 GÉN-ÉRAUX.
— LES ICÔNES S.iCaÉES. — l'eMPERECR S.USIT l\ COURONNE ET LA
POSE SUR SA TÈTE. — LA COMMUNION SOUS LES DEUX ESPÈCES. —
SALVES d'artillerie. — LE BANQUET.
C'est demain, 7 juin, que M. le général de Boisdeffre, le chef delà
Mission française envoyée à Moscou pour assister au couronnement
du tsar Nicolas II, doit offrir le grand diner de gala à l'empereur
et à l'impératrice, ainsi qu'aux principaux dignitaires de la Coui'.
La France n'a l'ien négligé pour donner à son puissant allié le
tsar, un éclatant témoignage de ses sympathies. Un crédit d'un
million a été voté, comme on le sait, par la Chambre, pour défrayer
la mission extraordinaire. Les journaux moscovites nous apprennent
que le train vraiment royal du général de Boisdeffre a fait sensation
au milieu des pompes déployées pendant les fêtes du couronnement.
Le tsar s'est montré fort touché de l'éclat que notre gouvernement
a voulu donner à la cérémonie. Le choix des envoyés, le luxe des
voitures de M. le général de Boisdeffre et de M. le comte de Monte-
bello, l'éclat des équipages, la tenue des gens de service, etc., ont
produit le meilleur effet. La presse russe nous apporte en même
temps le compte rendu circonstancié des fêtes du sacre. Nos lec-
teurs nous sauront gré certainement de leur résumer ces récits,
pleins de détails pittoresques.
Dès le début de la période des fêtes. .Moscou — la première
capitale de la Russie dans laquelle est toujours consacré le sou-
verain de cet immense empire — offre un magique coup d'oeil.
Le Kremlin, avec ses cathédrales et ses tours, et particulièrement
le clocher de Saint-Jean qui le domine, est pavoisé de drapeaux,
décoré de tentures et sillonné de petites lampes électriques de
différentes couleurs. Les rues, surtout celles par lesquelles le tsar
doit passer pour entrer dans sa capitale, sont ornées et préparées
pom" l'illumination nocturne.
La population de .Moscou qui, d'ordinaire, ne dépasse pas un
million d'âmes, compte à l'heure présente le double d'habitants,
sans faire entrer dans ce total les régiments de la garde impériale
appelés de toutes les garnisons pour contribuer à la magnifleence
de la fête.
Voici l'ordre dans lequel les cérémonies se succèdent.
L'entrée solennelle de S. M. l'empereur à Moscou s'accomplit
au son des cloches de toutes les églises de la ville et au fracas du
canon. Le tsar s'avance à cheval, précédé de toute sa cour, de la
noblesse, des représentants de toutes les contrées qui lui sont sou-
mises, dans leur costume traditionnel : des députés de toutes les
villes et de toutes les classes sociales, des marchands et des ouvriers
avec leurs insignes, et de plusieurs escadrons de cavalerie. Les
deux impératrices, l'impératrice mère et la tsarine, suivent dans
deux magnifiques carrosses dorés, que traînent huit chevaux capa-
raçonnés. D'autres voitures, également dorées, conduisent les prin-
cesses impériales de Russie et les princesses étrangères. Six che-
vaux sontattelés àchaque voiture. Le cortège de l'empereur est formé
parles grands-ducs russes etles princes étrangers, ainsi que par la
suite et les ministres du souverain. D'.Tulres escadrons ferment 'a
procession, augmentée par de nombreuses députatious qui se joi-
gnent au cortège du tsar i mesure que l'enapereur s'approche du
Kremlin.
Devant les églises, le clergé stationne avec des urnes d'eau
bénite. Les soldats sont placés le long du chemin. L'empereur est
salué tour à tour par le commandant des troupes, par le général
gouverneur, par le gouverneur civil, par le maire, par le maréchal
de la noblesse, par le commandant du Kremlin et par le çrand
maître du palais de .Moscou. Devant la porte de la • Résurrection >,
Sa Majesté s'arrête, descend de cheval, et, entrant dans la chapelle
de Noire-Dame des Ibères, adore et baise la sainte image cfe la
protectrice de .Moscou. L'impératrice descend de voiture et suit
l'exemple de son mari. Puis la procession défile et entre au
Kremlin par les portes saintes, — tous, l'empereurlepremier, latêle
découverte par respect pour la sainte image de No/fre-Seigneur
qui s'y trouve. Xu Kremlin, le tsar entre dans les cathédrales où
il est rencontré par les évêques; il vénère et baise les images et les
reliques, et salue les tombeaux de ses ancêtres.
"Trois jours se passent ainsi dans le recueillement le plus pro-
fond. Leurs Majestés se préparent i la confession et à la commu-
nion. Pendant ce temps, les hérauts annoncent au peuple le jour
solennel du sacre en lisant et distribuant un manifeste où l'empe-
reur conjure ses sujets de joindre leurs prières aux siennes au
moment de son couronnement.
Au jour fixé, le 26 mai, l'empereur et les invités se rendent à la
cathédrale de r.\s5omption. Vers neuf heures, tout le monde
se découvre et se lève ; un groupe de popes, vêtus de chapes d'or,
vient de paraître à la porte de la cathédrale. Précédé de la croix,
le métropolite de Moscou, suivi de ses dignitaires et de son clergé,
s'avance en bénissant la foule. Au moment où le clergé pénètre
dans le temple, soudain d'immenses acclamations se font en-
tendre, un mouvement se produit sur le perron rouge : c'est le
grand-duc héritier Georges, puis sa sœur, la princesse .Xénia, qui
surgissent. Précédés de chevaliers-gardes, en avant des princes de
la famille impériale, des officiers de leurs maisons et des demoi-
selles d'honneur, le grand-duc et la grande-duchesse défilent len-
tement au milieu des hourras, jusqu'à la cathédrale, à la porte
de laquelle le métropolite les reçoit et leur offre de l'eau bénite.
Pendant qu'ils gravissent le perron rouge, trente-deux colonels
apportent le dais impérial dont les panaches pompeux se balancent
au-dessus de la multitude.
Les trente-deux colonels abaniionnent au pied du perron les
montants et les cordons du dais qGi doit être porté par trente-
deux généraux pendant toute la cérémonie du sacre. .Mais voici
que les batteries de l'esplanade tonnent. Cent et un coups de
canon retentissent, et un corps de trompettes et de timba-
liers, auxquels répondent aussitôt les musiques militaii'es, entoiDc
l'hymne national et donne le signal. Pendant que l'artillerie
ébranle les nues, l'empereur survient, l'èvêtu de l'uniforme
sévère et simple de général aide de camp : tunique noire, bonnet
d'astrakan noir, pantalon à baudes rouges, bouffant dans les
bottes à l'écuyère.
Il donne le bras à l'impératrice, charmante dans sa robe de
drap d'argent dont la traîne immense est portée par ses pages.
Les souverains descendent l'escalier rouge et se placent sous le
dais. Le cortège s'avance dans l'o.-die suivant : un peloton de
chevaliers-gardes de l'impératrice, quarante-huit pages, deux
maîtres des cérémonies; les maires des communes rm'ales, les
maires des chefs-lieux de gouvernements de l'Empire et des deux
capitales; les délégués du grand-duché de Finlande, tous les
délégués des administrations municipales de Moscou ; l'état-major
de la circonscription militaire; la magistrature, les chefs des
ministères, les délégués de la noblesse de Pologne et les maré-
chaux de la noblesse et des g mvernements de l'Empire, les
membres du Sénat dirigeant et du Saint Synode, les maîtres des
cérémonies; des hérauts d'amies; les insignes impériaux : la grande
couronne, le sceptre, le glaive, l'étendard, la couronne de l'impé-
ratrice, portés par les 'nauts dignitaires ; un peloton de chevaliers-
gardes de l'impératrice, les grands maréchaux de la Cour; et
enfin, porté par trente-deux adjudants généraux, le dais sou=
lequel se trouve S. M. l'impératrice, suivie de ses dames et demoi-
selles d'honneur. les aides de camp généraux, les représentants de
la haute noblesse de l'Empire, au nombre de dix seulement; les
grands industriels da pays, les notables du commerce do .Moscou.
et un peloton de chevafiers-gardes de l'impératrice.
88
L'OUVRIER
Il est neuf heures trois quarts. Avec une solennelle lenteur, le
cortège s'achemine vers la cathédrale, y entre, et ceux qui le
composent et qui ne doivent pas rester dans la basilique la tra-
versent pour se reformer en ordre à la porte opposée. Le dais
vient d'arriver à la grande porte et s'arrête. L'empereur et l'im-
pératrice font quelques pas en avant, et tous deux, debout, se
tiennent devant le métropolite de Moscou, qui les harangue.
La cour du Kremlin, à ce moment, est silencieuse comme une
tombe. Lorsque le métropolite de Moscou a fini sa harangue, les
métropolites de Novgorod et de Saint-Pétersbourg présentent au
couple impérial la croix à baiser, et le métropolite de Kiew lui
offre l'eau bénite. Puis l'empereur et l'impératrice pénètrent dans
la cathédrale.
L'empereur et l'impératrice vénèrent et embrassent les icônes
célèbres de l'iconostase et montent sous le dais, pour prendre
place sur leurs trônes.
Sur les marches, s'espacent les dignitaires porteurs des insignes ;
derrière, se tient, solennel et raide au port d'armes, le colonel des
chevaliers-gardes de l'impératrice; à côté de lui, les chambellans
qui doivent fixer la couronne à la coiffure de l'impératrice.
Les popes présentent à l'eraperem' les livres saints, et le
souverain, après avoir récité la profession de foi orthodoxe, promet
de défendre et de protéger l'église nationale. 11 revêt ensuite le
manteau impérial et passe autour de son cou le collier de Saint-
André. Puis, sur la tête du souverain incliné devant lui, le métro-
polite de Moscou trace lentement le signe de la croix.
Les porteurs d'insignes s'approchent ; l'empereur saisit la
grande couronne de diamants et la pose sur sa tête; de la main
droite, il saisit )e scepti-e ; de la main gauche, le globe impérial.
Un frisson d'attendrissement parcourt l'assistance quand, sur
un signe de son époux, l'impératrice s'agenouille devant lui sur
un coussin, et quand, avec une majesté suprême, tempérée par
des regards de tendresse, l'empereur prend la couronne à deux
mains et la pose un instant sur la charmante tête courbée devant
lui, pour la replacer ensuite sur son front, et remplacer le diadème,
si lourd pour une tête d'homme, par l'élégante petite couronne
impériale réservée à l'impératrice.
Puis l'empereur reprend ses attributs et s'assied à côté de
l'impératrice qu'on a revêtue, elle aussi, du manteau impérial, avec
le collier de Sainte-Catherine.
L'archidiacre proclame à haute voix Nicolas II empereur de
toutes les Russies et, à cette proclamation, répondent les chœurs
de la chapelle impériale, entonnant le Domine Salvum.
■ Les chantres de la chapelle semblent échappés d'un tableau de
Véronèse, avec leurs grandes chapes de velours rouge, galonnées
d'or.
.A la porte, dans la cathédrale, un aide de camp a fait un
signe.
Les cloches de Moscou, qui s'étaient tues un instant, recommen-
cent à sonner, et une nouvelle salve de cent et un coups de canon
est tirée sur l'esplanade, tandis que le Kremlin tout entier semble
s'effondrer au milieu des hourras.
Le clergé, l'impératrice, les membres de la famille impériale
adressent alors leurs félicitations à l'empereur. Puis tout le monde
s'agenouille et, seul debout, face à face avec le Très-Haut, dont la
majesté semble sortir des portes mystérieuses de l'iconostase,
l'empereur prie pour la nation.
C'est maintenant au tour du métropolite de Novgorod de
haranguer l'empereur. Après son petit discours, on entonne un
Te Deum, puis la messe commence, pendant laquelle l'empereur
ôte sa couronne. La lecture de l'évangile terminée, deux des
archevêques présentent le saint livre à baiser à Leurs Majestés.
Au moment où l'on chante l'antienne de la communion, le gouver-
neur civil de Moscou, assisté de deux adjoints, étend, pour le passage
du souverain, depuis le trône jusqu'à la porte de l'iconostase, une
tenture de velours cramoisi et brocart d'or, dont les archidiacres
prolongent les extrémité.j depuis la porte sainte jusqu'à l'autel.
Après la communion du clergé, la porte sainte est ouverte :
deux archevêques s'avancent de l'autel vers l'empereur et lui
annoncent que la cérémonie du sacre va commencer. L'empereur
remet l'épée impériale à l'un des assistants, descend du trône et,
suivi de l'impératrice, se met en marclie vers la porte sainte.
Leurs Majestés sont escortées d'une nombreuse et brillante suite.
L'emper£ur,une fois près de la porte, s'y tient sur le brocart d'or.
L'impératrice s'arrête entre le trône et les gradins, devant l'autel.
Les assistants de l'eraporour se placent à côté de l'image du
Christ. Derrière eux se rangent de front les dignitaires qui portent
la couronne, le sceptre et le globe ; et, en demi-cercle, depuis le
chœur jusqu'à la place de l'impératrice, deux ofliciers des cheva-
liers-gardes, deux grands maîtres des cérémonies, le maréchal de
la Cour, l'archi-grand maitre des cérémonies du couronnement, le
grand maréchal de la Cour, et i'archi-grand maréchal du couron-
nement. Le métropolite de Novgorod prend l'amphore avec le
Saint Chrême; il y trempe le rameau d'or et en oint le front, les
paupières, les narines, les lèvres, les oreilles, la poitrine et les
mains de l'empereur, en prononçant les paroles sacrées : Impressio
doniSpiritus sancti. Puis le métropolite de Kievf essuie les vestiges
de Saint Chrême. Les cloches sonnent encore à toute volée, et
l'artillerie tire une nouvelle salve de cent et un coups de canon.
L'impératrice s'avance à son tour. La cérémonie recommence,
mais Sa Majesté ne reçoit l'onction que sur le front. C'est le métro-
polite de Moscou qui essuie le Saint Chrême.
La cérémonie du sacre achevée, l'empereur et l'impératrice
pénètrent dans le sanctuaire et y reçoivent la communion sous
chacune des deux espèces, comme les prêtres. Ensuite Leurs
Majestés reprennent place surleurs trônes. Les insignes impériaux
sont portés devant elles et l'office continue. On chante le Domine
Salvum fac Imperatorem et les chantres répètent trois fois : Ad
multos annos I
Quand le service divin est terminé, l'empereur et l'impératrice
baisent la croix. L'empereur place la couronne sur sa tête et
prend le sceptre et le globe en main.
C'est fini.
L'assistance s'incline trois fois pour féliciter l'empereur, et les
souverains descendent de leur estrade.
Le cortège s'est reformé à la porte Nord, où attend le dais, et
l'artillerie annonce le départ de la cathédrale.
La messe terminée, on rentre en procession solennelle au
palais du Kremlin et le tsar salue son peuple du haut du balcon
rouge. Puis on passe dans la salle grano vitaia palata, conservée
des temps anciens et qui faisait partie des anciens palais des tsars.
C'est là qu'un diner est préparé pour Leurs Majestés, le haut
clergé et les fonctionnaires les plus élevés de la Cour.
Le primat bénit la table et, quand le tsar a fini son premier plat
et demande à boire, les convives s'asseoient à leur tour. Leurs
Majestés sont placées à une table élevée, le tsar au milieu, ayant
à droite sa mère et à gauche sa femme.
Oscar Havard.
RECETTES DE LA SEMAINE
Encres sympathiques.
On prend du safre que l'on trouve chez les droguistes; on le
fait diluer dans l'eau régale pour le débarrasser de la terre métal-
lique qui colore en bleu; on étend ensuite cette dissolution, qui est
très caustique, avec de l'eau commune, et on peut s'en servir comme
d'encre pour écrire; les caractères seront invisibles; mais si vous
les exposez à une chaleur suffisante, ils paraîtront, et en refroi-
dissant, ils disparaîtront de nouveau. 11 faut pourtant observer que
si on chauffait trop fort le papier, les caractères ne disparaitraient
plus. On peut aussi écrire avec du jus de citron et, sous l'action
du feu, les caractères apparaîtront d'une couleur brune. Le jus de
cerise donnera une couleur verdâtre; celui d'oignon, une couleur
noirâtre, etc.. De tous ces acides, le jus de citron est celui qu'il
faut le moins chauffer.
Remède pour les brûlures.
Graisse douce fraîche ; cire vierge ; poix de cordonnier : les trois
ingrédients en proportions égales ; faire fondre à feu doux ou au
bain-marie et passer dans une passoire fine.
Pour s'en servir, on en étend sur une bande de toile douce.
Autres remèdes.
Appliquer de suite ou de l'eau froide ou de la râpure de
pomme de terre, de la gelée de groseilles, de la glycérine, et en-
velopper la partie blessée d'ouate pour la mettre à l'abri de l'air.
Pour les blessures graves, mêler de l'huile d'olive et de l'eau de
chaux jusqu'à consistance de pommade et en couvrir la brûlure
d'une couche épaisse.
Propriétés des asperges.
Puisque nous sommes en pleine saison, disons quelques mots de
ce légume, généralement aimé.
D'après Galien, les asperges sont bonnes à l'estomac et le forti-
fient. Elles enlèvent l'obstruction du foie et des autres viscères. Les
asperges de grosseur moyenne sont les meilleures. Elles sont
éminemment diurétiques.
Procédé pour conserver les asperges '.
Vous laissez dans l'eau bouillante, deux minutes, vos asperges
bien épluchées et coupées de la même longueur. Puis vous les
retirez, les mettez refroidir dans l'eau fraîche; ensuite vous les
rangez, les pieds en bas, dans des bocaux avec de l'eau dans la-
quelle vous avez fait dissoudre Mo grammes de sel par litre d'eau.
Vos bocaux bien pleins, vous les recouvrez d'une couche de
beurre fondu ou d'huile d'olive. Par ce procédé, vous conservez vos
asperges plus d'un an. Quand vous voudrez en faire usage, vous les
sortirez en renversant le bocal, vous les ferez tremper une demi-
heure dans l'eau tiède, les égoutterez et les ferez cuire à l'eau.
i. Recelte tirée àuTrésordes Familles, par Louis Bonconscil. — 1 vol.
in-8°, relié toile. Prix franco : 5 francs.
Le Directeur-Gérant : Henri GAUÏIEU. — Sceaui, ImD. Charaire et C'«.
5 centimes le N» f ,t n centimes le N"»'
année courante. \ 1 U années échues.
K 1920
TRENTE-SIXIEME ANNEE. — 10 Juin 1S96.
L'OUVRIER
Joiipiial illustré paraissa^nt le j^Iercreclî et le Samedi
ABONNEMENT D'UN AN •
(t04 numéros)
France, Algérie et Belgique
6 francs.
DIRECTION ET ADMINISTRATION :
LIBRAIRIE BLÉRIOT, HENRI GAUTIER, slccesseub
55, quai des Grands-Anguslins, Paris.
AUONNEMENT D'UN AN
(!04 numéros)
Colonies et Étranger (sauf la
Belgique) : 7 francs.
LES VOLEURS D'OR^ par georges le faure
Pas de bêtises, monsieur Macker, ou je vous brûle. fVoir page 91)
90
L'OUVRIER
SOMMAIRE : Les Voleurs d'or, par Georges Le Faure. — On Aïeul de
Chapuzot. par Jean Drault. — LeLegS. par Georges de Lys — Magie blanche
en famille, par Magus. — Jeux d'esprit de l'Ouvrier.
LES VOLEURS D'OR'
PAl;
GEORGES LE FAURE
XII
LA NOUVELLE INCABXAIIOX DE JEAN DE BRET
Depuis deux jours, le grand hôtel d'Europe, à Pétersdorp,
faisait des affaires d'or et Mme Maria Van Dereboum était littéra-
lement sur les dents: d'abord, le service de diligence entre Johan-
nesburg el Mafeking, qui autrefois passait deux, fois par semaine,
avait été, depuis un mois, doublé, tellement les voj'ageurs étaient
devenus nombreux ; en outre, — quinze jours auparavant — avait
commencé un véritable défilé de gens qui passaient à cheval, en
chariot, en dog-cart, et morne à pied, ceux-là misérables, loque-
teux, l'œil farouche, de véritables airs de bandits avec leur cara-
bine en bandoulière et des crosses de revolver, bien apparentes,
dans leur ceinture...
Tous ceux-là étaient des gens dont « la proclamation » de
Ferme Elisabeth, avait, trois mois auparavant, éveillé les convoi-
tises et qui s'en venaient maintenant, dans l'espoir de mettre la
dent à ce gâteau d'or; aussi, afin de pouvoir jouer à coup sûr, \
c'est-à-dire de jeter à l'avance leur dévolu sur les terrains les plus
avantageux, avaient-ils pris de l'avance, espc/ant, s'ils n'étaient
pas capables par eux-mêmes de se rendre compte du rendement
du terrain, de sui'prendre quelque indiscrétion capable de les
éclairer.
Tous ces gens, bien entendu, buvaient, mangeaient et payaient
bien, sans compter presque, poiu' délier plus aisément la langue
de Mme Van Dereboum et des employés de l'iJôtel : Pétersdorp
n'était pas si éloigné de Ferme Elisabeth que les gens de l'hôtel
n'en eussent point entendu parler soit par ceux qui travaillaient sur
les terres du fermier, soit par les voyageurs, et; en se laissant voler
complaisamment par la patronne ou en ociroyant un généreux
pourboire aux Cafres qui faisaient le service, on pouvait espérer
apprendre de quel côté il fallait de préférence diriger ses pas.
Jusqu'à ces temps derniers, en effet, le » peggage n était encore
en vigueur et le peggage était l'opération assez primitive qui con-
sistait à départager entre les compétiteurs le terrain proclamé
champ public : le propriétaire n'ayant droit d'en conserver que la
dixième partie, le reste était abandonné aiix premiers occupants
qui marquaient leur prise de possession par des pieux enfoncés
dans le sol, au signal donné, à un jour fixe, par un employé du
gouvernement.
On comprend donc que ceux qui arrivaient, alléchés par la
réputation extraordinaire de Ferme Elisabeth, eussent des motifs
pressants de savoir si telle ou telle partie des terrains était plus
avantageuse que d'autres...
Mais, depuis deux jours, ce passage non interrompu de cher-
cheurs d'or avait pris une importance tout à fait inattendue ;
maintenant c'étaient des caravanes entières qui défilaient sur la
loule, caravanes organisées par les puissantes compagnies minières
du Rand. soucieuses de lancer sur les marchés d'Europe de nou-
velles actions susceptibles, avant même toute explication, de faire
des primes énormes.
Aussi avaient-elles rivalisé entre elles à qui expédierait, à
Ferme Elisabeth, des pionniers capables de leur faire remporter la
victoire : le personnel, depuis longtemps trié sur le volet, se com-
posait non seulement des meilleurs cavaliers, mais aussi des plus
hardis et des moins scrupuleux, car il ne fallait, dans une opéra-
tion de ce genre, être arrêté ni par les scrupules, ni par la crainte
d'un mauvais coup, voire de la mort.
Dans cette lutte pour la vie, tous les moyens sont bons, pourvu
que la fin les justifie, el un cou[) de rouleau ou de carabine, donné
à propos, est fort excusable, lorsqu'il peut faire tomber dans les
caisses d'une compagnie la forte somme. '
Aussi le défilé incessant des repi'éscntants des associations
minières du Kand était-il susceptible de donner le frisson à des
gens moins blasés que ne l'étaient Mme Van Dereboum et ses
employés sur les faces plus ou moins patibulaires et les allures
plus ou moins farouches du personnel des mines.
Pour l'instant, il était environ cinq heures du soiretl'on venait
de changer l'attelage du coach de Mafeking qui se perdait à
l'horizon dans un tourbillon de poussière; la digne patronne de
l'hûtcl d'Em'ope soufflait un peu, assise à son comptoir, encore
époumonnée de l'agitation à laquelle elle avait dû se livrer pendant
une demi-heure, pour satisfaire tous les gens empilés dans le coffre
do la voiture, perchés sur sa toiture et qui tous voulaient être servis
à l;i fois.
•l. Voir VUiivrier depuis le
nui 1896.
Accoudé sur le zinc, l'Irlandais Macker sirotait une absinthe, et,
sur le pas de la porte, les deux poings aux hanches, Zeito regar-
dait machinalement dans la direction du coach...
— Et toujours pas de nouvelles de John Stuck? demanda brus-
quement Macker, en jetant un regard de défiance sur Mme Van
Dereboum. .
Celle-ci, tirée de sa torpeur, tressaillit et secoua négativement la
tête ; mais le mulâtre s'était retourné et vint, en boitant d'épou-
vantable façon, rejoindre l'Ecossais; en roulant du coach, au cours
de cette fameuse nuit où Guillaume Brey l'avait jeté à bas d'un
coup de pied dans la poitrine, le misérable s'était brisé une jambe,
et après deux mois d'immobilité dans un hôpital à Johannesburg,
il avait rejoint Petersdop, avec une claudication terrible.
— John Stuck ! groinmela-t-il... oui, eh bien?
— Eh bien! rien !.. il s'est moqué de nous. Nous aurons tiré
les marrons du feu... et, dans quelques jours, il les croquera à
notre barbe...
Les yeux blancs du métis devinrent terribles...
— En tous cas, gronda-t-ii, il ne les croquera pas longtemps ;
et le jour où il me tombera sous la patte... lui ou son damné
burgher...
— Penh ! siffla Maoker, pas si bête... si tu crois qu'il s'en va
venir lui-même « pegger » Ferme Elisabeth... Il enverra du monde;
mais il ne doit guère se soucier de venir rôder par ici...
Mme Van Dereboum eut un hochement de tête, plein de philo-
sophie.
— Sait-on jamais. .. smurmura-t-ell* ; il est avare, il aime l'or,
et peut être ne voudra-t-il s'en remettre à personne autre qu'à lui
du soin de choisir les bons morceaux.
Macker asséna sur le comptoir un coup de poing qui fit trembler
les bouteilles.
— Si c'est ça, gare à sa peau, déclara-t-il ; je me paierai sur
lui, capital et intérêts; il m'a empêché de faire le coup de la
valise, à Ferme Elisabeth, sous prétexte que cela nuirait à ses
combinaisons... el puis, il est parti pour l'Europe; mais tout ça se
retrouvera un jour ou l'autre.
Zeito, lui, ne disait rien, paraissant suivre les méandres d'une
idée compliquée qui, soudainement, lui était venue en tête; et,
brusquement :
— Dites donc, madame Maria, fît-il, j'ai envie de partir
là-bas...
— Où ça, là-bas? demanda la patronne, en sursautant el en
attachant sur le métis un regard effaré... à Ferme Elisabeth?
— Oui... j'ai idée qu'il doit y avoir pas mal d'argent à rafler...
et je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pas songé à ça plus tôt...
— Comment I... s'exclama Macker, lu veux aller « pegger »
aussi?
— Non; pour ça, faudrait avoir des « tuyaux », comme tu dis,
et je n'en ai pas; seulement j'ai idée que. vu tout le monde qui va
se trouver réuni là-bas, on peut débiter pas mal de liquides...
— Alors? interrogea Mme Van Dereboum.
— Alors... c'est bien simple, je charge sur le petit chariot
quelques tonnes d'eau-de-vie, de vin, de bière, et là-bas, avec des
piquets et des toiles de tente, je monte un cabaret.
Le petit œil de la bonne femme s'était allumé.
— Ce Zeito, raurmura-t-elle, il était né pour faire- un excel-
lent commerçant..., seulement le chariot, les tonneaux, les
malles, où prends-tu tout ça?
— ici, parbleu!... nous partagerons...
— Trop gourmand, mon garçon... Tu auras le quart, sinon...
rien de fait, et je m'entends avec Macker...
Les sourcils du métis se froncèrent et, d'une voix menaçante, il
déclara :
— Non, car si Macker se mêlait de ça... il n'arriverait pas
vivant là-bas: c'est moi en personne..., c'est-à-dire, moitié ou
rien...
La patronne regarda l'Irlandais el fut convaincue qu'il n'était
point d'humeur à affronter le couteau de Zeïto et, en (jersonne
pratique, se résigna immédiatement à subir la combinaison telle
qu'on la lui présentait, puisqu'il n'y avait pas moyen de faire
autrement.
— Entendu donc comme ça, dit-elle, et quand pars-tu?
— Tout de suite... si ça vous va... ce serait le mieux, d'ailleurs;
maintenant, si Macker veut venir avec moi...
■ L'Irlandais secoua la tête négativement.
— C'est que la Compagnie va ra'envoyer « pegger » proba-
blement; le directeur doit choisir demain le personnel... et si
j'avais la bonne chance d'être pris, peut-être pourrais-je gagner
la prime...
Il faisait allusion aux actions qui sont abandonnées par les
fondateurs de sociétés nouvelles aux agents qui parviennent les
premiers sur les terrains désignés...
Mais MmeVan Derebomn eut un haussement d'épaules.
— Non, mon pauvre Macker, vous n'en êtes pas; j'ai vu ce
matin l'inspecteur en chef... c'est lui qu'on envoie.
L'Irlandais sursauta, el de nouveau frappa sur le cotnploir.
— Qui ça?... ce Français du diable...
— Oui... le nouveau..., un bon garçon, à ce ijuil |iarail..., je
L'OUVRIER
91
(lis : à ce qui! parait, car, depuis qu'il t>.-l, arrivé, il r.'n pas encore
mis les pieds ici...
Macker cul un mauvais rire.
— Lui!... .\li bien! je veux bien iimurir sur place, si vnu'^
apercevez seuleiaeiit le bout de ses oreilles : je parierais ma pnve
d'une quinzaine qu'il n'a jamais bu un verre de gin de sa vie...
C'est sobre comme un chameau, rangé comme une demoiselle et
dur comme un policenian...
Zeïto plissa ses paupières et dit pouailleusement :
— Bien du plaisir pour ceux qui sont sous lui...
— Ah! oui!... On se croirait dans un régiment depuis trois
semaines qu'il est à la mine; aussi je comptais m'en aller « pegger »
là-bas, faire ma pelote, épouser maman Dereboiuii et ne plus
retourner à la mine...
Les yeux du métis s'avivèrent et il grommela :
— Epouser madame!... faut penser à autre chose, mon bon
Macker; parce qu'il y a moi qui y pense aussi.
— Pas avec une jambe comme t'as là; elle est tortue qu'on
dirait un cep de vigne...
Zeïto lui lança un regard de travers, mâchonna une inintelligible
réponse et, brusquement, à M"ie Van Dereboum :
— Voyons, est-ce convenu pour là-bas?
— P^r moitié, alors? soupira la patronne.... eh bien! va; avec
trois ,nulc3, tu auras assez pour transporter tes tonneaux.
Le métis esquissa une cabriole que son infirmité rendait gro-
tesque et disparut dans la cour où on l'entendit gourmander les
palefreniers; Macker, lui, resta avec la grosse Hollandaise.
— Oui. soupira-t-il, en la regardant avec une tendresse affectée,
i'avais rêvé de faire fortune à Ferme Elisabeth et de tenir avec
vous le grand hôtel d'Europe...
Sans doute, ce rêve aurait-il souri également à Mi"« Van Deri'-
boum, car elle demanda d'un air revêche, pleine de rancœur :
— Alors, c'est un Français, ce nouvel inspecteur?
— Oui, je viens de vous le dire... Mais je veux que le diable me
(orde le cou, si je ne trouve pas un moyen de lui faire payer ça...
Arp'ré depuis trois semaines, on le bombarde inspecteur... Je vous
demande un peu, quand moi, il y a deux ans que je suis là... et je
marque le pas comme second contremaître!...
Il ajouta, penché vers le comptoir, sa face animée aux yeux
brillants :
— Vous savez qu'il y a un coup à faire là-bas... de l'or h
remuer par brassées; \ine fortune en quelques heures, quoi!...
Le visage de Mi"c Van Dereboum s'apoplcctisu.
— Alors, si c'est John Stuck qui est déclaré « prospector » avec
les dix claim qui lui reviennent, il est fichu d'OIre millionnaire...
Un éclair mauvais passa dans la prunelle sombre de l'Irlandais
qui gronda :
— Seulement, il fera bien de le mettre en lieu sûr son million
et sa peau aussi, s'il ne veut pas que je mette la dent à l'un et à
l'autre. .
Comme il achevait ces mots, un bruit de chevaux, auquel se
mêlaient des grincements d'essieux, se fît entendre sur la route el
Mme Van Dereboum descendit péniblement de son comptoir,
disant :
— Voilà du monde!...
Mais Macker, qui était allé curieusement vers la porte, dit d'iui
ton narquois :
— Inutile de vous déranger; ce sont les gens de la mine qui
vont à Ferme Elisabeth... M. l'Inspecteur ne s'arrêtera pas...
Il achevait à peine ces mots qu'un cavalier qui chevauchait en
lète delà petite troupe — une demi-douzaine d'hommes— escortant
un chariot traîné par quatre bipufs, leva le bras.
— Halte! cria-t-il d'une voix de commandement si nette, si
impérative que les chevaux et les bêtes d'attelage elles-mêmes
s'immobilisèrent sans que leurs cavaliers ni leurs conducteurs
eussent besoin de tirer sur les rênes...
Alors, il s'avança au trot vers la porte de l'hôtel : c'était un élé-
gant cavalier auquel, d'après sa tournure, on pouvait donner une
trentaine d'années, pas davantage; bien en selle, il était vêtu
d'une veste de cotonnade brune et d'une culotte d'étoffe semblable
s'enfonçant en de hautes bottes qui lui montaient jusqu'aux cuisses:
le grand chapeau de feutre du pays le coitïait, abattant sur ses
. épaules une ombre dans laquelle le visage se noyait.
Derrière de son dos, prête au coup de ieu, une carabine
était pendue et dans les arçons, bien à la portée de la main, i!
devait avoir une paire d'excellents revolvers.
Avec une aisance qui dénotait de sa part une grande habitude
du cheval, l'homme arrêta net sa monture et portant civilement
la main au bord de son chapeau :
— Un renseignement, madame, dit-il en anglais; je suis de la
mine de Kummery et le directeur m'a dit que je trouverais sans
doute ici un Gafre qui me servirait de guide jusqu'à Ferme Eli-
sabeth.
Surprise de cette demande, M>nft Van Dereboum regarda
Macker; mais celui-ci, les mains dans les poches, adossé négli-
gemment au chambranle de la porte, considérait le cavalier d'un
air insolent.
— Monsieur Macker, je vous salue!
A ces mois prononcés 1res gravement, mai-; avec une grnilô
qui sentait l'ironie, l'Irlandais i-iposta :
— Je ne puis vous en offrir autant, monsieur l'inspocleur...
Et, emporté par la sourde fureur qui l'agitait depuis un ins'^ant,
il ajouta, cherchant sans doute un ccjuteau dans la poche de son
pantalon :
— Ce que je puis l'offrir, par exemple, Français de malheur...
11 avait fait un pas en avant; mais il s'immobilisa soudain, la
fin de la phrase étranglée dans la gorge à la vue d'un revolver
que l'autre avait prestement tiré de l'arçon et qu'il bra(|uait A
cinquante centimètres à peine de son visa^'o...
— Pas de bêtises, monsieur Macker, lit le cavalier froidement,
ou je vous brûle.
L'autre recula, laissant à la poche le couteau qu'il s'apprêtait à
sortir et, confus, courba la tète.
— Voyons, fit le cavalier, puisque l'occasion se présente de
nous expliquer, faisons-le; aussi bien j'aimeles situations nettes, et
votre altitude à mon égard, depuis mon arrivée, me paraissait
louche; ce qui vient de se passer l'est davantage encore..., donc,
qu'avez-vous contre moi?
Cela avait été dit dans un anglais très pur, mais entaché d'une
prononciation étrangère.
Macker répondit en lui jetant un regard de travers :
— \o\\k deux ans que je suis à la mine et le poste qu'on vous
a donné, je l'espérais, moi... voilà...
— Vous avez eu tort, car, pour le poste d'inspecteur, on choisit
des gens qui n'ont aucune spécialité ou qui ne seraient pas aptes
à être utiles dans les autres services : c'est mon cas... Vous, au
contraire, vous êtes précieux à la tête d'une section technique.
— Et c'est pourquoi on m'écarte lorsque l'occasion se présenle
de faire ma pelote.... j'aurais tout aussi bien « peggé » que vous...
— Je n'en doute pas... el je comprends cette mauvaise humeur.
Voyons, peut-être y aurait-il moyen d'arranger ça...
Il réiléchissait, la tête pencliée sur la poitrine, contenant avec
>ine fermeté de main remarquable sa bête qui dansait sous lui;
enfin, il dit :
— Je demandais à madame uu guide... CoBuaissez-vous Ferme
Elisabeth?...
.Macker ricana gouailleusement.
— Si je connais Ferme Elisabeth? comme ma pocho...
— C'est au mieax... Conduisez-m'y et je vous ferai une part
s'ir les revenus si je réussis... Ça vous" va-t-il?
Macker, tout honteux d'une semblable générosité, bougonna :
— Vous êtes un bon garçon, monsieur Jeannest, et vraiment,
|e regrette...
Mais l'autre l'interrompit et vivement :
— Bien, bien..., c'est parfait; inutile d'en dire plus long... .Mou-
lez dans le chariot... et en roule... Au plaisir, madame...
— Le cavalier salua courtoisement la patronne de l'Hôtel d'Eu-
rope, rendit la main et, faisant faire une volte à son cheval, rejoi-
gnit ses compagnons.
— M. Macker vient avec nous, déclara-t-il, faites-lui une place
sur le siège et parlons...
Le contremaître étant monté, le cocher enveloppa son attelage
d'un coup de fouet et la petite caravane se remit en marche à une
allure rapide que l'on devait conserver durant toute la nuit, pour
se reposer à l'étape pendant les plus fortes chaleurs du jour et
arrivera Ferme l'Elisabeth après le coucher du soleil.
En tête, exilé de sa troupe, celui que Macker avait appelé
M. Jeannest trottait grand train, parfois même prenait le galop,
paraissant éprouver une infinie jouissance à manœuvrer son che-
val, bête d'apparence peu commode, et qu'il domptait avec une
maestria merveilleuse.
Quand il se sentait trop éloigné, entraîné par le plaisir de
fendre l'air rafraîchi du soir, il tournait bride et rev/iuait vers le
chariot, mais jamais en l'approchant complètemeilt; puis, après
un léger temps de repos, il repartait pour revenir e.wcore et il par-
courait ainsi deux ou trois fois le chemin que faisaient les autres.
Il est vrai que sa monture, une bête de sang anglais, vive et
ardente, était de taille à supporter sans s'en apercevoir cette
petite manœuvre: rien au contraire ne prouvait que l'allure lente
du chariot ne l'eût profondément énervée, s'il lui eût fallu la
suivre.
La monture et le cavalier devaient, sur ce point, s'entendre à
merveille et. d'une nervosité semblable, avoir besoin d'une agitation
presque continue.
Déjà on avait dépassé l'endroit où la route bifurquait, condui-
sant, on s'en souvient, d'un côté au pont jeté sur la rivière Vaal,
de l'autre au a^ué que Guillaume Brey, au commencement de cette
histoire, avait f lit traverser au coach qui renfermait lord Cornal-
lett et miss Eiiwidge.
Soudain, un bruit de chevaux galopant retentit au loin, der-
rière le chariot, mais arrivant avec une telle rapidité qu'il était
à supposer que ceux qui allaient d'une telle allure auraient rejoint
avant peu la petite troupe.
M. Jeannest se rapprocha de ses hommes.
— Qu'esl-ce que cela? demanda-t-il d'un ton qui trahissait
plutôt de la curiosité que de l'appréhension.
92
L'OUVRIER
— Dans ce satané pays... sait-on jamais? gromme'ra une voix.
Peut-être bien des gens qui s'en vont, eux aussi, à Ferme Elisa-
beth..., peut-être tout autre chose...
— En ce cas, prenons nos précautions ; faites entrer le chariot
dans ce champ, à droite, et tournez, l'arrière faisant face à la
route, cela poiu' ménageries bœufs, en cas d'attaque...
El s'adressant à ceux qui étaient comme lui à cheval :
— Vous autres, vous vous masserez en arrière des bœufs, à
l'abri d'une première volée de balles et prêts à charger si besoin
est.
Pendant que ces ordres s'exécutaient, il galopa jusqu'à un ren-
flement de terrain, à une vingtaine de- mètres de là, et du haut
duquel il pensait pouvoir se faire une idée approximative de l'im-
portance de la troupe qui s'avançait; en cela, il ne se trompait
pas, car il aperçut, à un lulomèire environ, une masse sombre qui
tranchait sur le fond clair de la route.
— Diable! murmura-t-il en français, ils sont beaucouj)!
Puis, après un instant d'observation, il crut reiuarqiior comme
de petits éclairs brillants qui, par moments, scinlillaienl au milieu
de cette masse, et il en conclut que les gens qui arrivaient là
étaient armés; enfin, il constata aussi, à la manière dont galopait
cette troupe, formant pour ainsi dire un seul bloc, d'une homogé-
néité et d'une régularité parfaites, que les éléments dont elle se
com posait devaient appartenir à l'armée.
Cela lui fit plaisir, car s'il lui avait fallu avoir affaire à une
bande de coureurs, comme les abords des frontières en pullulent,
il eût été, ma foi, assez embarrassé pour tenter de sortir à son
avantage d'une semblable rencontre.
Néanmoins, pour plus de sûreté, il laissa ses hommes dans la
position d'attente qu'il leur avait fait prendre et vint se poster lui-
même au bord de la route, bien en vue, la carabine armée et eu
travers delà selle, prèle au coup de feu.
La troupe avançait avec rapidité, et maintenant on pouvait
distinguer les costumes, sorte d'uniforme composé d'une veste et
d'un pantalon de drap brun, de grandes bottes, et d'un large cha-
peau au ruban duquel, sur le devant, étaient attachées dos lettres
en cuivre qui brillaient dans l'ombre.
Comme armes, une carabine en travers du dos, un grand
sabre qui ballottait avec un bruit de ferraille sur le flanc du che-
val, et probablement une bonne paire de rovnivors dans les arçons:
en croupe, outre le porte-manteau, deux tollrs de fourrage.
Ces hommes étaient groupés uiilil.iiremcul ; de distance eu
distance, hors des rangs, des serre-file trottaient, jouant le rôle
de sous-officiers, et, en avant d'eux, un homme, le chef assuré-
ment.
Celui-ci, arrivé à quelques pas de notre cavalier, leva la main,
et ses hommes s'arrètèi'enl net avec une précision toute militaire,
puis, à haute voix, en anglais :
— Un renseignement, camarade, demanda-t-il, ce chemin est
bien celui qui conduità la rivière Vaal?
— Henry Kinburn! s'exclama l'autre en poussant son cheval
en avant.
— Bif god! Jean de...
— Silence, au nom du ciel; mon nom ici est M. .leannesl : c'est
ainsi que vous m'avez recommandé et c'est sous ce nom que
je vis...
Les deux jeunes gens, botte à botte, se serrèrent la main avec
effusion.
— Ah! l'heureuse rencontre! ajouta Kinburn, et inattendue.
— Heureuse pour moi, surtout, repartit .Tean, car, franche-
ment, depuis six semaines, il me tardait d'entendre une voix amie
et de trouver une oreille complaisante pour m'épancher...
— En vérité! cela ne marcherait-il pas à vos souhaits..., le
métier est-il trop dur et ne trouvez-vous pas auprès de vos chefs,
l'esprit bienveillant que ma recommandation vous avait fuit
espérer?
— Ce n'est point cela..., mais si vous le permettez, je vais me
remettre en route avec mes hommes..., car nous avons un certain
nombre de kilomètres à parcourir avant l'aurore et j'ai déjà du
retard.
— Bien n'empêche que nous fassions route ensemble, je gagne
la frontière.
— El moi Ferme Elisabeth.
— C'est au mieux; en route donc!...
La petite troupe de .Tean de Brey quitta le champ où elle s'était
installée et prit le trot derrière les cavaliers de Kinburn, tandis
que celui-ci et son ami, i'en<lnul la inain à lein-s montures, par-
taient au galop, pour [louviiir, loin des oreilles indiscrètes, causer
en paix.
C;'est qu'ils en avaient à se dire, depuis près de trois mois qu'ils
s'étaient quittés, c'est que de midtiples événements s'étaient piis-
• ses qui avaient bouleversé, transformé leur existence et, en une
miuuie, devant .(ean de Brey, s'élait déroulée la succession de
laits qui l'avaient transformé, lui, le brillant officier d'alpins, eu
(juvrier mineur du TransvaaI.
C'était d'abord le voyage de Nice à Paris, en compagnie d'Henry
Kinburn parlant pour Londres afin de recruter, de concert avec
John Sluck, les éléments de la troupe qu'il devait mellre au ser-
vice de la Chartered, puis son entrevue avec l'agent de change et
le coup de massue quil avait reçu en apprenant l'affreuse vérité :
non seulement il était ruiné complètement, absolument, sans
rémission, mais, tous comptes faits, il restait redevoir à l'agent
près de deux cent mille francs.
n avait été impossible de liquider sa situation ; en présence de
l'attitude des baissiers, les cours s'étaient effondrés avec une rapi-
dité telle que pas un acheteur de bonne volonté ne s'était pré-
senté pour ramasser les titres qu'on jetait sur le marché; force
avait été en conséquence au malheureux de se faire reportei',
report déplorable, puisque la gravité de la situation s'élait
aggravée encore, si bien que l'agent, les reins brisés, n'avait pu
continuer et avait dû liquider sa position.
Deux cent mille francs ! Jean de Brey n'avait plus un sou et
devait deux cent mille francs!... Comment, avec sa solde, arrive-
rait-il jamais à s'acquitter? C'était même folie qu'y songer!
Lui fallait-il donc renoncer à jamais tenir les engagements
que, dans le premier moment d'affolement, il venait de prendre :
en présence d'une situation si inextricable, tout aulre, de senti-
ments moins profondément chrétiens que les siens, se serait tué,
puisqu'il est admis, auprès d'une certaine partie de notre triste
société, que le suicide équivaut à un règlement de compte...
Très généreusement, Henry Kinburn lui avait offert la somme
nécessaire pour désintéresser l'agent; mais son ami s'était refusé
avec énergie à une semblable combinaison, sa fierté ne pouvant
admettre l'humiliation d'un tel don ; c'est alors que, devant le
désespoir de son ami, le neveu de lord Cornallett lui avait suggéré
l'idée de s'en aller tenter fortune au TransvaaI. Se basant sur de
nombreux exemples, il lui avait fait entrevoir la possibilité de
conquérir, par la force, l'énergie, l'intelligence, la somme qu'il
lui fallait et peut-être bien aussi une somme supérieure; il sufli-
rait d'un coup de chance pour lui faire mettre la main sur un
filon, et alors... ; seulement, il fallait une force de volonté très
grande pour sauter à pieds joints de la situation supérieure qu'il
occupait à celle, presque infime, par laquelle il fallait débuler.
Briser sa carrière!... renoncer à ce métier en vue duquel il
avait travaillé pendant dix ans!... quel crève-cœur!... et cepen-
dant, après une lutte de deux jours, les deux jours durant les-
quels Kinburn était demeuré auprès de lui, Jean de Brey s'étai
décidé au sacrifice. '
Alors, pour le consoler, son ami l'avait mis au courant des
combinaisons malrimoniales de lord Cornallett pour miss Ed-
widge; il lui avait dit le désespoir et la résignation de la pauvre
enfant et aussi l'espoir que, dans leur dernière conversation par-
dessus le mur de la villa, il lui avait donné.
Miss Edwidge avait besoin de ne pas se sentir seule, d'être
soutenue, réconfortée pour avoir la foi'ce de défendre son bon-
heur, et la présence de celui qu'elle aimait dans le port où elle
allait retourner serait poiu- elle une grande joie.
De Londres, Henry Kinburn avait presque aussitôt envoyé à
Jean de Brey des letlres de recommandation signées par le
conseil d'administration d'une des plus puissantes compagnies
minières du TransvaaI, et c'est ainsi qu'on arrivant, le jeune
homme avait ohlenu un poste d'inspecteur.
La possibilité de pouvoir — la chance aidant — s'acquitter de
ses dettes lui aurait aussitôt rendu sa quiétude d'esprit., si la pen-
sée de miss Edwidge ne l'eût constamment hanté, et ce fui sur
la jeune fille qu'il" interrogea son ami dès que quelques instants de
galop les eurent mis hors de portée do leurs hommes...
— Elle est avec son père à Johannesburg, répondit Henry Kin-
burn; je les ai vus en passant et je lui ai l'ait connaiire votre pré-
sence ici; cela a paru la rendre fort heureuse.
— Et lord Cornallett?...
— Je n'ai pas eiu prudent de lui souffler un mot de vous; ses
combinaisons avec cet ours de Burgher semblent marcher à
souhait.
— Alors! fit Jean d'une voix étranglée.
— .\lors!... mon cher ami, vous avez un provei'be qui dit
qu'entre la coupe et les lèvres il y a place pom- un malheur :
prenons le conirepied et comptons sur la Providence.
{La suite au prochain numéro.)
Georges i.e I'.\i;re.
NOTRE CONCOURS DE COLORIAGE
M. lOdouard Ziers'élanl trouvé empêché par des travaux urgenls,
la seconde réuni(ni du jury ne pourra avoir lieu que samedi
prochai u.
Pendant ce lemps. le secrétaire du jury, M. Léon Cauniery,
travaille ferme. Il a achevé le dépouillement de toutes les .'onipo-
sitions et les a classées eu deux catégories — classement qui sera
soumis à l'approbation du jury. La première catégorie com-
prend les compositions qui réunissent toules les conditions impo-
sées par le concouj's; la seconde celles que, pour une raison quel-
conque, il estime devoir être écartées saus plus ample examen.
L'OUVRIEi
TREI»'
93
LES VIEUX SOLDATS
UN aïeul de CHAPUZOT'
Par JEAN DRAULT
A L ARMEE D ITALIE
Vérone (Italie) I3'pluviôse,an V^.
Chers parents.
Je n'ai pas pu aller vous voir comme
vous avez pu vous en apercevoir, rapport
à ce que nous n'avons pas eu seulement
le temps de mettre le pied en France, qu'on
nous a dirisés sur l'année d'Italie .
Deux jours de repos à Reims, et puis
voilà qu'arrivent des centaines de carrioles
attelées avec deux ou trois chevaux. Elles
avaient été réquisitionnées par nos dra-
gons.
— Bon, que je dis à Flamboche, la
République va économiser les jambes du
soldat, et le ramener bien vite à Paris pour
qu'il ait plus de temps à passer dans sa
famille. C'est très bien de la part de la
République.
Mais Klamboche avait l'air de ne pas
croire beaucoup à la générosité de la Répu-
bique.
— Vois-tu, qu'il me dit, ça ne doit pas
être pour nous envoyer en congé de
\
semestre qu'on a ré
quisitionné tant de ba-
gnoles que ça.
Tout de même, je ne voulais pas croire à
ce que me disait Flamboche. On nous avait
promis du repos.
Et voilà que dès le matin le
tambour bat au rassemblement.
Nous nous levons au galop, nous
secouons la paille de nos canton-
nements, et nous courons eu
armes au lieu de rassemblement.
Les chariots sont là, tout attelés ;
on nous fait monter cinq ou six
par carriole, on reste debout ou
on s'assied sur le plancher,
suivant les goûts. Un cavalier du
train est monté sur le cheval de
devant, et fouette cocher, on
part au galop!
Au commencement 1 1 va
bien, on
■- iiiiuse
d'être
iecoué comme dans un panier à salade,
et on est content de ne pas avoir à mar-
cher. Il T en a aussi qui s'étendent sur
'e plancher et qui ronflent à poings fer-
més. Mais, au bout de deux ou trois heures
de cet exercice, on était positivement
étripé, sauf votre respect ; on avait des
points de côté, et on demandait grâce.
Moi, je tenais bon. Je me disais : tant
plus que ça va vite, tant plus que ça me
rapproche de Santeuil.
Mais pourtant, j'étais étonné de ne
pas voir les noms des villes et des villages
i|ue j'avais traversés, la première fois
que la demi-brigade avait quitté Paris
pour aller à l'armée du Rhin^
Et j'ai crié au soldat du train qui
nous conduisail :
— C'esl-^sl bientôt Paris?...
Il s'est retourné sur sa selle en riant,
et il a répondu :
— Paris!... Ahl... ouiche!... Nous
lui tournons le dos !...
Mais, au même moment, son cheval a
1 . Voir l'Ouvrier depuis le 2 mai 1896.
2. 1" février 1797.
buté et s'est a.hittu, et le cava-
lier est allé rouler dans le
fossé. Le timonier est allé
tomber sur le cheval abattu
ce qui a fait baisser le nez
à la satanée bagnole, et nous
a tous jetés les uns sur les
autres hors de la voiture, et
sur les chevaux qui ruaient
et gigottaient comme des pos-
sédés.
Et pendant ce temps-là les
voitures qui arrivaient par
derrière manquaient de nous
écraser.
Jamais, chers parents, je
n'ai vu un pareil amoncelle-
meut de chapeaux. 11 fallait
tirer nos gibernes, nos sacs, nos
coilTures de dessous les pieds
des chevaux, et faire bien
attention à ne pas attraper
un coup de pied, et cela, pen-
dant que les autres carrioles
nous dépassaient et que nos ~
camarades nous envoyaient
des plaisanteries qui transportaient de rage le brave Flamboche.
Il a même couru, le sabre levé, sur une voiturée de voltigeurs
qui auraient bien pu attraper un mauvais coup, si leurs chevaux
n'avaient pas été aussi vite. Il est vrai qu'ils avaient déjà pointé
la baïonnette !
Nos chevaux relevés, et lavoiture bien examinée par tous lec
bouts, il a fallu rattraper la colonne et ses carrioles. Heureuse-
ment, on avait donné à la demi-brigade le temps de manger
un morceau, pendant qu'on changeait les chevaux, et nous somme?
arrivés, mais juste au moment où nos camarades avaient fini de
manger et où ils remontaient dnns leur voiture à supplice.
— Ça vous apprendra à vous
amuser en route, que nous a dit
le capitaine Rouffignac. A pré-
sent, vous mangerez comme vous
pourrez.
Et nous voilà repartis au
galop. C'était impossible de
tirer un couteau pour couper son
pain et son lard, on se serait
tous poignardés à qui mieux
mieux, rapport aux sauts de la
guimbarde.
Le soir, on était dans un état
piteux.
Mais, trois jours après, on
était aux environs de Lyon, et
dame, là, je ne comptais pas
vous revoir de sitôt et je trouvais
que c'était Flamboche qui avait
raison, parce que si nos chefs
avaient voulu nous amener à
Paris, ils avaient tout de même
pris un drôle de chemin.
Mais comme je suis têlu. j'ai
Fia m huche :
Tout n'est peut-êire pas perdu; c'est peut-être une fausse
alerte. *•*>.
Le malheur, c'est que
quinze jours après, avec
de fortes étapes, nous
nous trouvions au blocus
de Mantoue. incorporés à
la -2t)0 demi-brigade, divi-
sion Masséna, sous les
ordres du général Du-
mas, un nègre !.,.
Oui, chers parents, un
généi'al nègre, ce qui
nous a d'abord fait un
peu grogner.
Il faut vous dire que
tout, d'abord, dans celto
armée d'Italie, nous a
choqués. Jamais vous
n'avez vu des ofOciers et
des soldats plus dégue-
nillés. On leur aurait
donné deux liards, n'était
la diminution des assi-
gnats.
Nous qui étions ha-
dit à
9i
.OUVRIER
billes de neuf, nous avions l'air de ci-dcvanie''.°?r-!oe3 en face
de ces vagabonds. Et ils étaient voleurs! Kt mal poliV! El effrontés!
Et indisciplinés I...
Tout de suite ils nous ont jalousés. Un grenadier de la 20' lé-
gère nous a criédev,Tnt une vingtaine de ses camarades :
— Ohé!... l'armcp des messieurs!...
Et c'est le nom qu'on adonné depuis à l'armée du Hliin, tant il
a fait l'ire ceux de l'armée d'Italie.
— Tu viens nous voler notre gloire!... que ce grenadier aux
coudes percés a ajouté en me menaçant de son poing.
Fbimboclie et Bersouillon qui étaient avec moi oui voulu dégai-
ner et l'obliger à leur rendre raison. Mais je les ai retenus et je lui
ai crié :
— Nous ne venons pas te voler ta gloire, grenadier!... Nous
t'en apportons des bords du Rhin, et d'aussi pure que la tienne!
Le capitaine Roufignac est sorti du baraquement des officiers
du bataillon en m'entendant parler de cette façon au coquin. Il a
approuvé mon langage et m'a appelé le Cicéron de la 2oe.
Encore un particulier qui ne devait pas être de la petite bière,
ce Cicéron. et pour le moins aussi glorieux que les dénommés
Brutus et Scipiou.
N'empêche que toutes ces discussions qui recommençaient à
propos de tout entre les vieux soldats de l'armée d'Italie et nous
autres qui anivions de l'armée du Rhin ne devaient pas se termi-
ner sans coups de sabre ou d'épée.
Dès le lendemain, on en a eu un échantillon.
Ces animaux-là qui nous accusaient de venir leur voler leur
gloire ont essayé de prendre leur revanche en nous volant nos
bonnes culottes' nos bonnes guêtres, nos bons bonnets à poil, et
nos bonnes capotes.
En m'éveillant à mon cantonnement, le lendemain, je trouve
une culotte rapiécée, crevée partout, sale comme si on avait ramoné
la cheminée avec, des guêtres reprisées, un bonnet tout déplumé,
une tunique déteinte, et je secoue Flamboche :
— Dis donc, Flamboche!
— Quoi donc? qu'il fait.
— C'est bien tes effets que tu as?...
Je le vois qui fouille et farfouille et qui pousse des cris
d'écorché.
— .Te suis volé! qu'il crie. Ah', le bandit! Le gredin! L'aristo-
crate! .Si jamais je le pince!...
Deux minutes après, c'est toute la compagnie qui vocifère des
injiu'esà l'adresse des soldats de l'armée d'Italie, et cinq minutes
après, c'est toute la demi-brigade qui se réveille détro.issée de fond
en comble. Aux voltigeurs, comme je l'ai su par Bersouillon, aux
fusiliers, comme je inc le suis laissé dire par Radois, les mêmes
coquineries s'étaient passées de la même façon.
Alors, nous voilà, Flamboche et moi, occupés à parcourir le
camp, reluquant tous les grenadiers que nous rencontrons, exami-
nant leurs effets depuis les pieds jusqu'au cou.
Tout à coup, Flamboche s'écrie :
— Je reconnais ma culotte!... Elle avait une reprise à gros
points sur le genou.
Et il me montre un véritable géanl qui avait l'air d'étouffer
dans une culotte trop petite pour lui, et qui fumait tranquillement
sa pipe en brossant son bonnet de police.
Flamboche s'approche du géant et lui dit poliment ;
— Grenadier, m'est avis que tu as ma culoLte.
— Grenadier, que répond l'autre en se moquant, la culottequo
j'ai esta moi.
— Grenadier, reprend Flamboche. la culotte que tu as est à
moi!
— Grenadier, tu en as menti!
— Alors! tiens!...
Et Flamboche donne une gifle nu géant avant que j'aie pu l'en
empêcher.
Le géant dégaine, fond sur mon camarade qui dégaine à son
lour pour se défendre. Je les supplie d'arrêter, d'allerau moins pins
loin pom" vider leur querelle. Rien n'y fait et au plus fort de leur
lutte, voilà que le tambour bat aux champs et que débouche ih^
derrière une maison le général Dumas, le nègre!
Je me sentais froid dans le dos.
J'étais loin de me douter, chers parents, de ce qui allait se pas-
ser!... Mais le général Dumas afait, en tout cas, ce qui lui était le
plus utile pour se faire admirer de soldats arrivés de la veille, et
qui n'avaient pu contempler son courage à In guerre.
Il est arrivé, suivi de son aide de camp, tout firè*; des deux
enragés ferrailleurs qui se criaient trop d'injia'cs pour l'entendre.
Il a pris le géant sous son bras sans dire un mol ; il a ensuite pris
de la même façon le pauvre Flamboche qui ne savait plus où il en
était, et il a porté ces deux hommes jusqu'à la salle de police,
sans avoir plus de peine que papa n'en a pour transporter deux
gerbes de blé.
Comme il a vu qu'ils étaient blessés tous les deux, mais sans
danger pour leur vie. il s'est contenté de dire :
— Tant mieux! L'honneur est sauf!
Ils sont restés huit jours enfermés, au pain et à l'eau, et ils
sont sortis très amis. Le géant avait consenti à rendre à Flambo-
( iie sa tunique, mais il n'a jamais voulu lui rendre sa culotte :
. — Tu comprends, grenadier, qu'il lui a dit, ça serait me donner
tort, je ne veux pas ! Je t'ai dit qu'elle était à moi, je ne vpmx pas
me dédire.
Flamboche a respecté ces scrupules, qui sont honorables.
11 y a eu bien d'autres disputes, duels et batteries entre les an-
ciens soldats de l'armée d'Italie et les nouveaux soldats venus de
l'armée du Rhin; il y a eu même des tue;'ies véritables, mais tout
ça a fini par se calmer, grâce au général Dumas, qui, pour un
nègre, n'est tout de même pas une fichue bête.
C'est ainsi qu'il a en la bonne idée de faire habiller à neuf tous
ceux qui étaient loqueteux pour qu'il n'y ait plus de jalousie.
Et puis, il a annoncé que le milliard voté par la Convention
pour les soldats de toutes les armées delà République allait être
enfin distribué p5r ordre du Directoire.
Mais, pour ça, nous I attendons toujours, le satané milliard, et
le Directoire m'a tout l'air de ne pas s'intéresser plus au soldat
que la Convention. La Convention, elle, m'a au moins donné un
fusil d'honneur. Le Directoire, lui, m'a tout juste donné un habil-
lement, ce qui n'est pas beaucoup.
Enfin, chers parents, ce qui a tout à fait remis d'accord les
anciens et les nouveaux soldats de l'armée d'Italie, c'est l'affaire
d'Arcole dont il faut que je vous touche <leux mots.
Après ce que la vingt-cinquième demi-brigade a fait à Arcole,
voyez-vous, les autres troupes de l'armée d'Italie n'ont plus rien à
nous dire, ou alors ça serait de la mauvaise jalousie.
Bonaparte, le petit général en chef, un lapin qui court risque
d'aller loin, à ce qu'on dit, nous a félicités publiquement; ça coupe
toutes les mauvaises langues.
{La suite au prochain numéro.) Je.^n Draui.t
LE LEGS
Par Georges de LYS
Etoilant la grande sa Ile oblongue, les lueurs vacillantes des veilleu-
ses découpent des ombres et des clartés errantes sur la blancheur fri-
gide des rideaux, les lits alignés en pierres tmbales et les faces
cireuses. Le silence nocturne, scandé par une toux rauque, s'alour-
dit, morne, après cette manifestation de la vie en qui déjà prélude
un écho de la mort.
Tout au fond, dans l'angle, au numéro 19, un râle siffle entre
les lèvres amincies d'une moribonde; ses mains flottent, indécises,
sur le drap que les doigts crispent et ramènent au visage, comme
si d'avance la malheureuse voulait se couvrir du suaire — dernière
pudeur des agonisants!... De lourdes larmes emplissent les yeux
vagues, ternis, débordent, coulent lentes et froides le long des
joues terreuses.
Doucement, une main délicate les a essuyées. A travers
i'embrumement des prunelles, la mourante a reconnu sœur Gcr-
trude, la religieuse de la salle, à qui la blanche cornette met. au-
dessus du front, comme un battement d'ailes.
— Mou Paul!... mon petit !... gémit la malade.
— Calmez-vous, mon amie, murmure sœur Gertrude. en lui
prenant les mains dans les siennes et détendant les doigts raidis
par la douce moiteur des siens. Buvez un peu de cette potion et
reposez-vous, pour mieux embrasser votre petit Paul demain.
— Demain!... geint amèrement la femme.
— Sans doute! c'est jeudi, jour de visite.
— Demain, je serai morte... comme mon homme... Oh! ne
cherchez pas à m'illusionner ! Je le connais, mon mal, j'ai vu mon
mari en mourir, et c'est en le soignant que j'ai 'pris sa maladie...
Ce n'est pas que je regrette ce que j'ai fait: oh! non! nous nous
aimions 1 Mais je vais mourir, je le sais, je le sens, et lui, mon
Paul, mon mignon, mon innocent, va rester seul sur terre, sans
pain, sans baisers...
— Prions Dieu! il pourvoiera au sort de votre enfant.
— Un Dieu qui prend nnemère'àson fils!... Il est méchant votre
bon Dieu, méeliant pour mon petiot si douxl
La sreur. gravement, l'interrompit:
— C'est pourtant ce Dieu, dont vous niez la bonté, qui vous a
conduite ici pour que votre fils ne soit point abandonné. Ma mère
vil bien seidc au village, elle sera heureuse d'avoir votre Paul
pour enfant.
— Ce serait possible!
— Je vous le promets.
— C'est vous l'ange du bon Dieu, murmura la moribondeen atti-
rant à elle les mains de la sœur pour les baiser.
Mais celle-ci s'agt-uouillait, joignait les doigts de l'agonisante
entre les siens et commençait :
— Notre Père, qui êtes aux cieux...
— ... Qui êtes aux cieux..., balbutia l'agonisante.
La prière se continuait... F,u prononçant : « Délivrez-nous du
m:\\... ». le soidlle expira. \.'àme delà mère allait à Dieu.
TRENTF
L'OUVRIER
La mère de sœur Gprtriide, maman Rivel, comme on la nom-
mail au village, ratifia la promesse faile par sa fille à la morte.
Le petit Pauldevint son fils. Elle accueillit et aima en aïeule cel
enfant qui lui venait du cœur de sa fille, comme s'il fût issu de sa
chair et de son sang.
Dans ses lettres, elle parlait à la religieuse du petit comme s'il
eût été sien. Elle en arrivait à se croire grand'mère. Toujours,
iui bas de la dernière page, par une douce attention du cœur,
•[uelques lignes d'une grosse écriture irrégulière transmettaient
directement les baisers du marmot à maman Gertrude... et In
religieuse, dans ses nuits, après les lourdes journées d'hôpital,
pensait ar petit qu'elle eût tant aimé embrasser. Hélas I le village
était loin, maman Rivel peu fortunée et Paul Sauvan grandissait
loin d'elle.
Mais, quand même, la sœur était heureuse de cet intérêt
humain qu'elle avait lié à sa vie. Dans sa pieuse candeur, elle se
demandait parfois si ce n'était point péché d'avoir donné place à
d'autres qu'à Dieu dans son cœur? Elle avait librement renoncé
nu monde, elle n'avait donc pas droit aux joies de la maternité,
et elle se sentait mère, mère de l'orphelin qu'elle n'avait vu cepen-
dant qu'une fois!
Honteuse, elle cachait le portrait de Paul dans son livre de
prières et allait s^hiimilier, s'accuser aux genoux de son confes-
seur. Le vieux prêtre calmait ces scrupules de sa voix de clémence :
« Dieu nous a donné un cœur pour aimer 1... »
Les années coulaient. Paul devenait homme. C'était un gars
solide, hardi travailleur, dont les bras maintenant faisaient vivre
son aïeule adoptive. Sœur Gertrude continuait, dans le même hos-
pice, son existence de dévouement au travers des misères et des
nironies humaines, joyeuse pour lonstemps quand venait lui sou-
rire une lettre du pays, tracée de la main de Paul; la vieille
maman n'écrivait plus...
Un jour, l'enveloppe rompue ne lui apporta que des larmes; la
mère Rivel était morte, et Paul orphelin pour la seconde fois. 11
unissait sa douleur à celle de la fille que le devoir rivait à l'hôpital
et dont les doigts, après avoir fermé tant de paupières inconnues,
n'avaient pas le droit de clore les yeux d'uue mère!
D'abord fréquente, la correspondance devint rare et brève;
plus de confidences, de projets ébauchés; un malaise perçait sous
les phrases hâtives et vagues. Puis, elle cessa brusquement. Sœur
Gertrude, déjà inquiète, s'alarma. Elle écrivit au maire de la
commune pour s'informer de Paul. La réponse la stupéfia. Resté
seul, le jeune homme s'était dérange et, finalement, avait quitté
le pays sans laisser d'indices sur la direction prise.
Sœur Gertrude espéra d'abord qu'il viendrait à Paris, ce Paris
qui est l'aimant universel; alors, une fois-là, pourrait-il ne pas
venir à elle? C'était impossible! Vivre dans la même ville sans
accourir lui tendre les bras! Ah! elle ne doutait pas du cœur de
son enfant!
Mais le temps passa, toujours sans nouvelles. La fille de charité
porta ses larmes aux pieds de Dieu ; ses anciens scrupules se réveil-
lèrent ; elle voyait dans l'abandon de Paul le châtiment dont le
Ciel frappait son cœur, trop enclin aux afifections terrestres; elle
offrait sa douleur en holocauste, acceptant, bénissant l'épreuve.
priant pour l'ingrat, et conjurant Dieu de donner en joies à l'en-
fant les peines de la mère.
La porie de la grande salle s'est ouverte. Silencieux, glisse
le pas de la religieuse. Elle a vieilli, sœui- Gertrude; en soulevant
sa cornette, on verrait la neige de ses cheveux coupés ras, si
opulents lorsque les ciseaux les versèrent sur les dalles de la
chapelle, si rares aujourd'hui!
— Rien de nouveau, monsieur? demande-t-elle à l'interne de
service qu'elle croise dans l'allée.
— Si, ma sœur. On vient d'amener un blessé, d'urgence; uu
malheureux tombé je ne sais d'où. Chute grave, lésions internes.
11 passera peut-être la nuit, mais après...
L'interne eut un geste significatif.
— Pauvre garçon!... A-t-il sa connaissance?
— Du tout! L'n état comateux qui ne cessera que pom- laisser
place au délire. Peut-être, cependant, aux derniers moments,
recouvrera-t-il quelque lucidité; c'est possible.
— Où l'avez-vous mis?
— Au 19, près de la porte
— Je vais le voir.
La sœur s'avança, glissant contre les lits, s'arrêtanl parfois
pour répondre à l'appel d'un malade. A l'angle de la salle, elle
s'approcha.
. Sur le lit. la tête renversée sur l'oreiller, un homme jeune,
mais à la face ravagée par les excès, haletait péniblement. Sa
physionomie frappa la sœur, lui mit dans la mémoire une évoca-
tion de (li'jà-ni, trop lointaine, cependant, pour être précisée.
Elle a posé sa main fraîche sur le front enfiévré du blessé.
Il s'agite, ouvre des yeux atones qui vaguent dans leurs orbites.
— Maman! b> ,aya-t-il.
Cri d'enfant qui revient à l'homme à l'heure des adieux!
La sœur se penche vers le malheureux; il tend les bras, la regarde
de ses prunelles folles, mais un éclair les illumine :
— Maman Rivel!
Paul! c'est son Paul! Mon Dieu! le revoir dans cet état!...
La fille de charité s'abat sur les genoux, joint les mains, élève les
bras et, ardent comme une prière, jette cet appel :
— .Mon enfant!
Comme s'il l'eût comprise, le moribond reprend :
— .Maman Gertrude 1
L'interne s'était approché. Curieusement, il regarde la sœur.
Elle le voit, elle l'implore :
— Oh! vous le sauverez!
Le jeune homme la fixe, étonné, sans répondre.
— .\h! reprend-elle, vous ne savez pas. C'est Paul! au 19, dans
le lit où sa mère mourante me l'a confié... Pauvre petit!...
Ma mère l'a élevé; puis elle est morte aussi... .\lors... alors Paul
a disparu... C'était notre enfant... 11 y a cinq ans de cela... Et je
le retrouve ici..., il va mourir... Oh! non, non, vous le sauverez.
— Hélas! murmura l'interne ému, en hochant tristement la tête.
— Alors, il est perdu, bien perdu... 0 mon Dieu! le laisserez-
vous mourir sans qu'il ait demandé le pardon de ses fautes?... Si
j'ai péché en aimant trop l'enfant que m'avait confié la mort,
lorsque je vous devais mon cœur tout entier, à vous seul, ô mon
Dieu ! punissez-moi, moi la coupable, et que mon châtiment lui
mérite votre miséricorde!
La tête dans les mains, la religieuse ardemment priait...
Une voix épuisée l'appela ;
— Ma sœur !
Elle releva le front, Paul la regardait.
— Oh ! je vous connais ! Vous m'aviez sauvé la vie, vous deviez
m'adoucir la mort. Pardon ! j'ai été ingrat... Si vous saviez I...
Le blessé courba la tète.
— Paul, mon enfant, lui dit tendrement la sœur, puis-je rien
te reprocher ? mais c'est Dieu qu'il te faut implorer!
— Dieu? je n'y crois plus !
Sœur Gertrude blêmit et chancela. Sa physionomie exprima
une si intolérable douleur que l'interne crut qu'elle allait défaillir...
.Mais elle se redressa, maîtresse de sa souffrance. Sa main éleva
jusqu'à ses lèvres le crucifix suspendu à son chapelet, puis elle le
présenta au moribond.
— Votre mère l'a embrassé avant de mourir, là, dans le lit où
vous êtes, en me priant, au nom de Dieu, de la remplacer ici-bas
auprès de vous.
Paul hésitait. Soudain, il lui sembla que l'image de sa mère
planait sur lui, que deux mains soulevaient sa tête endolorie et la
poussaient vers la croix. Son cœur se tendit, des larmes jaillirent
de ses yeux ; il songea à ce que la sœur avait fait pour l'orphelin
et comprit à la fois Dieu et ses anges. Pieusement, il baisa les
genoux du Christ.
Alors, il retomba, la face transfigurée par ce baiser d'amour,
exhalant ce double cri :
— .Mon Dieu!... Maman!...
Georges oe Lys.
AMUSEMENTS SCIENTIFIQUES
LE KALEIDOSCOPE
Peu de jouets scientifiques ont eu la vogue du kaléidoscope
dont les dessins symétriques, variables à l'infini, aux jolies et vives
couleurs, sont toujours regardés avec plaisir.
Décrit par Porta, il y a plus de trois siècles, simplifié et répandu
par le physicien anglais Brewster, au commencement de ce siècle,
ce jouet scientifique n'a pas encore cessé d'être en faveur auprès
des enfants, et il continue à rendre service aux dessinateurs pour
papiers peints, tapis et tissus imprimés, qui lui demandent des idées
et des modèles de dessins.
On dit que plus de deux cent mille kaléidoscopes furent vendus
à Paris et à Londres dans les trois mois qui suivirent l'apparition
de cet instrument. Xu\ deux cent mille abonnés ou lecteurs des
Veillées, il appartient de redonner semblable vogue à l'intéressant
jouet de catoptriquc, qu'ils pourront construire eux-mêmes, à peu
de frais, en suivant nos indications : ce sera le travail d'une soirée.
Fabriquez d'abord un tube de carton T (adoptons une longueur
de vingt-cinq centimètres environ, et un diamètre Je cinq à six
centimètres), eu enroulant sur un morceau de bois cylindrique une
longue bande de pafiier à dessin, enduite de colle d'amidon et dont
la largeur égalera la hauteur que vous voulez donner à l'instru-
ment. Laissez sécher le tube en carton ainsi obtenu par sept ou
huit épaisseui's de papier.
06
L'OUVRIER
V'O"
Faites deux bouchons, semblables à descouvei,, es de petites boi-
tes en carton, pour fermer le tube à chaque extrémité (a» i de la
vignette).
Dans le premier bouchon, qui sera placé à la partie supérieure
du tube, et dont l'inlérieiir devra être noirci, vous ferez une petite
ouverture ronde, derrière laquelle vous fixerez, en le rçtenant par
des bandelettes de papier gommé, un morceau de verre transpBrent
qui sera l'oculaire de l'instrument. Dans le fond du second bouchon
(F no -i). vous enlèverez un disque do carton presque égal au dia-
mètre du tube T, de manière à ne laisser qu'un anneau de carton
juste suffisant pour maintenir un verre dépoli rond (n» 8), dontles
bords y seront fixés avec de la cire à cacheter ou mieux, collés
avec une dissolution épaisse de baume de Canada dans de l'essence
de térébenthine. Le n" 3 de la vignette montre de face ce bouchon
F garni du disque de verre dépoli.
Coupez à une extrémité de votre tube de carton T un anneau A
(no 6), de dix à quinze millimètres de hauteur, et placez cet anneau
au fond du bouchon F, contre les parois duquel vous le fixerez avec
de la colle. Sur l'anneau de carton, posez un verre transparent Vp,
(no 7), qui entrera à frottement dur dans le bouchon F; un vitrier
vous fournira les deux disques de verre poli et dépoli, pour vingt-
cinq centimes. Dans la sorte de boite formée entre ces deux verres,
mettez de petits morceaux de verre de diverses couleurs, des per-
les transparentes, quelques fragments très petits de mousse, des
brins minuscules de soie de couleur; tous ces objets devront être
au large et occuper tout au plus les deux tiers de l'espace qui leur
est réservé, afin qu'ils puissent être facilement mobiles et se deola-
rer les uns par rapport aux autres.
Adaptez mamtenant ce bourhon 1- au tube 1 i ouiuil on le
voit en cnupe au n" i de la \ignette. ^otons seulement que ce
bouchon F a été supposé beaucoup Iroj) petit par notre dessina-
teur; il faut qu'ilait enréalité decinqà six centimètres de profon-
deur afin de mieux embrasser le tube T et de s'y maintenir soli-
dement.
Procurez-vous deux lames de verre {].' n n" 3). longueur vingt
centimètres, largeur quatre centinièlres environ, et noircissez-les
sur une face avec une couche de vernis noir japonais, ou de cou-
leur noire ((uelconque. Si vous avez une vieille glace étamée. bri-
sée, faites-y tailler les deux lames; la réflexion s'y fera mieux
encore que dans des mir.iirs formés simjjlement de verre noirci.
Avec les deux lames L n (dont vous mettrez en regard les faces
brillantes) et une bande de carton L c, noircie avec de l'encre, de
mênne longueur que les lames, mais dont la largueur sera déler-
minée par l'angle que vous voudrez donner au.\ miroirs (nous
dirons tout à l'heure qu'il convient que cet angle soitde45o ou de
60o). formez une sorte de prisme triangulairedroit, en réunissant
ces trois pièces au moyen de bandes de toile collées extérieure-
ment sur les arêtes du prisme. Introduisez cet asscmblase dans
le tube ï où sa position est indiquée au numéro '2 de la vignette.
Une extrémité des lames venant toucher d'une part le verre
poli V p. rognez, s'il y a lieu, l'excédent de longueur du tube de
carton T, en sorte que l'autre extrémité des miroirs soit en
contact avec le bouchon supérieur mis en place; il sera bon
de fixer celui-ci au tube en collant tout autour, sur sou bord.
une bande de papier.
Quand, tenant le kaléidoscope dirigé vers la lumière, dans une
position à peu près horizontale, on regarde par l'oculaire O.on voit
une jolie rosace brillante et régulière^ formée parles imagés réflé-
chies des petits objets colorés, images disposées régulièrement
dans une circonférence autour de la ligne d'intersection des deux
miroirs. Le moindre mouvement tournant, la plus petite secousse
imprimée à l'instrument, suffisent pour produire un changement
total du spectacle, dont la variété est infinie, car il est improbable
qu'on réussisse à produire deux fois une même image.
Quant à l'angle que doivent former ensemble les deux lames
de verre noirci, il est en rapport avec le nombre des images que
l'on veut obtenir par réflexion ; nous adoptons un angle de ib" ou
de (iO'J : le premier donnera seplimages réfléchies, plus l'image des
objets; le deuxième donnera cinq images réfléchies, soit une
rosace composée de six secteurs semblables.
On pourrait encore donner d'autres angles aux miroirs; il
suffit que le nombre de degrés de l'angle soit contenu un nombre
pair de fois dans 360 (puisiiue la circonférence se divise en 360
degrés) ; 60 est contenu exactement six fois dans 360 degrés, d'où
six images obtenues; 43 est contenu exactement huit fois en 360,
d'où huit images; de même un angle de 36" donnerait dix images,
toujours en comptant l'image réelle des petits objets colorés.
Vieille machine, que ce kaléidoscope, j'en conviens ; mais le seul
motif qu'il a réjoui l'enfance de notre grand'mère doit-il suffire
pour nous le faire dédaigner?
Magl's.
{Tous droits réservés.)
JEUX D'ESPRIT DE LOUVRIER
TROISIÈME SERIE
.\ partir de samedi prochain, l'Ouvrier publiera chaque samedi
trois problèmes ou jeux d'esprit.
La solution des problèmes de la série donne droit à des prix en
nombre illimité.
La troisième série, ouverte le 13 juin, sera close le samedi
1 9 septembre (n" 1930).
t'Ib' contiendra 45 problèmes.
Les (iKdipes «[ui nous enverront toutes les solutions auront droit
;i 10 flancs lie lirres de notre catalogue.
Les OEdipes qui nous enverront au moins 42 solutions auront
droit à 3 francs de lii'res de noire catalof/ue.
En outre, trois prix. Fan de 10 francs, l'autre de 3 francs, le
dernier de 2 francs, en livres de notre catalogue, seront lir?s an
sort entre tous les OEdipes qui auront envoyé au moins 20 solu-
tions.
Les solutions devront nous être envoyées toutes ensemhle. à la
fin du concours. Les OEdipes auront, pour cet envoi, jusqu'au
30 septembre inclusivement. Ces solutions seront écrites très lisi-
blement ; en tête du papier, le concurrent inscrira ses nom et
adresse, et son pseudonyme s'il en adopte im.
Le concours est ouvert à tous les lecteurs de l'Ouvrier.
abonnés et lecteurs au numéro.
LiDrairie BLÉRIOT — Henri GAUTIER, suce""
SS, QUAI DES G R A N D S- A U G U S T I N S, PARIS
VIENT DE PARAITRE
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]M. IM A. «. Y A. IV
I Vu), in-12, prix franco 3 francs.
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L'Hôtel Saint-François, \ vol. in-12 2 -«
Les Tuteurs de Mérée, I vol. in-12 2 '^
Un Portrait de famille. 1 vol. in-12.... 2 >
Une Cousine Pauvre, 1 vol. in-12 3 "
Anne de Valmoet, 1 vol. in-12 2 "
La Cousine Esther. 1 vol. in-12 2 »
Le Secret de Solange, 1 vol. in-12 3 ».
Une Dette d'honneur, 1 vol. in-12 3 »
La Maison de famille, 1 vol. in-12 3 »
Primavera. I vol. in-12 2 »
Hirail(: HENRI GAl.TIKR - Sr,:aiii, Imp. Chsrnire el Ci».
centimes leN'
année courante,
• t  e\ centimes le N»\ -»to «nr»*
j. (10 années échues.) N 1921
TRENTE-SIXIÉMB âNRÉE. — 13 Juin 1896.
L'OUVRIER
«roiirual illustré paraissuiit le Iflercredî et le Samedi
ABONNEMENT D'UN AN :
(104 numéros)
France, Algérie et Belgique
6 francs.
DIRECTION ET ADMINISTRATION :
LIBRAIRIE BLÉRIOT, HENRI GAUTIER, successeib
5o, quai des jrands-Anguslins, Paris.
ABONNEMENT D'UN AN
(lOi numéros)
Colonies et Étranger (sauf la
Belgique) : 7 francs.
LES VOLEURS D'ORj par georges le faure
Il lui montra dos silhouetlcs do chariots qui s'estompaient dans la brume. (Voir page 39.)
98
L'OUVRIER
EOMArAIRE : Les Voleurs dor, r ir Gforge» Le Faure. — Un Aîoul de Chapu-
zot. p»r Jean Drault. — Chronique, par Oscar Havard. — Recettes de la
semaine.
LES VOLEURS D'OR
PAR
GEORGES LE FAUFE
IXIII
LE MÉTIS ET L'IRLANDAIS s'BNTENDENT
Tout rlifirmés de celle rencontre inattendue qui, après trois
mois de sépaiation, leur permetlail de se retremper un peu dans
leurs souvenirs d'autrefois et dans la muluelle confiance qu'ils
avaient l'un en l'autre, les deux jeunes gens avaient décidé de cam-
perai] môme endroit ; c'est-à-dire que Ilenry Kinburn avait changé
l'ordre de ses étapes, de façon à pouvoir consacrer quelques heu-
res de plus à son ami ; il en serait quille pour faire accélérer un
peu plus l'allure de sa (ronpe, ce qui, au fond, ne serait pas mauvais
à ses hommes et leur servirait d'eniraînenient...
Vers deux heures du malin, la rivière Vaal traversée, on avait
donc fait halle et, tandis que les soldais harassés s'endormaient
auprès de leurs chevaux misa l'entrave et que les hommes de. lean
de lirey se reliraient dans le chariot pour s'y reposer à l'abri de
l'humidité, les deux amis s'installaient sous une lente confortable,
dressée pour l'officier anglais.
Là, fumanl force cigarettes et absorbant des tasses de thé, ils
avaient devisé jusque bien après le lever de l'aurore, Henry
Kinburn déployant toute son éloquence à réconforter son ami
Jean, accumulant arguments sur arguments pour lui faire entre-
voir, comme possible, la réalisation de ses rêves de bonheur.
— Le principal, voyez-vous, dans la vie, c'est de gagner du
temps, lui disait-il : rien ne dit que les circonstances ne conti-
nueront pas à vous être favorables.
— Favorables! répéta amèrement l'ex-officier.
— By (lod ! s'exclama le lieutenant de borse-giiards, vous êtes
difficile : comment, vous voilà ruiné, sans autre ressource que des
dettes, et la Providence vous envoie juste à point une situation,
peu brillante, c'est vrai, mais suffisante pour vous aider à faire
face à vos affaires... Celle que vous aimez part pour ce pays et
c'est précisément dans ce même pays que la Providence vous
envoie....
— Je sais bien... je suis un ingrat..., et je vous demande
pardon...
— Vous plaisantez.
.— Mais que voulez-vous..., je souffre tant que je suis injuste...
— Brave ami..., si vous croyez que je ne vous comprends pas...
Mais, nia parole d'honneur, vous avez tort de ne pas avoir con-
fiance... Je ne sais pourquoi, j'ai idée que tout cela s'arrangera au
mieux...
11 se frottait les mains avec satisfaction et murmura d'un air
singulier :
— En tout cas, vous pouvez être persuadé que si la Providence
a besoin d'un coup de main, je ne me ferai pas prier pour le lui
donner..., surtnul si le coup de main doit être un bon coup de
sabre on de revolver.
Il souriait en disant cela, les paupières plissées, laissant filtrer
un regard malicieux qui stupéfiait Jean...
— Que peuvent avoir à faire en tout cela votre sabre et votre
revolver?...
Henry Kinburn leva les bras vers le sommet de la tente et
répondit de façon évasivc :
— Sait-on jamais ?...
Puis, après un instant, il ajouta:
— Vous savez que j'ai eu pour compagnon à Londres, avant mon
départ, cet individu, vous vous rappelez, celui qui nous a rencon-
trés comme nous décrochions ce grand garçon de la branche de sapin
à laquelle il était pendu.
— Ah!... cb bien?...
— Eh liirn ! je lui ai tiré les vers du nez et j'ai appris bien des
choses ; d'ahorii que ce garçon — qui a l'air d'une brute, entre
parentiièses ~ est l'un des propriétaires de Ferme Flisahclh... lit
c'est pour l'avoir dans son jeu alin de « pepgcr « les meilleurs
terrains que lord Cornallell lui a promis la main de sa tille.
Jean de lirey sursauta, blême, l'œil hagard.
— Miss Kdwidge, In femme de cet homme? s'exclamn-t-il.
— liestez donc tranquille ; ce n'est pas encore fuit et, je vous
répète, je u'ui point idée que cela se fera...
— Mais enlin, qui peut vous faire parler ainsi î Si vous savez
quelque chose, ne me laissez pas dans l'inquiétude..., dites-moi...
1. Voir l'Ouvrier depuis le 2 mai t896.
— Je ne peux rien vous dire... ne sachant rien... Un pressen-
timent, ça ne s'expliijue ni ne se discute...
Jean comprit qu'il insisterait inutilement et demanda:
— Alors vous avez vu votre cousine ?...
— 11 y a trois jours, oui, ainsi que je vous l'ai dit; elle se porte
bien et est triste, mais nullement découragée, parce qu'elle espère
que la Providence la protégera...
— Et... lui? interrogea Jean de Brey d'une voix sourde...
l'homme?...
— Il doit se trouver, à l'heure actuelle, aux environs de Ferme
Elisabeth... pour se préparer au « peggage ».
Un silence suivit, durant lequel les deux jeunes gens restèrent
absorbés, chacun d'eux suivant ses pensées; tout à coup Henry
Kinburn retira de sa bouche sa courte pipe de merisier et, regar-
dant son ami droit dans les yeux:
— Dire que votre sort peut se décider... après-demain,.., mur-
mura-1-il.
— Comment cela !
— Admettez que la Providence vous favorise et que vous arri-
viez le premier sur les bons territoires... C'est une fortune colos-
sale qui vous tombe entre les mains et du même coup l'intérêt
que lord Cornallelt porte à ce garçon s'évanouit pour se reporter
sur vous...
— Avec celle différence que lui agit pour son compte, tandis
que moi je ne suis que le mandataire de ma compagnie...
— C'est juste ; en tout cas, les raisons pour lesquelles lord
Cornallelt lient à ce mariage n'existeraient plus et vous auriez
devant vous tout le temps nécessaire pour conquérir une situation
qui vous permette de briguer avec succès la main de ma cousine...
Une flamme brilla dans les yeux de Jean, mais elle s'éteignit
presque aussitôt et il murmura :
— Qui sait si les plans qui m'ont été remis par les directeurs
sont exacts?...
— Espérons-le ; en tout cas, c'est une chance que vous avez et
à laquelle certainement vous n'auriez pas songé...
Jean lui prit les mains, les serra avec effusion et dit d'une voix
affectueuse:
— Vous êtes un ami véritable, Henry ; et vienne l'occasion de
vous prouver ma reconnaissance, vous verrez que vous n'avez pas
eu affaire à un ingrat.
— Mais, j'en suis certain, mon bon Jean, repartit l'Anglais, dont
rattendiissemenl perçait à travers son flegme naturel.
Regardant sa montre, il s'exclama :
— Je vous demande pardon; mais il est six heures et je n'ai
que le temps de faire mouler mes hommes à cheval si je veux
galoper quelques milles avant la forte chaleur...
Une fois encore, ils se serrèrent les mains, et, cinq minutes
plus tard, à la tète de sa troupe, Henry Kinburn parlait au trot,
suivi par les regards de son ami; quand il eut disparu au loin,
dans un nuage de poussière, Jean de Brey poussa un soupir et s'en
fut vers le chariot autour duquel ses hommes avaient établi leur
campement; les bœufs, couchés dans l'herbe rare, ruminaient
lentement, tandis que les chevaux, entravés, mangeaient leur
provende en s'ébrouant : de dessous la bftche de cuir, un bruit
sortait produit par les ronflemenls des dormeurs.
Jean de Brey souleva un rideau et appela*
— Macker!... dormez-vous?
H y eut un bâillement, puis un grouillement dans l'ombre et
une voix, tout empâtée par le sommeil, demanda :
— C'est vous, monsieur l'inspecteur?...
— Oui, Macker..., j'aurais un mot à vous dire...
L'Irlandais se glissa hors du chariot et, très respectueusement,
son chapeau à la main :
— Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur l'inspecteur?
— Je voudrais savoir si nous avons encore loin d'ici Ferme
Elisabeth?
L'Irlandais hocha la tête et murmura :
— Une vingtaine de milles au moins; an train dont marchent
les bœufs, ça nous fait près do cinq petites heures...
— C'est beaucoup...
— Penh ! en partant d'ici à quatre heures — le plus fort de la
chaleur passé — nous arriverons assez à temps pour camper
avant la nuit...
Le ton, l'attitude de Macker avaient, depuis la veille, subi une
transformation radicale, etsiJean eAl été lui-même moins absorbé
dans ses réflexions, il n'eût certainement pas manqué de le remar-
quer; mais, en ce moment, il songeait à la conversation qu'il
venait d'avoir avec Henry Kinburn, et une sorte de fièvre s'était
emparée de lui : si la chance le favorisait, il pouvait, en
« peggant » les terrains de Ferme Elisabeth, détruire les projets
de ce rustre de Doer et se rendre lord Cornallelt favorable...
C'est pourquoi, aussitôt seul, il était venu, sous prétexte d'in-
terroger son guide sur la distance h parcourir, avec l'intention de
lui demander quelques renseignements sur le terrain où il allait
avoir h opérer ; seulement, maintenant qu'il avait cet homme
devant lui, il lui semblait sentir ses regards sournois l'examiner eu
dessous, comme s'il se fût douté du véritable motif pour lequel on
venait de l'arracher au sommeil.
L'OUVRIER
99
I
Alors, embarrassé, honteux, il dit :
— liien, je vous remeicie..., îlacker; vous préviendrez les
hommes que 1 on partira tantùl à quatre beures.
Cela dit. il tourna les talons, gagna l'endroit où les chevaux
fiaient entravés, ditacha le sien, le brida et, sautant en selle,
s'éloigna, au trot, battre le pavs environnant, tout en promenant
les espérances nouvelles que Kinburn avait fait pousser dans son
cœur.
Macker, lui, était rentré dans le chariot; seulement, au lieu
d'aller s'allonger sur la botte de paille qui lui servait de matelas,
il était demeuré à genous, l'œil collé à l'enlre-baillement de deux
rideaux réunis, regardant l'inspecteur monter à cheval, puis
s'éloigner, cependant qu'un sourire singulier courait dans sa barbe
rouEsàtre.
— Bon!... bon !... murmura-l-il entre ses dents au bout d'un
instant, il y viendra et nous aurons, je crois, de quoi rire...
■H se frotta les mains, silencieusement, dans un geste satisfait et
ajouta :
— Eh ! eh ! masler John Sturk .... nous savons où vous retrouver
maintenant, et si vous voulez faire le malin, nous aurons de quoi
vous faire pincer.
Sur ces paroles qui trahissaient un état d'âme non dépourvu
d'espérance, notre homme regagna sa couche et, s'y allongeant, ne
larda pas à s'endormir du sommeil du juste, sommeil que durent
certainement hanter des rêves dorés...
Ainsi que l'avait décidé Jean de Brey, on leva le camp sur les
quatre heures et l'on partit à une allure suffisamment vive pour
pouvoir espérer atteindre le point d'étape un peu avant l'heure
indiquée par l'Irlandais ; on traversa la rivière Vaal, sur le pont
cette fois, ce qui reporta les souvenirs de Macker à quelques mois
en arrière et lui mil au cœur une rage sourde contre ce John Sluck
qui s'était si habilement servi de lui et de Zeîto, pour ensuite se
moquer d'eux avec tant d'audace.
Mais M. l'inspecteur, qui trottait en avant, ayant ralenti
l'allure de son cheval pour se venir ranger contre le chariot,
Macker cessa de penser au passé pour songer au présent et, en
dessous, se mit à examiner le jeune homme.
— Certainement, songeait-il, il a quelque chose à me dire ou à
me demander... Quoi? je le devine peut-être..., certainement même,
mais pas si bête que de parler le premier....
Et il continuait à siffloter tout doucement entre ses dents,
paraissant fort attentif à examiner le paysage...
Alors, de son côté, Jean feignit de se méprendre à l'expression de
physionomie du contremaître et s'exclama d'un ton inquiet :
— Dites donc, Macker, est-ce que vous ne vous reconnaîtriez
plus?
L'Irlandais eut un petit tressant et le regarda d'un air étonné,
comme s'il eût été surpris de le voir là...
— Plaisantez-vous, monsieur l'inspecteur?... Je connais ce pays-
là comme ma poche...
Un sourire de satisfaction sembla effleurer les lèvres du jeune
homme, qui répéta d'un ton dégagé, affectant même la plaisanterie :
— Alors, vous devez connaître les bons endroits T. ..
— Les bons endroits? répéta Macker, qui paraissait ne pas
comprendre.
— Oui. pour « pegger » plus à coup sur... Si vous aviez quelque
renseignement à me fournir?...
Bien que parlant avec un semblant d'assurance, Jean souffrait
énormément ; lui qui, toujours, avait eu horreur de tout ce qui, de
près ou de loin, touchait à l'argent, il éprouvait une répugnance à
traiter ce sujet et il fallait vraiment qu'il se trouvât encore sous
l'impression de ce que venait de lui dire Uenry Kinburn, pour qu'il
se résignât à parler ainsi.
Mais aussitôt, craignant que celui auquel il s'adressait ne lui
prêtât quelque intention d'intérêt persoimel, il ajouta :
— Si, grâce à vous, on pouvait arrivera un meilleur résultat, la
compagnie saurait certainement vous témoigner sa reconnais-
sance...
Macker eut une petite moue de dédain.
— La compagnie! répéla-til. Ahl monsieur l'inspecteur, dequoi
venez-vous me parler là? Vous savez bien ce que sont les capi-
talistes : dès qu'ils ont touché leur argent, ils ne vous connaissent
plus...
Jean crut comprendre qu'il était inutile d'insister et déclara
d'un ton sec :
— N'en parlons plus et mettons que je n'ai rien dit...
Il allait rendre la main, lorsque l'Irlandais s'écria :
— Parlons-en, au contraire, mais pas dans ce sens-là.
— Comment l'entenilez-vous?
Macker hésita un moment; puis, se décidant:
— Tenez, dit-il, je ne vous connais pas depuis longtemps et je
ne devrais guère avoir de sympathie pour vous, puisque vous
m'avez pris ma place...
— Comment! votre place?
— Dame! il y a deux ans que je suis à la compagnie, moi, et
j'avais bien le droit de compter sur ce poste d'inspecteur; vous,
vous arrivez il y a trois semaines et crac, on vous nomme... Mais
tout ça importe peu, et c'est poui- vous dire que, malgré le préju-
dice que vous m'avez causé, j'aurais plus confiance en vous qu'en la
compagnie...
Jean haussa les épaules et répondit:
— Je vous remercie de la bonne opinion que voulez bien avoir
de moi, mon cher .Macker, et à Ir.- vision, je pourrai vous prouver
que vous ne vous êtes pas trompé s :r mon compte; niallieurcu-
semont, je ne suis rien et il ne m'est pas possible de prendre des
engagements en cette affaire.
Il ajouta au bout d'un instant :
— N'en parlons donc plus... Je suivrai les indications de la
compagnie, en souhaitant que ce soient les bonnes...
La conversation s'arrêta là; Jean donna du talon à son cheval
et prit les devants, suivi parles regards de l'Irlandais, qui souriait
dans sa barbe d'un air singulier, et le reste de la route s'elfectua
sans qu'un seul mot fût prononcé entre eux.
Vers neuf heures, on arriva enfin à l'endroit que la compagnie
avait indiqué à l'inspeclein" comme le plus propice pour établir
son campement, de manière à ce qu'au jour désigne il fût tout
porté pour « pegger » les terrains qu'on lui avait signalés.
— Diable! murmura-t-il avant de mettre pied à terre, ayant
examiné du haut de sa selle les environs et ayant reconnu, non
loin, de tous côtés, des campements semblables à celui qu'il allait
installer, nous ne sommes pas seuls.
Et, appelant .Macker d'un geste, il lui montra les silhouetles de
chariots qui s'estompaient dans la brume du soir, ainsi i]ue les
chevaux et les boeufs que l'on distinguait encore, mais vaguement
déjà.
— Qu'est-ce que ces gens-là? demanda-t-il.
— La concurrence, monsieur l'inspecteur, gouailla l'Irlandais;
probable que les terrains que nous visons jouissent d'une bonne
réputation, et alors, tout le monde tient à leur rendre visite.
Il ajouta, en frappant sur la crosse de sa carabine :
— Je crois qu'il faudra jouer de ça...
Jean sursauta sur sa selle, non que l'idée d'une arme à feu
l'émotionnàt le moins du monde, mais c'étaient là des mœurs
toutes nouvelles pour lui et l'on comprendra que sa correcliou
d'ancien officier s'émût, au premier abord, de ces procédés de fli-
bustiers.
— Mais je croyais que maintenant c'était le sort qui décidait
les emplacements.
— Point ; c'est-à-dire qu'il est question de faire voter une loi
comme ça au Volksraad; mais c'est toujours au premier arrivant
que les leiTains appartiennent.
Jean, durant celte courte explication, mordillait sa moustache,
mécontent d'apprendre cela, ne se sentant pas 1 homme de la
situation, répugnant à jouer un semblable rôle, et d'un autre côté
hésitant à trahir la confiance qu'avaient eue en lui les directeurs
de la compagnie.
11 donna l'ordre néanmoins de dételer le chariot, de parquer
les bœufs, d'entraver les chevaux et. après avoir mangé sommaire-
ment le contenu dune boite de conserves arrosé d'une bouteille de
bière, se retira dans sa tente pour y méditer tout à loisir sur sa
rencontre avec Henry Kinburn et les espérances mises à nouveau en
lui à la suite de cette rencontre.
Macker, lui, dès qu'il avait vu l'inspecteur enfermé chez lui,
s'était donné de l'air et, sous prétexte d'aller voir si, dans les cam-
pements voisins, il ne rencontrerait pas quelque ami. il était parti
pour rôder par là; la vérité, c'est qu'il voulait savoir si, par
hasard, il ne rencontrerait pas John Sluck dans ces parages.
La nuit précédente, tandis que Henry Kinburn et Jean de Brey
causaient en toute sécurité, ils étaient loin de se douter que leur
entretien avait un témoin qui, aplati contre le sol, l'oreille collée
à la toile de la tente, n'avait pas perdu un mol de ce qu'ils
avaient dit.
Or, ce (émoin n'était autre qne l'Irlandais : assez surpria de la
rencontre des deux amis, et quelque peu étonné surloulile voir l'in-
specteur aussi intimement lié avec un gentleman d'allures aussi
accomplies que rofficier commandant ce détachement de police
montée, il avait jugé, sinon nécessaire, du moins intéressant de
savoir à quoi s'en tenir sur la nature des relations qui existaient
entre ces deux hommes.
C'est pourquoi il s'était glissé hors du chariot, sitôt ses com-
pagnons endormis, et était venu s'embusquer en un endroit où,
perdu dans l'ombre, il fut certain de n'èlre pas dérangé : on juge
si ce qu'il availentondu l'avait slupéf.iil etsurloul réjoui : comment !
ces ge[is-là connaissaient John Sluck, Guillaume lirey ! et non
seulement ils les connaissaient, mais encore ils les avaient comme
adversaires I
Cela étant, peut-être y aurail-il moyen de s'entendre, et c'est
pourquoi il s'était altendu à ce que l'inspecteur le queslinnnàl sur
les terrains aurifères de Ferme Llisabelh : du moment que ilans
l'opéralion du surlendemain il avait des intérêts persouucls, la
situation changeait.
Mais on a vu comment Jean de Brey, éprouvant une répugnance
bien compréliensilde, s'était lu, et cette réticence avait roniiaint
ÎMacker à remeitre à un autre momenl l'examen d'un plan dv<^"
l'idée lui était vcjiue.
Pour l'inslanl, une chose le préoccupait par-dessus luul : savcir
iOO
L'OUVRIER
où caoïpait John Stuck et s'aboucher avec lui, à l'improvislc, pour
tâcher de savoir ce qu'il avait dans le ventre , dans la conversation
qu'il avait surprise entre linspecteur et rofficier anglais, il avait
entendu celui-ci annoncer que Sluck se trouvait sur le territoire
de Ferme Elisabeth, se préparant à « pegger ».
Cela prouvait tout simpleoient que l'ami John était bien impru-
dent ou bien impudent : dans l'un ou l'autre cas, il méritait de
recevoir une leçon, et il la recevrait; c'était même pour la lui
donner que Macker s'ea allait rôder vers les campements des
environs...
Mais vainement les parcourut-il les uns après les autres,
interrogeant même les gens qu'il trouvait occupés à boire et à
jouer, non seulement il ne put ai-river à mettre la main dessus,
mais encore à avoir le moindre renseignement sur le personnage.
Il s'en revenait donc de fort mauvaise humeur, se demandant
si l'officier rencontré par l'inspecteur n'avait pas menti ou plutôt
si John Stuck, en malin qu'il était, n'avait pas envoyé quelqu'un
V pegger » à sa place, avec défense absolue de parler de lui.
Quoi qu'il en fût — au surplus — le plus clair dans tout cela,
c'est qu'il n'avait pas découvert Johu Stuck et que, dans ces
conditions, il lui fallait se résigner à être volé par ce misérable
Anglais; mais la résignation n'était pas le fait de Macker et il
marchait, défllaut tout sou chapelet de jurons, plus énergiques les
uns que les autres, lorsqu'un attelage qui arrivait grand train en
sens inverse de lui l'obligea à se ranger sur le côté de la route...
Brusquement, les mules s'arrêtèrent et celui qui les conduisait,
passant sa tête hors de la bâche de toile qui recouvrait la voitm'e,
cria:
— Eh! l'homme!... un renseignement, s'il vous plait!
Macker poussa un cri de joie ; à la lueur du falot accroché sur
le flanc de la voiture, il venait de reconnaître la face sombi-e de
Zeïto; le métis, de son côté, ne parut pas mécontent de rencontrer,
si juste à point pour lui servir de guide, le contremaître et, sous
sa direction, il conduisit son véhicule en un point qui se trouvait
à une distance à peu près égale de tous les campements.
Mais comme il voulait dresser sans tarder sa toile de tente et
installer sa buvette pour être le lendemain, dès le point du jour,
prêt à débiter sa marchandise, Macker haussa les épaules.
— Il s'agit bien de ta bière et de ton alcool, déclara-t-il ; si
nous savons nous y prendi-e, nous serons riches pour le reste de
nos jours.
— Ah bah t fit le métis, pour qui ce langage n'était pas nouveau
et qui, par conséquent, écoutait sans emballement celte com-
munication.
— Oui, John Stuck est ici... et ce Boer du diable également...
A ces derniers mots, une flamme s'alluma dans les prunelles
de Zeïto.
— Ah t ah I grommela-t-il en serrant les poings, ça, c'est autre
chose... Et où ça, en quel endroit?...
Il s'était levé de dessus le tonneau qui lui servait de siège et
paraissait prêta se lancer à la recherche de son ennemi...
— Un moment, fit Macker. en l'arrêtant, il ne s'agit pas, pour
un coup de couteau, de gâcher bêtement une affaire superbe et
de cracher sur la fortune, quand elle se présente à nous... Tu n'en
mourras pas pour attendre...
— Pour qu'il m'échappe encore..., gronda Ze'ito; non, je le tiens
et cette fois je ne le lâcherai pas...
— Pardon, dit froidement le contremaître, tu ne tiens rien
du tout, et puis, si tu sais quelque chose, c'est par moi et ce serait
bien mal reconnaître le service que je te rends en allant contre
mes projets.
Le métis eut un geste brusque.
— Chacun pour soi I... grommela-t-il.
— Tu oublies qu'une peau d'Anglais ça coûte cher pour un
homme de couleur, et que les potences ne sont pas longues à
dresser quand il s'agit d'y accrocher un métis...
— Qu'importe 1 si, avant, je lui ai fait son affaire.
Macker étouffa uu juron et, tirant subitement de sa poche un
revolver, en appliqua le canon sur la poitrine du métis.
— Et... si je te brûlais, déclara-t-il avec énergie.
L'autre, interloqué, balbutia :
— Tu veux plaisanter! Est-ce que ce n'est pas ton ennemi, à toi
aussi ?
— Peu m'importe !... si je dois être riche, que me fait sa peau!
Puis, voyant le métis un peu calmé, il le contraignit à s'asseoir
et, se penchant vers lui :
— L'inspecteur que j'accompagne ici pour « pegger » est un
ennemi du Boer et j'ai idée que s'ils se trouvaient tous les deux
face à fane, ils auraient ensemble une conversation dont les suites
pourraient bien te satisfaire...
— Ce ne sei-ait pas la même chose I grommela le métis en
hochant lu tète et eu crispant les poings.
— Assez..., fil impérativement Macker; si je te parle de ça.
c'est parce que, à deux, on voit souvent mieux les choses que tout
seul; or, si tu ne dois m'ètre d'aucun conseil ni d'aucune aide...
bonsoir; va de ton côté, moi je vais du loicn et tâchons de ne pas
nous rencontrer, car si tu t'avises de me coutrecarrer...
Puis, une idée soudaine lui venant .
— Tiens, fit-il, veux-tu faii-e un marché?... engage-toi à ne plus
penser au Boer jusqu'au moment, bien entendu, où tu pourras lui
taire son affaire sans me nuire, et moi, je m'engage à te laisser
le champ libre auprès de Mme Van Dereboum.
Le métis sursauta et, la face soudainement épanouie, illuminée
par un sourire radieux :
— Tu ferais cela! murmura-t-il, incrédule.
— Comme je te le dis; mais à une condition...
Le métis s'étreignit le front à deux mains, comme s'il eût voulu
pétrir sa volonté, la broyer, et, après un silence, déclara ;
— C'est entendu; j'attendrai... Maintenant, que faut-il faire?
— Rien autre chose que te tenir prêt à me donner un coup de
main, si j'ai besoin de toi: ah! il faut aussi — afin de n'éveiller
aucun soupçon — te donner comme étant ici en passant ; de la
sorte, tu pourras plier bagage à ta fantaisie., sans que l'on songe
à s'étonner d'un si brusque départ.
— Je ne resterais pas ici?...
— Non; j'ai idée que nous avons suivi une mauvaise piste et
qu'en nous entêtant, nous n'arriverions pas au filon d'or qui doit
faire notre fortune.
Il hocha la tête vers le campement, qui maintenant se recon-
naissait aux feux allumés pour cuh-e le souper et éloigner les bêtes
fauves, et ajouta :
— J'ai idée que ceux-là ne « peggeront » pas grand'chose...
— Cependant, tout le monde prétend que le nord de Ferme Eli-
sabeth est le côté le plus riche en minerai.
— Je le sais bien, puisqu'on nous y envoie aussi..., mais ce n'est
pas une raison, et si les choses marchent comme je l'espère, nous
lèverons le camp au plus tôt.
— Pour aller où ?
— Là où est déjà John Stuck ; or, comme avec lui se trouve
le petit-fils de Prétorius Brey, je n'imagine pas que le gas soit sans
connaître les bons endroits...
Le métis eut du bras un geste large qui embrassait tout l'horizoa
et murmura d'un accent découragé :
— C'est grand... Ferme Elisabeth...
— Oui, mais ce que le jeune connaît, le vieux le connaît aussi.
— .Et tu crois que le Prétorius t'indiquerait les meilleurs terrains
dont on le dépouille?
— Si je le crois t. .. La preuve, c'est que tu vas me prêter une
de les mules et que j'y file tout de suite.
(La suite auprochain numéro.) G. Le Faure. .
LES VIEUX SOLDATS
UN aïeul de CHAPUZOT^
Par JEAN DRAULT
XllI
ARCOLË
Cette f.imeuse bataille d'Arcolea duré tros jours, chers parents,
et elle a coûté bien des hommes aux divisions Augereau et Massép->
Le premier de ces trois jours, c'est-à-dire le :25 brumaire dernier,
le petit général Bonaparte a éprouvé le besoin de rosser une fois
de plu.»; les Autrichiens et il a dit à .\ugereau, un ancien sous-offl-
cier qui est parvenu au grade de général de division après des
1. Voir l'Ouvrier depuis là S mai 1896.
X'OUVRIER
101
aventures de chien : « Tu vois le pont qui
est lii-bas, il faut niarciier dessus avn-
ta division et l'emporter, quand mcim;
'le tonnerre y serait.
— Bien, » qu'a dit Augere^i, et l.e
voilà parti.
11 fait passer ses hommes sur r.\(ffc,»t',
une des plus belles rivières de l'ilalio,
grâce à un pont de bateaux que nos pon-
tonniers avaient établi près de Ronce.
Il pousse vers Aréole, à seule fin île
forcer le fameul pont qui contrariait
le général Bonaparte, et il reçoit uuô
pile.
Le canon du général Alviutzy, l'Autri-
chien, lui envoyait des boulets qui lui
coupaient en deux des files entières de
cavaliers et de fantassins, comme avec
un couteau.
Nous autres, delà division Masséna,
nous étions restés à Ronce, pour euipè-
cher la division Augereau d'être tournée,
car si elle avait été traitée par derrière
comme elle l'était déjà par devant, chère parents, il n'en serait
pas revenu un seul homme!
Nous avons vu passer au galop, avec tout son état-major, le
général Bonaparte.
Il était furieux de la pile qu'Augereau venait de recevoir, et
nous l'avons vu prendre un drapeau, et s'élancer sur le pont le pre-
mier de tous, en criant : en avant 1 .\lors, voilà le général Augereau
qui le suit, et dis autres généraux!... Le soleil tapait sur leurs
épaulettes d'or;
c'était magni-
fique, etdes mil-
liers d'hommes,
fantassins et ca-
valiers se jettent
à leur suite.
Mais c'était
par charretées
qu'on les voyait
culbuter dans
l'Adige, telle-
ment les bou-
lets et les balles
tapaient dans le
tas.
Le général
Bonaparte a été
entraîné de force
en arriére par ses
aides de camp.
Ça n'était plus
tenable, et notre
capitaine Roufi-
gnac disait :
— Voilà tout de même un séneral diantrement républicain que
celui qui nous commande en chef I... Ahl... Que Je voudrais y être
sur cet aristocrate de pont!...
Tout d'un coup. on ne voit plus Bonaparte. Etait-il tué?... Non.
chers parents, il n'était pas tué, et il avait eu l'idée drùle — dame,
ça arrive aux plus instruits et aux plus intelligents, de faire des
bêtises — de se flanquer dans un marais pour faire la route à
l'abri de la digue qui était balayée parles boulets.
Cette digue traverse le marais de Ronce à .\rcole et probable-
men! que Bonaparte songeait à gagner le pont derrière elle, sans
se faire voir.
Mais va te faire fiche!... Voilà mon Bonaparte qui patauge
avec ses généraux qu'on dirait des vraies grenouilles: ..
Et pour déveine, voilà Alvintzy qui voit la misère de notre
général en chef et qui fait converger ses
feux sur l'état-major.
Le général Masséna arrivait alors ai
galop de notre compagnie.
— Qu'est-ce que fait cette f... bête
d'Augereau, qu'il laisse le général en
chef dansl'embarras! qu'ilsemetà crier.
Puis, il dit à Roufignac :
— Capitaine I Prenez-moi vos grena-
diers et allez me repêcher le général en
chef qui ne peut pas s'en tirer.
— En avant! que crie le brave
Roufignac. En avant, pour la liberté et
contre la tyrannie I
Et nous voilà, répétant : en avant!
et courant danslemarais. oùnous avons
bientôt de la boue jusqu'aux cuisses.
On pataugeait dans les herbes qui
s attachaient après nos jambes, quelquefois on butait, on tom-
bait h- nez dans la gadoue. Ah! on était propre, fallait voir ça!
mais on se repêchait les uns les autres et on avançait quand
même ilu coté du général Bonaparte, malgré les balles qui fai-
saient blic, blad, qu'on aurait dit un feu d'artilice de boue.
Le général en chef en avait jusi|u'aux aisselles, vu qu'il était
descendu de cheval et qu'il se cramponnait à la queue
de sa bête cemme un pauvre homme à la queue du diable.
— X l'aide! grenadiers!... (lu'il se met à crier.
Je m'élance, et j'ai le bonheur d'arriver jusqu'à Kii.
— .Mon général, que je lui dis respectueusement, je
s lis plus grand que vous; pas de danger que je sois en-
glouti. .Montez sur mon dos.
Il fait comme je lui dis, et, pendant ce
temps-là, Flamboche fait aussi monter sur
son dos un autre général de l'état-major.
Bientôt, nous sommes une douzaine de gre-
nadiers qui marchons vers la rive en por-
tant un général. Mais c'était moi qui portais
le plus fameux et jamais je ne me suis senti
aussi solide.
— Grenadier, que m'a demandé le gé-
néral Bonaparte, est-ce que je suis lourd f
— .Mon général, que j'ai répondu, la gloire, ça n'est jamais
lourd !
Il a paru très satisfait de ma réponse qui était celle d'un mili-
taire bien élevé, je crois.
Au même instant, nous entendons la vois du brave capitaine
Roufignac qui s'écriait :
— Colonne contre la cavalerie!... .Mort à la tyrannie!...
C'était un escadron de honsards d'.Mvintzy qui était parti de
l'autre boM du marais
et qui avait été envoyé
exprès pour cueillir "le
général Bonaparte.
Vous voyez d'ici la joie
des Autrichiens s'ils
avaient réussi leur peiit
coup!...
Et voilà pourquoi le
brave Roufignac faisait
former le carré à nos
camarades. C'était pour
protéger notre retraite.
Les housards ont été
mal reçus, comme bien
vous pensez. Les pre-
miers rangs ont été dé-
molis;ceux qui suivaient
se sont empêtrés dans
les premiers, et ils
n'ont pas pu tourner
bride; ils ont été abat-
tus jusqu'au dernier!
Ce qui fait, chers
parents, que j'ai pu
porter jusque sur la
terre ferme, sans accident, le général qui est l'espoir de la Ré-
publique.
Et le général Bonaparte m'a demandé :
— Comment fappelles-tu, grenadier?
— Chapuzot, mon général.
— D'où es-tu?
— De Sauleuil, mon général.
— To as sauvé ton général en chef d'une prise certaine, qu'est-
ce que lu veux pour ça?...
— Ce que vous voudrez bien me donner, mou général.
— Veux-tu un fusil d'honneur?...
— .l'en ai déjà un, mon général.
— Sais-tu lire ?
— Oui, mon général, je'lis quand ce
n'est pas trop fin et j'éciis près de cm-
quante mots à l'heure.
— Sais-tu compter?
— Jusqu'à cent cinquante, mon gé-
néral.
— Très bien, grenadier Chapuzot, je
te ferai caporal au prochain engagement.
Si on t'oublie, préviens-moi.
Alors, chers parents, j'ai remercié
avec jubilation, et le petit général Bona-
parte est remonté sur son cheval tout
crotté et il est reparti suivi de son état-
major.
Il n'a pas ri une fois, tout le temps
qu'il a parlé, et son œil d'aigle a regardé
continuellement du côté de l'ennemi.
Aloca, nous avons sejoint notre corn-
<02
L'OUVRIER
pagnie qui avait perdu pas mal de ses grenadiers dans le marais,
et nous sommes retournés prendre place dans notre demi-brigade.
La nuit vient, nous allumons des feus pour nous sécher, mais
en ayant soin de prendre un fossé très profond, pour que l'ennemi
ne nous aperçoive pas.
On se repose, on dort, il y en a même qui risqufint une petite
soupe pour se réchauffer l'intérieur, et, comme chaque fois qu'on
s'amuse à essayer de faiix la soupe, voilà l'ordre de partir qui
arrive...
— Laissons-la toujours bouillir, dit Flamboche, on la retrouvera
quand nous reviendrons.
C'est une manière de plaisanterie qui plaît à Flamboche, mais
qui ne remplace pas la soupe, pour ça, non !
Machurel, avant de prendre son tambour, a piqué avec sa
fourchette un bout de lard dans la marmite et s'est sauvé avec, en
disant :
— Les Autrichiens ne l'auront pas, celui-là!
Enfin, chers parents, nous passons l'Adige sur un pont de
bateaux, en pleine nuit, et sans faire de bruit, au-dessous de l'en-
droit où l'Aefon, une petite rivière, se jette dans l'.^dige.
Nous suivons la rive gauche de l'Adige, nous passons entre les
lignes autrichiennes, et nous occupons Arcole presque sans nous
battre.
Oui, mais voilà le revers de la médaille, chers parents. Les
Autrichiens s'aperçoivent que nous sommes dans Arcole, ils nous
courent dessus, nous bombardent devant, derrière, sur les flancs,
pendant que les habitants nous canardent de leurs maisons.
— Chiens d'émigrés! criait le brave capitaine Itoufignac qui ne
voit partout que des ennemis de la Hévolution.
Mais les balles pleuvaient de tous les côtés, et pour comble de
malchance, voilà que des escadrons de lanciers nous arrivent par
tous les coins de rue, qu'il n'y avait plus moyen de tenir, ou qu'on
n'avait pas le temps ni la place de former des carrés. On s'est fait
tuer et ceux qui n'étaient pas trop blessés se sont mis à filer.
Masséna aurait tout de même bien pu soutenir un peu notre
brigade qu'il envoyait comme ça à la mort, sans l'appuyer seule-
ment sur un peu de cavalerie.
Et moi, je me disais ;
— Malheur de malheur!... Voilà bien le premier engagement
qui a eu lieu depuis que j'ai sauvé le général Bonaparte du marais,
.le pourrais lui demander à passer caporal; pourtant ce n'est pas
le moment!... Coquin de Masséna, de ne pas nous avoir soutenus.
J'enrageais!
Et voilà que nous passions, en battant en retraite, sur le fameux
pont d'Arcole où Bonaparte s'était élancé si courageusement la
veille.
Nous avons l'ennemi dans les reins, et nous tombons dans la
division Augereau qui se met d'abord en panique.
Mais voilà qu'on apprend que cet animal de Masséna, qui avait
des remords de ne pas nous avoir appuyés dans notre marche sur
Arcole, avait suivi la ligne d'Arcole à Saint-Martin avec un seul
bataillon et cent cavaliers, et qu'il venait défaire prisionniers cinq
bataillons autrichiens!
Ah! dame!... Ça nous a redonné du cœur au ventre: nous
avons fait demi-tour et le pont a été repris tambour battant.
Machuret, qui avait profilé de ce qu'on battait en retraite
pour manger avec son biscuit son lard de la nuit, faisait plus de
bruit à lui tout seul que tous les autres tambours de la demi-bri-
gade. Celte nuit-là, il en a crevé trois, des tambours. Heureuse-
ment qu'il avait de quoi les remplacer, vu le nombre d'hommes tués
et qui ont comme ça leur décompte du fameux milliard voté parla
Convention, etque le Directoire ne distribue toujourspas aux soldats
de la République.
Nous avons couché sur nos positions, et ce n'est que le lende-
main, chers parents, que la division Augereau a marché sur
Arcole par la gauche de la rivière, et la nôtre, parla droite.
Alors, la victoire a été complète ; j'ai cherché tant que j'ai pu
à recevoir dans la mêlée un bon coup de sabre pour pouvoir me
présenter dignement devant le général Bonaparte.
Mais quand la guigne vous tient, chers parents, elle vous tient
bon!
Je n'ai pu trouver un seul coup de sabre ou de ba'ionnette, et
pourtant j'allais dans les endroits où on se tuait le plus.
El le plus triste, c'est que je n'ai pas pu trouver non plus, après
la bataille, le général Bonaparte.
Voilà pourquoi je n'ai pas pu lui demander ce qu'il m'avait
promis, à savoir : le grade de colonel ?
Mais la guerre n'est pas finie, heureusement. Flamboche dit
comme ça qu'il y en a pour des mois, et Bras-d'acier prétend que
Flambochese trompe, et qu'il n'y en a pas pour des mois, mais bel et
bien pour des années.
Aussi, ça me rassure, et c'est bien le diable si, dans le pro-
chain engagement, je ne me fais pas donner un bon coup de sabre
dans le cou, un bon coup de baïonnette dans le ventre avec une
bonne balle dans le gras de la jambe.
Si je réussis à ça et (pie j'aie la chance de rencontrer le petit
général Bonaparte, je serai, chers parents, le caporal Chapuzotet
je crois qu'on en causera, ce jour-là, dans Santeuil!
Mais il y a déjà un mois que je suis après celte lettre, et il
est temps que je la termine.
Je vais donc vous raconter une histoire d'espion qui est arri-
vée au général Dumas, vous savez, ce nègre qui est si fort.
Elle est drôle comme tout, et, dans toute la division Masséna,
on en rira longtemps.
(La suite au prochain numéro.) Jean Drault.
MADEMOISELLE FIN DE SIÈCLE
Les Veillées des Chaumières commencent aujourd'hui la publi-
cation de Mademoiselle Fin de Siècle, spirituel roman dû à la plume
si alerte de Henry Bistcr, que nos lecteurs connaissent bien.
De jolies pages, écrites d'un style pimpant, des situations bien
amenées, de bons conseils doiiceiuenl donnés, tel est le bilan de
cet ouvrage auquel nous prédisons le plus éclatant succès.
Les Veillées des Cimumières se trouvent, au prix de cinq cen-
times, le mercredi et le samedi, chez tous les libraires, marchands
de journaux et dans les gares.
On s'abonne pour un an aux Veillées des Chaumières, moyennant
6 francs pour la France, l'.^lgérie et la Belgique, moyennant
7 francs pour les autres colonies et les autres pays étrangers.
Écrire à M. HENRI GAUTIER, directeur, 53, quai des Grands-
Augustins, à Paris.
CHRONIQUE HEBDOMADAIRE
ELECTIONS ACADEMIQUES. — LES DÉDAINS DE M. ZOLA ET SES DÉMARCHES.
— SALON ET CÉNACLE. — UN CANDIDAT DE DIX-SEPT ANS. — LE
COMTE DE BOISSY ET SON AMI. — LA CANDIDATURE d'UN JOUEUR DE
PIQUET. — LE MARÉCHAL DE SAXE. — Sela mullet komuie unebage
à un chat. — le grand-père et la grammaire. — un plaidoyer
DE VILLEMAIN. — LA ST.WUE DE CHARLET A SCEAUX. — DISCOURS DE
CHARLET a GERICAULT. — SA MORT, SON OEUVRE. — LA BOURSE DES
TIMDRES-POSTE. — UN VILLAGE DU CONGO CRÉÉ AVEC 40 MILLIONS
DE VIEUX TIMBRES. — UNE COLLECTION VENDUE 400,000 FRANCS.
On a beau se moquer parfois de l'Académie française, il arrive
toujours un moment où les écrivains les plus dédaigneux capitulent.
Tel est le cas de M. Emile Zola. Il y a quinze ans, l'auteur de
r>l««om>«où' malmenait fort celte «institution caduque qui s'obstine
à vivre dans les temps nouveaux. » « Le grand courant moderne qui
doit l'emporter un jour — ajoutait M. Zola — passe sans s'inquiéter
de ce qu'elle fait et de ce qu'elle pense. El il est des années où l'on
peut véritablement croire qu'elle n'existe plus, tant elle paraît
morte. Pourtant la gloriole pousse encore nos écrivains à se parer
d'elle comme on se pare d'un ruban. Elle n'est plus qu'une vanité.
Elle croulera le jour où tous les esprits virils refuseront d'entrer
dans une compagnie dont Molière et Balzac n'ont pas fait partie. «
Eh bien ! le littérateur qui parlait en termes si méprisants du céna-
cle du bout du pont des Arts a remué ciel et terre depuis quatre
ans pour forcer les portes du palais Mazarin. El ses disciples ont
poussé l'effronterie jusqu'à solliciter dans les journaux du Boulevard
le concours du « parti des ducs » t
L'Académie est une bonne personne : comme elle a dû sourire
de ces flagorneries et de ces platitudes! Mais on ne saurait lui en
vouloir de barricaderparfoissa porte. Si elle n'apportait pas dans ses
choix un certain esprit d'exclusion, avec quel juste dédain ne la
traiterait-on pas! Personne ne voudrait se faire admettre dans un
salon ouvert aux premiers venus.
Au cours de certaines périodes de son histoire, les nominations
parurent dictées par l'esprit de coterie; il suffisait de porter un
beau nom pour figurer parmi les Quarante. C'est ainsi que le pré-
sident Séguier s'avisa, parail-il, de demander une place pour son
pelit-fils, le marquis de Coislin, un adolescent de dix-sept ans, dont
le seul titre était « sa vive inclination pour les belles connaissances i.
Mais le refus que l'Académie opposa à celte demande un peu
hardie prouve que les abus ne furent jamais bien criants. A la
même époque, un ami très titré du comte de Boissy, voyant que
deux grands seigneurs venaient d'être reçus coup sur coup, crut
devoir solliciter, à son loiir, un fauteuil.
a Je remarque avec plaisir, dil-il à Boissy, qu'il ne suffit plus
d'être un pédant pour faire partie de votre société.
— 11 est vrai, répondit Boissy, que l'Académie se remplit fort
de gens de qualité ; il faut pourtant toujours y laisser un certain
nombre de gens de lettres, quand ce ne serait que pour achever le
Dictionnaire, — et pour l'assiduité que des gens comme nous ne
sauraient avoir en ce lieu-là. n
»■»
L'ami de Boissy était probablement le compagnon de plaisir de
ce comte de Grammont dont la candidature fui patronnée par
Mmes de Lambert et de Huoelmoude.
L'OUVRIER
103
— Mais ses titres? disait-on.
— Ses li(res! répondait avec conviction Mme de Rupelmonde,
mais il joue fort bien au piquet et décidera s'il faut dire, en
joiianl. une « levée » ou un « lever «.
Bien différent de certains de ses contemporains. le maréchal de
Saxe refusa le fauteuil qu'on s'obstinait à lui offrir, o Le maréchal
de Villars esl bien de l'Académie ! « objectèrent les courtisans du
vainqueur de Fontenoy. Malgré cet exemple, le maréchal de Saxe
ne voulut pas en démordre et, dans une lettre fantaisiste, déclara
qu'il ne savait même pas l'orthographe. « Sela mollet, ccrivit-iJ,
homme une bage (bague) à un chat. » On n'insista plus. .M. de Bou-
gainville, le père du célèbre navigateur, n'avait pas les mêmes
scrupules. Ses titres étaient chétifs; il en convenait lui-même,
mais il s'en découvrit un qui avait le mérite de n'avoir pas encore
été présenlé : c'est qu'il était d'une très mauvaise santé, qu'il ne
pouvait attendre, et qu'il s'engageait d'ailleurs à ne pas jouir
longtemps de l'immortalité. Le Breton Duclos, homme peu com-
mode, s'empressa de répondre que « l'Académie n'était pas une
cxliême-onclion «..Malgré cette boutade, Bougainville fut admis et
nous devons convenir qu'il avait autant le droit à cette faveur que
Duclos lui-même Ses dissertations archéologiques valent peut-être
encore mieux que le fatras laissé par l'auteur des Considérations
sur les Mœurs.
Quand M. d'Aguesseau, le petit-fils du chevalier, fut élu. les
mauvaises langues annoncèrent que le discours du récipiendaire
serait bref. « >iessieurs, dirait-il, je suis ici pour mon grand-père. »
Kt le grammairien Beauzée, désigné pour le recevoir, devait aussi-
tôt lui riposter; « Et moi, monsieur, je suis ici pour ma gram-
maire. •
Il y a trente ans, comme on discutait la candidature d'un riche
personnage, le secrétaire perpétuel d'alors, M. Villemain, plaida
chaleureusement sa cause, donnant pour raison que r.\cadéuiie
était un salon, et qu'un salon ne s'ouvre pas aux seuls littérateurs.
Puis, se ravisant, M. 'V'illemain ajouta, non sans malice: 1 11 a fait
un livre, je le sais, mais c'est si peu de chose ! >
Hélas! mieux vaut encore pour notre pauvre société française
nn académicien dépourvu de tout bagage littéraire, qu'un littéra-
teur chargé de livres comme M. Zola!
.*.
La municipalité de Sceaux a décidé d'élever une statue à
Charlet. l'artiste populaire. C'est là une heureuse pensée : Charlet
est im des hommes qui 'ont le plus honoré notre pays par son
talent et par son esprit. Peu de dessinateurs furent aussi bien
doués. Une vocation irrésistible le poussa dos l'âge de quinze ans vers
la carrière artistique. Après avoir fréquenté pendant quelques
mois l'atelier de l'illustre Gros, celui-ci tinit par lui dire : « Allez,
travaillez seul, suivez votre impulsion, abandonnez-vous à votre
caprice, vous n'avez plus rien à apprendre chez moi! » Ce
fut à l'époque où il étudiait la peinture sous la direction de cet
illustre maître, et dès 1817, que Charlet produisit ses premiers
chefs-d'œuvre lithographies, dans lesquels il mit en scène les
grognards de la Grande-Armée, et retraça les épisodes les plus
glorieux de l'épopée impériale.
Une de ces compositions, le Grenadier de Waterloo, obtint
un immense succès; elle avait pour légende le mot célèbre attri-
bué a Cambronne : c La garde meurt et ne se rend pas! • mot
que l'un des amis intimes de Charlet, le colonel de la Combe,
croit avoir été imaginé par l'artiste lui-même. Cette lithographie
et beaucoup d'autres du même genre (Vous ne savez donc pas
mourir! V Aumône du soldat, etc.). furent accueillies avec enthou-
siasme par les ennemis de la Restauration. .Mais, il faut bien le
dire, le mérite artistique des dessins de Charlet fut compté pour
rien. « Ce qui le prouve, a dit M. delà Combe, dans l'intéressante
biographie qu'il a consacrée à son ami (Charlet, sa vie. ses œuvres,
ses lettres, etc.) c'est qu'au même moment, de magnifiques pièces
de Charlet ne trouvaient pas d'acheteurs et, par conséquent, pas
d'éditeur au plus vil prix. Tel était, d'ailleurs, le peu de casque
l'on faisait de son talent qu'il obtint à grand'peine de pouvoir
fournir une planche à la Vie politique et militaire de yapotéon.p&v
Arnault. En 1818, Cliarlet était réduit, pour gagner sa vie, à tra-
vailler dans l'atelier d'un méchant peintre décorateur, qui
l'cmplova notamment à peindre des lapins, des canards et autres
vicluailles sur les volels de l'auberge des Trois-Couronnes, à
Meudnn. Il lit en ce temps-là connaissance de Géricault, avec
lequel il fut lié depuis d'une étroite amitié. Charlet accompagna
Géricault à Londres, en 1820, quand ce célèbre artiste alla sou-
mettre aux .\nglais son Radeau de la Méduse, dont l'immense
mérite avait été méconnu au Salon de 1819. A ce séjour des deux
grands artistes en .Angleterre, se rattache ime anecdote qui donnera
une idée du caractère humoriste de Charlet. Géricault, maladif et
soucieux, manifestait depuis quelque temps les projets les plus
sinistres. Charlet. rentrant à une heure assez avancée de la nuit
à l'hôtel où les deux amis logeaient, apprend que Géricault n'est
,pas sorti de la journée; il va droit à sa chambre, frappe à plu-
sieurs reprises sans obtenir de réponse, et se décide à enfoncer la
porte. 11 était temps : Géricault, étendu sans connaissance sur son
lit, râlait près d'un brasier ardent ; quelques secours le rappellent
à la vie; Charlet fait retirer tout le monde, s'assied près de son
ami et l;ii dit: du ton le plus séri. ux : c Géricault, voilà déjà
plusieurs fois que tu veux mourir; si c'est un parti pris, nous ntj
pouvons l'etupôcher. .\ l'avenir, tu feras comme tu voudras; mais,
au moins, laisse-moi te donner un ccuiseil. Tu es religieux, très
religieux; tu sais bien que, mort, c'£sl ilevant Dieu qu'il te faudra
paraître et rendre compte; que pourras-lu réponilre, malheureux,
quand il t'interrogera f... "Tu n'as seulement pas diné! » Géricault,
éclatant de rire à cette saillie, promit solennellement que cette.
tentative de suicide serait la der..ière, et il tint parole.
*
• «
Nommé officier de la Légion d'honneur au commencement de-
1838, Charlet fut, vers la fin de cette même année, attaché à l'Ecole
polytechnique comme professeur de dessin. 11 accepta ces fonctions
avec joie et y déploya le plus grand zèle. -Aux estompages et aux
pointillés qu'on avait jusqu'alors enseignés aux élèves de l'Ecole,
il substitua le dessin à la plume, bien mieux appropri" aux travaux
de l'ingénieur et de l'homme de guerre, et, joignant l'exemple au
précepte, il fit paraître une suite de 52 dessins à la plume qui-
furent adoptés pour l'enseignement des écoles spéciales. Ces
modèles furent suivis de plusieurs séries de paysages. Charlet con-
tinua en même temps à faire de la lithographie; de 1838 à 1840,
il exécuta les 50 planches de la Vie civile, politique et militaire du
caporal Valentin, collection pétillante d'esprit et où l'observation
philosophique et morale est poussée fort loin. En 1841, il accepta
de l'éditeur Bourdin la mission d'illustrer de 500 dessins le Mémo-
rial de Sainte-Hélène, travail qu'il acheva en moins d'une année,
mais qu'il eut le regret de voir défigurer par la gravure.
Grâce à son activité infatigable, Chailel était arrivé à jouir
d'une modeste aisance et voyait sa réputation grandir chaque jour.
Mais sa santé, depuis longtemps chancelante, s'affaiblit bientôt
avec une rapidité effrayante. Incapable de s'astreindre au repos
absolu que lui prescrivirent les médecins, il devait mourir en tra-
vaillant. ' Dans les derniers jours, dit M. de la Combe, on poi^ait
Charlet mourant à son fauteuil, mais, le crayon à la main, ses
yeux s'animaient, la parole lui revenait, et, sur son pâle visage,
brillaient encore la vie et le génie... Le 30 décembre 1845. à dix
heures du matin, Charlet était dans son lit. 11 manquait d'air; il
fait signe d'ouvrir la fenêtre; il se fait conduire à sa table de
travail, soutenu par un de ses fils, .\ssis dans son fauteuil, il veut
saisir un crayon; mais c'est en vain... 11 prend la main dosa
femme, celle de son fils : « .\dieu. mes amis, leur dit-il, je meurs,
je ne puis plus travailler!... • Quelques moments après, il rendait
le dernier soupir.
L'œuvre -de Charlet est immense.
M. de la Combe, qui a recueilli et décrit toutes celles de ses pro-
ductions qui ont été reproduites par les procédés lithographiques,
n'a pas noté moins de 1,090 pièces. Charlet a dit lui-même avoir
fait en outre plus de l.oOO dessins à la sepia, à l'aquarelle, à la
plume, et en avoir déchiré un nombre presque égal dont il n'était
pas satisfait. Dans celte foule de dessins, aujourd'hui dispersés dans
le monde entier, on retrouve, indépendamment du mérite de l'exé-
cution, la même variété de pensées, la même finesse et la même
profondeur d'observation que dans les compositions lithographi-
ques. Mais celles-ci ont, de plus, l'intérêt que leur donne l'esprit
jeté à pleines mains dans les légendes qui les accompagnent et
dont plusieurs sont devenues des proverbes.
« Que de dessins admirables et que de charmantes idées! a dit
Eugène Delacroix; que de sentiment et que de verve! que de scènes
comiques ou attendrissantes dans cette vaste comédie humaine,
dans ces images doublement parlantes qui s'adressent au cœur et
à l'esprit ! •
Il parait que la Bourse des limbrcs-posle qui se tenait depuis
plus de vingt ans aux Champs-Elysées, avenue Gabriel, va se
déplacer. Les commerçants du Palais-Royal ont proposé aux jeunes
amateurs la galerie d'Orléans, où, grâce au vitrage, les habitués
pourront braver les intempéries des saisons. Cette offre sera-t-elle
acceptée? Il faut le souhaiter. L'avenue Gabriel est un peu loin.
Si la Bourse des timbres s'installe dans la galerie d'Orléans, il
nous sera plus facile d'assister à ses opérations.
C'est un commerce qui ne laisse pas d'être lucratif. Le peintre
Caillebotte, le frère du vénérable curé de Notre-Dame de Lorette qui
vient de mourir, était un des plus fervents collectionneurs de
timbres-poste qui fussent en France. Pendant de longues années, ses
matinées furent exclusivement consacrées à la classification et au
récolement des timbres nouveaux qu'on lui expédiait d'un peu
partout, et qu'il vérifiait en compagnie de son frère, collaborateur
quotidien de cette tâche. •
Un jour, Caillebotte se décida à vendre sa collection à un
Anglais qui lui en otîrait une somme considérable. Bien que le
prix de la transaction eut été tenu secret, on estime, dans le monde
de la « philatélie », qu'il ne fut pas inférieur à 400,000 francs.
M. Tapling, l'acquéreur, devait précéder Caillebotte dans la
i04
L'OUVRIER
tombe. En mourant, il légua la précieuse coUeclion au British-
Museum, où elle se trouve encore actuellement.
On compte dans le monde une centaine de milliers de collec-
tionneurs; dès qu'un timbre nouveau arrive sur le marché, les
riches amateurs s'empressent de l'acheter pour le coller dans leurs
albums. Plusieurs gouvernements américains ont eu l'idée de
spéculer sur cette manie. Tous les ans, ils changent leurs vignettes,
Mais l'amateur a trouvé le procédé peu délicat; il s'est dérobé
devant une marchandise qu'il considérait comme frelatée. Elle a
baissé alors et les intermédiaires ont » bu des bouillons » ; somme
toute, la spéculation a trompé ceux qui croyaient s'en enrichir.
Il en est de même actuellement des timbres surchargés. Il
arrive assez fréquemment que, dans nos colonies, une espèce
venant à manquer, l'office postal surcharge ou décharge, au moyen
d'un timbre sec, les timbres qu'il a en caisse. Dans les premiers
temps, les collectionneurs se jetaient avec avidité sur ces spéci-
mens; mais, comme toujours, d'habiles courtiers ont cru qu'ils
trouveraient la fortune en exploitant cette veine, et ils ont tué la
poule aux œufs d'ort Ils accaparaient d'un seul coup les timbres
coloniaux les plus demandés; pour faire face aux besoins, l'admi-
nistration se voyait obligée d'en surcharger ou d'en décharger
d'autres; alors, nouvel accaparement; mais, en même temps, on
s'arrangeait de façon à remettre en circulation les premiers
timbres" Le tour était joué! On expédiait les images recouvertes
du timbre sec à un correspondant du continent; celui-ci les
vendait — c'était marchandise rare — avec un beau bénéfice, et
l'on partageait les profits. Mais, à ce qu'il paraît, on a tant usé du
procédé, que l'amateur se dérobe de nouveau et que le timbre
modifié ne trouve plus d'acheteur aussi facilement qu'autrefois.
***
La 0 philatélie » ou timbromànie a fait beaucoup parler d'elle
dans ces derniers temps. Un jeune collectionneur, âgé de vingt-
trois ans, Emile Delahaeff, a été assassiné par un courtier en
vins, nommé Jean Aubert, qui voulait s'emparer de sa collection,
évaluée à 4,000 francs, pour vivre quelques mois sans travailler.
A ce bandit qui, pour se procurer des timbres, n'a pas reculé
devant le plus lâche des crimes, il est doux d'opposer les admi-
rables jeunes gens qui collectionnent de vieux timbres pour créer
des villages chrétiens au Congo.
L'œuvre fut fondée il y a trois ans à Saint-Trond, par les
enfantsdu Cercle de Saint-Jean Berchmans. Ces enfants, qui ont de
dix à quinze ans, se destinent pour la plupart à l'état ecclésiastique.
Ils entreprirent de recueillir en trois ans 40 millions de timbres
destinés à être vendus 40,000 francs, somme suffisante pour faire
sortir de terre un village catholique au Congo. Au bout des trois
années qu'ils s'étaient accordées pour faire leur récolte, les enfants
se trouvèrent en possession non pas de 40 millions, mais de
65 millions de timbres, envoyés de toutes les parties du monde. Une
partie seulement, vendue dans de bonnes conditions, procura un
bénéfice de 16,000 francs. Aussi le village chrétien est-il fondé. Il
a une étendue de 100 hectares achetés à l'Etat indépendant ; il est
situé sur le fleuve Hassaï, non loin de Luebo, et s'appelle Saint-
Trudon, du nom du patron de Saint-Trond. Plusieurs missionnaires
de Scheut, aidés de quatre sœurs de charité, le gouvernent.
* * .
On a tout d'abord bâti à Saint-Trudon une église, que les mis-
sionnaires ont consacrée au Sacré-Cœur; puis une maison pour
les Pères de la Mission, un orphelinat où sont recueillis les enfants
dont les parents ont été massacrés par les esclavagistes, et,
enfin, des demeures en quantité suffisante pour loger trois cents
familles. Ces demeures sont en briques, et Saint-Trudon est le pre-
mier village congolais qui possède une pareille bonne fortune.
A chaque maison, se trouve adjointe une parcelle de terrain, et
le tout est destiné à devenir le patrimoine de pauvres esclaves
délivrés''et civilisés par les missionnaires. Les enfants recueillis à
l'orphelinat formeront plus tard de nouvelles familles et grossiront
la population du village. Une pareille œuvre n'est-elle pas admi-
rable? Regardez, d'un côté, ces enfants de Saint-Jean Berchmans
recueillant de vieux timbi-es et, de l'autre, ce village catholique où
deux mille âmes peut-être vont se régénérer dans la vie évangélique.
Rappelez-vous la parole si douce de Jésus : « Laissez venir à moi
les petits enfants. » Les petits sont venus avec de petits moyens et
ils ont fait de grandes choses comme les pharisiens superbes
n'en réaliseront jamais. Aussi n'ont-ils garde, les petits, de s'arrê-
ter en si beau chemin : ils veulent un second village. Ils sont si
sûrs de l'avoir qu'ils l'ont déjà baptisé. En souvenir du grand pape
qui nous gouverne, ce nouveau foyer de civilisation chrétienne
s'appellera Saint-Léon.
Tenez pour certain que les enfants de Saint-Jean Berchmans
ne se contenteront pas de ce deuxième village. Avec le succès, leur
ambition grandit et leurs vues s'élargissent. Je ne m'élounerais
pas de leur voir « manger ». comme distntles Congolais, toute uue
rive du Kassaï à l'aide de leurs vieux timbres.
Encore faut-il toutefois que des collaborai eiu-s de bonne volonlé
leur viennent eu .aide. Le cercle de Saint-Jean Rerckmans demaude
60 millions de timbres. S'il en réclame 20 millions de plus que
pour la fondation du premier village, c'est que de nouvelles charges
lui incombent. Il lui faut, ainsi que je l'ai dit, placer Saint-Trudon
sous la direction de missionnaires et de sœurs de charité, à l'entre-
tien desquels il doit pourvoir; il veut, de plus, racheter chaque
année un enfant nègre et fonder, dans l'église du Sacré-Cœur de
son premier village congolais, une mese qui sera célébrée à per-
pétuité, en la fête de saint Jean Berchmans, pour tous les coopé-
rateurs de l'œuvre.
Soixante millions de timbres à réunir, c'est beaucoup ! La beso-
gne, toutefois, serait fort simplifiée, si moins d'insouciance ne
rendait inutiles force vieux timbres. 11 s'en perd dix fois plus qu'il
ne s'en recueille. Est-il donc si difficile pourtant de les découper
des enveloppes de ses lettres ou des bandes de sesjournaux? Beau-
coup de personnes, sans doute, estiment pouvoir en réunir trop
peu et jugent que leur envoi ne servirait guère. En quoi elles se
trompent : une poignée de vieux timbres expédiée sous enveloppe
est toujours la bienvenue.
Les timbres d'un centime servent comme les autres et les timbres
des cartes postales aussi. Il est nécessaire, quand on découpe les
timbres collés sur les lettres ou les bandes de journaux, de le faire
sans endommager leur dentelure.
Je voudrais pouvoir rendre mon appel productif et faire pleuvoir
les vieux timbres chez les enfants de Saint-Jean Berchmans. Songez
au village déjà créé; songez à celui que l'on travaille à fonder,
pensez à nos frères d'Afrique. Considérez, enfin, que cette œuvre
est visiblement bénie de Dieu, et donnez-vous la joie d'y coopérer.
Envoyez des vieux timbres au directeur de l'Ouvrier, il se chargera
de les faire parvenir. Oscar Havard.
NOTRE CONCOURS DE COLORIAGE
Les travaux du jury avancent rapidement. Il a procédé à des
éliminations successives et, après deux longues séances, a réservé
cent compositions. Dans sa prochaine réunion, il éliminera encore
78 compositions et réservera les 22 qui seront primées.
Il lui restera ensuite la tâche délicate de classer ces 22 compo-
sitions par ordre de mérite, afin de proclamer les vainqueurs.
Peut-être pourrons-nous donner les résultats samedi prochain.
RECETTES DE LA SEMAINE
Contre les piqûres d'abeilles.
Lorsque vous venez d'être piqué par une abeille ou une guêpe,
prenez bien vite des baies de chèvrefeuille, — s'il vous est possible
d'en avoir à votre disposition, — exprimez-en le jus sur l'endroit
blessé; à l'instant la douleur cessera.
Ce premier résultat obtenu, enveloppez la partie malade avec
un linge humecté de sublimé étendu d'eau et recouvrez d'ouate
hydrophile. U.ne Aiglonne.
Contre le rhume de cerveau.
RE.MÈDE PRÉVENTIF
Lorsqu'on sent les frissons de la fièvre, alternés avec un grand
froid dans tout l'organisme, la tête lourde, les picotements dans la
gorge, quelquefois de la surdité, on peut être sur d'avoir un coryza
soigné.
De suite se mettre au lit, le lendemain matin prendre un bain
de pieds très chaud, vingt minutes environ, se purger ensuite, res-
ter au repos vingt-quatre heures; vous serez entièrement guéri de
cet ennemi gênant et qui, chez quelques personnes, est une véritable
maladie. Une Aiglonne.
Mort-anx-rats.
Racler le phosphore d'une ou plusieurs boites d'allumettes
(celles de contrebande spécialement), mélanger avec de la farine
de mais et pétrir le tout avec très peu d'eau et une assez grande
quantité de graisse. Etendre cette pâte sur un morceau de tuile
ou de pierre plate et mettre au grenier, à la cave, au jardin, etc.
Cette « mort-aux-rats »,très facile à préparer, produit presque
toujours d'excellents résultats.
La pomme et ses propriétés hygiéniques.
Plus que tout autre fruit, plus que tout légume, la pomme
contient du phosphore et, par couséquent, elle est utile et à l'en-
tretien et au développement des os, formés, — on le sait — en
grande partie de phosphate de chaux.
Manger une pomme avant de se coucher est une coutume très
saine. Les fonctions du foie et des reins sont de la sorte facilitées,
les acides en excès dans l'estomac sont absorbés et un sommeil
calme et profond en est la conséquence.
Comme l'orange et le citron, la pomme est un désinfectant de
la bouche et un préservatif contre les maladies de la gorge.
Enfin, elle calme la soif chez les malades, les alcooliques et les
adeptes de l'opium.
Le Dircctcur-Ot'rant : Henri GAUTIER. — Sceaux. Imp. Chariiro et C».
année courante.
(10
années échues.^
K 1922
TRERTE-SIXIEHB ANNEE. — il Juin 1883.'
L ' OUVRIER
Jotii*iia^l illustré p£ài*a.is!«a.iit le Mercredi et le Siamedi
ABO.NNF.MENT D'UN AN .
(104 numéros)
France, Algérie et Belgique :
6 francs.
DIRECTION ET ADMINISTUATION :
LIBRAIRIE BLÉRIOT, HENRI GADTIER, sdccesseir,
53, quai des Grands-Auguslins, Paris.
ABONNEMENT D'UN AN
(104 numéros)
Colonies et Étranger (saof la
Belgiqne) : 7 francs.
LES VOLEURS D'OR, par georges le faure
Les doigts du vieillard pétrissaient le bois de sa carabine. (Voir page 1
106
L'OUVRIER
SOMMAIRE : Les Voleurs dor. par G. Le F«ure. —Un Aïeul deChapuzot,
par Je«o Drault - Nouvelle : Pèoûe à la ligne, par Rer.é Bazin— Amu-
sements scientifiques, par Magus.
LES VOLEURS D'OR'
PAU
GEORGES LE FAURE
XIV
LE TIEUX
Dans la salle basse de la ferme, Wilhemine allait et venait,
préparant le souper du soir; sur une grande table, les écuelles de
terre brune, larges et profondes ainsi que des plats, étaient déjà
disposées, flanquées de cuillers d'élain et de larges gobelets de
même métal.
Dans la cheminée, devant un feu de bois qui se mourait, la
soupe ronronnait doucement dans une énorme marmite de fonte,
tandis qu'à côté un quartier de viande, exposé aux braises ardentes,
rôtissait, envahissant la pièce d'une fumée puante, produite par la
graisse tombant dans le feu.
Quand la jeune fille eut achevé de dresser le couvert, elle prit
deux cruches de grès énormes et sortit dans la cour pour aller les
emplir de bière au cellier; comme elle y entrait, la porte charre-
tière s'ouvrit et une troupe d'hommes entra, poussant devant eux,
qui des moutons, qui des vaches ; d'autres conduisaient des attelages
traînés par des bœufs, d'autres encore ramenaient des troupes de
porcs ou de dindons.
Quand la jeune fille revint du cellier, elle les trouva tous assis
déjà à leur place, devant la table, les regards tournés vers la grande
horloge de bois bruni dont les aiguilles marquaient la demie de
neuf heures.
— Oom Prétorius est en retard,- murmura l'un d'eux.
Wilhemine jeta un coup d'oeil sur le cadran et dit simplement :
— Oui, il est en relard...
Puis, les deux cruches posées sur la table, elle fut s'asseoir sur
un escabeau de bois, aucoin de l'âtre, et là s'immobilisa, surveillant
la cuisson du rôti, indifférente aux conversations qui s'engageaient
à voix basse entre les travailleurs...
Mais, en réalité, elle avait bien autre chose en tête que la
préoccupation du souper; depuis le départ de Guillaume, l'existence
h la ferme était devenue terrible pour elle : d'abord, la disparition
de son fiancé l'avait toute désorientée, creusant dans sa poitrine
un vide énorme et la pensée de l'absent était devenue pour elle
une obsession.
Où était-il? que devenait-il? songeait-il toujours à elle? se pro-
posait-il de revenir un jour à la ferme, ou bien devait-elle renoncer
à l'espoir de le voir jamais?
Depuis le jour où, dans un moment d'aveugle colère, Prétorius
avait chassé son petit-fils, jamais le nom du jeune homme n'était
sorti de la bouche du vieillard ; c'eût été à croire qu'il en avait
chassé de son esprit jusqu'au souvenir, si, par instants, Wilhemine,
qui le connaissait bien, n'avait lu dans son regard alors que, assis
méditativement sur le seuil de la porte, le soir, le repas achevé et les
serviteurs couchés, elle lui faisait à haute voix la lecture de quelque
passage de la Bible.
Mais combien elle eût préféré qu'effectivement le grand-père
eût perdu le souvenir de Guillaume, car dans ses prunelles grises,
que faisait, par instants, étinceler la lueur de la lampe, elle voyait le
reflet des pensées qui emplissaient son àme, et ces pensées devaient
être terribles à en juger parl'espression que prenaient soudainement
ses traits.
Bref, depuis le jour où avait paru dans le journal officiel la
nouvelle que Ferme Elisabeth était « déclarée » Wilhemine trem-
blait pour celui qu'elle aimait, car elle avait deviné que le vieux
Prétorius réservait un châtiment exemplaire à l'enfant qui le
trahissait et le dépouillait.
Certes, en elle-même, elle réprouvait la conduite de Guillaume,
mais elle l'aimait tant maintenant qu'elle l'excusait et que, tout
bas, elle faisait des vœux pour que jamais il ne se trouvât en pré-
sence de oom Prétorius: ahl oui, plutôt se résigner à ne le voir
jamais plus, — dût-elle en mourir, — que d'assister à l'effroyable
drame qui 'ensanglanterait Ferme Elis.'ibeth...
A mesiu'e que le jour approchait où, conformément à la loi,
les territoires de Ferme Elisabeth devaient être divisés, la jeune
fille sentait une angoisse plus terrible l'étreindre; de son côté, le
vieillard devenait plus taciturne, plus sombre, plus mystérieux
aussi.
A ses allures, il était facile de voir qu'il méditait quchpie pro-
jet ; en dépit de son grand âge, il passuit à cheval la plus grande-
partie de son temps, partant dès l'aurore pour ne rentrer que fort
avant dans la soirée; même, il était arrivt plusieurs fois qu'au milieu
1, Voir l'Ouvrier depuis le 2 mai 1898.
de la nuit, Wilhemine l'avait entendu se lever et quitter la ferme.
Maintenant, il ne sortait plus qu'armé, sa carabine à répétition
en bandoulière et, dans les arçons de sa selle, deux gros revolvers
qu'il avait fait acheter depuis peu à Johannesburg.
Hélas! la pauvre Wilhemine ne pouvait se faire d'illusions sur
l'usage auquel étaient destinées ces armes; aussi chaque fois que le
vieillard rentrait l'examinait-elle avec anxiété, tremblant de décou-
vrir sur son visage ou dans son allure quelque indice qui lui révélât
que la catastrophe tant redoutée était accomplie.
En ces derniers jours, cependant, une chose l'avait un peu
rassurée, c'est que nul n'avait vu Guillaume, ni même entendu
parler de lui ; -les serviteurs de la ferme qui devinaient ses
angoisses, étaient les premiers à lui donner les renseignements
qu'ils pouvaient obtenir, d'autant plus facilement que le vieillard
leur avait enjoint de le mettre au courant de la première nouvelle
qu'ils apprendraient de la présence du jeune homme dans le pays.
Même, quelques-uns d'entre eux avaient été chargés par lui
d'organiser des battues dans certaines directions qu'il connaissait
devoir être plus particulièrement visitées par son petit-fils; mais
jusqu'à présent ces battues n'avaient eu aucun résultat et Wilhe-
mine commençait à espérer que Guillaume, s'étant vengé en faisant
déclarer Ferme Elisabeth, avait été chercher un emploi, soit au
Gap, soit dans le Rhodesia, soit même dans la République d'Orange
Deux jours encore devaient s'écouler avant celui où les terrains
pouvaient être « peggés », et déjà tous les concurrents étaient
arrivés, campant hors des territoires du vieux Burgher, à proximité
de ceux qu'ils convoitaient plus particulièrement; si, d'ici qua-
rante-huit heures, Guillaume n'avait pas paru, c'est que, dans sa
conduite, il n'avait été guidé par aucun espoir de lucre, et alors
Wilhemine le pourrait considérer comme sauvé.
Mais plus s'approchait la date fatale et plus son angoisse deve-
nait grande, car elle avait le pressentiment que tout cela tournerait
mal et que la situation présente ne pouvait se dénouer que par un
drame.
En ce moment, ayant rejoint le coin de l'àtre, noyée dans
l'ombre de la haute cheminée, elle tenait ses regards attachés sur
les visages des gens de la ferme, cherchant à surprendre l'indice
d'une nouvelle qu'on lui cacherait par pitié, — car on savait
qu'entre Guillaume et elle il y avait eu autrefois des promesses
échangées et on la plaignait sincèrement d'avoir perdu celui qu'elle
aimait.
Tout à coup, sur le sol durci de la cour, les sabots d'un cheval
claquèrent et la jeune fille se dressa, mue comme par un ressort,
tandis que, se levant, un serviteur cafre dit :
— Voici oom Prétorius.
Et il sortit pour s'occuper de la monture du vieillard, la
desseller et la mènera l'écurie; presque aussitôt après son départ,
la haute stature du vieux Burgher apparut dans l'encadrement de
la porte sur le seuil de laquelle il s'immobilisa un instant, laissant
retomber lourdement à terre la crosse de sa carabine.
Son visage était plus sombre que de coutume et, sous les touffes
de poils gris qui plantaient ses arcades sourcilières, l'œil brillait
d'un éclat plus fiévreux et plus mauvais.
Et Wilhemine, si tremblante qu'elle se soutenait d'une main à
l'appui de la cheminée, attachait sur lui des regards inquisiteurs,
remplis d'angoisse et d'effarement, ainsi qu'elle faisait chaque soir
quand il rentrait.
Sans mot dire, il alla vers le coin où il avait coutume de
déposer sa carabine, accrocha d'un mouvement automatique son
grand chapeau à un clou planté dans la muraille, auquel il suspen-
dit également la large ceinture de cuir où se trouvaient ses étuis
à cartouches et vint prendre au bout de la table sa place que mar-
quait un vieux fauteuil de paille, au haut dossier de chêne sculpté
que surmontait un écusson orné d'une couronne grossièrement
découpée en plein bois.
Lesserviteursdela ferme s'étaient levés et, tête découverte, atten-
daient que Wilhemine fût allée prendre sur une planche la vieille
Bible dans laquelle oom Prétorius avait l'habitude de lire la prière
du soir.
Mais comme la jeune fille lui tendait le livre ainsi que les gros-
sières lunettes à monture d'acier qui permettaientàsesyeux fatigués
delirele texte écritcependanten gros caractères, il refusa d'un geste
brusque de la main, puis, après avoir promené autour de lui un
regard dans lequel il y avait comme une pointe d'attendrissement:
— Mes amis, dit-il', d'une voixqui semblait moins rude que de
coutume et même qu'une émotion difficilement contenue faisait
trembler un peu, mes amis, c'est le dernier repas que nous allons
prendre ensemble ; vous passerez encore cette nuit à la ferme et
demain à l'auhe nous nous quitterons.
Un murmure de surprise courut autour de la table, le vieillard
poursuivit :
— Tout à l'heure, le repas terminé, je vous paierai ce que je
vous dois et même, pour que vous conserviez bon souvenir du vieux
Prétorius, je vous verserai double mois.
— Vous quittez Ferme Elisabeth, maître? interrogea le bouvier
boer qui était au service du vieillard depuis de longues années et qui,
vu cette circonstance, avait son franc-parlerplus que ses camarades.
Une lueur terrible brilla dans les prunelles de Prétorius, en
L'OUVRIER
\01
même temps qu'il portai» la main à sa gorge comme si quelque
chose l'eùl étranglé et puis il rcpomlit :
-^ Ils veulent me chasser d'ici, mais j'y demeurerai quand
même.
Le Tisage de Wilhemine s'effara et, attachant sur le vieillard
ses grands yeux bleus suppliants :
— Grand-père, interrogea-t-elle, angoissée, que vous proposez-
vous ?
Mais lui, tournant vers elle sa face soudainement rébarbative,
gronda .
— Question indiscrète, ma fille ; je suis toujours le chef de la
famille, le maître, le seul maiire ici... et je le prouverai...
On ei'it dit que. depuis trois mois, lui aussi avait, de son côté,
étudié sa pelite-filie et qu'il avait lu dans ses yeu.\ le secret de son
cœur, découvert que sa pensée était avec l'absent et que, si elle ne
l'absolvait pas, du moins elle l'excusait.
Puis, changeant de ton, il ajouta
— Tu t'en iras chercher dans le cellier quelques vieilles bou-
teilles de bordeaus que nous viderons ensemble â vos santés, mes
bons amis.
Cela dit, il s'assit et, ayant ploiisé sa cuiller dans son écuelle.
chacun, ayant fort faim, l'imita ne parlant pas ; on mangeait vite, si
bien que le repas fut prestement expédié; quant aux bouteilles de
bordeaux, elles furent non moins lestement vidées et la paie com-
mença aussilùt après.
Chacun des travailleurs passait à son tour derrière la table ;i
laquelle le vieillard était demeuré assis, ayant à coté de lui un sac
de toile où il puisait à pleines mains des pièces d'argent qu'il dispo-
sait en piles symétriques comptées et recomptées par lui et l'in-
téressé.
L'homme une fois payé, oom Prétorius lui tendait la main et,
après une étreinte sincèrement cordiale, un autre venait toucher
sa monnaie.
Quand il ne resta plus personne, Wilhemine s'approcha et
d'une voix pleine de résignation, qui trahissait l'état de servitude
en lequel elle vivait depuis qu'elle avait l'âge de raison:
— Quels sont vos ordres, grand-père?
Il la regarda un moment, semblant vouloir descendre jusqu'au
fond d'elle-même pour fouiller dans sa conscience, remua les lèvres
comme s'il allait parler, se complut encore dans un examen inqui-
sitorial et finit par dire ;
— Couche-toi..., demain nous causerons. /
Se courbant vers le vieillard, la jeune tille lui tendit son front
respectueusement, qu'il effleura d'un baiser dont la sécheresse tra-
hissait toute la rancune amassée dans son cœur, puis elle gagna
la porte de sa chambre. '
Une fois seul, oom Prétorius se leva et, lentement, martelant
le sol de la semelle de ses lourdes bottes, se mit à arpenter la
salle.
Son visage était impassible; seuls, ses regards flamboyaient et,
par instants, sa longue barbe blanche se hérissait comme si un
vent d'orage eût souiHé à travers, par instants aussi : ses doigts mus-
culeux se crispaient dans le vide, semblant étreindre quelque
ennemi imaginaire, et ses phalanges craquaient avec un bruit de
tenailles.
Enfin, il parut avoir pris une décision, saisit sur la tablette de la
cheminée une lanterne, l'alluma et sortit dans la cour qu'il tra-
versa pour gagner un hangar de tôle, dont il ouvrit la porte avec
une clé tirée de la poche de sa vareuse.
L'ne fois entré, il éleva la lanterne à bout de bras pour en mieux
projeter la clarté autour de lui : de tous côtés, des caisses, des
barils, des sacs qui donnaient à la pièce dans laquelle il se trouvait
l'aspect d'une arrière-boutique où eussent été éparpillées des den-
rées coloniales.
Avec une précaution singulière, le vieillard posa sa lanterne
sur une solive qui soutenait le toit et se mit à examiner méti-
culeusement les caisses, les sacs et les tonneaux : trois de ces der-
niers parurent attirer plus spécialement son attention et, après
avoir vérifié une dernière fois les marques spéciales inscrites sur
les douves, à l'aide d'un instrument de fer déposé dans un coin, il
en fit sauter les couvercles.
Ces tonneaux étaient pleins d'une matière grise qui devait être
de la poudre; le vieillard en retira de chacune à peu près le
volume d'un tiers qu'il remplaça par un volume semblable de
grenaille, de clous, de débris de ferraille pris dans plusieui's caisses
qui se trouvaient là.
Ensuite, à l'aide d'un bâton, il remua la poudre et cette
mitraille improvisée, de façon à les bien mélanger ensemble; cela
fait, il replaça les douves, et les tonneaux se ti'ouvèrent herméti-
quement fermés.
Ce n'était pas tout : d'une autre caisse, il tira plusieurs mètres
d'une corde soufrée qu'il sépara en trois parties égEiles, introdui-
sant l'une des extrémités de chacun de ces trois tronçons dans
l'une des futailles par le trou de la bonde qu'il rebouchait ensuite.
Alors, il s'arrêta et, debout au milieu du hangar, essuyant
avec un vaste mouchoir à carreaux son front trempé de sueur, il
regarda d'un air satisfait cette besogne ; satisfaction terrible et qui
devait naître de sentiments bien haineux pour que lea lèvres sa
crispassent dans un sourire si êffi lyant et que, dans les yeux, élin-
cei;ii une telle lueur,
lu moment, il regarda aui'uir de lui, comme indécis; piis il
prit l'un des tonneaux, le roula d ■■s le coin du hangar où se Ircu-
vaienl accumulés en plus grand n nihre les sacs. les futailles et les
caisses, le déposa là, forma à l'aii!.' loces futailles et de ces caisses
un amoncellement autour de lui et au-dessus de lui, eldéro'jlu la
mèche sur le sol jusqu'à la porte en laissant dépasser au dehorsune
longueur suffisante pour pouvoir y mctti'! le feu.
Les deux autres tonneaux, il les roula dehors et, après avoir
soigneusement fermé la porte, il en charirca un sur ses épaules
pour retraverser la cour avec précaution et regagner son logis.
Comme il venait de faire dans le hangar, il fut quelques
instants avant de prendre une décision, proirlehaht ses regards
autour de lui, cherchant en quel endroit propice il pourrait bien
déposer son engin meurtrier.
.Malheureusement, ainsi que nous l'avons dit au début de celte
histnire, le mobilier de cette salle était des plus sommaires, et les
muMilles nues n'offraient aucun abri capable de dissimuler cette
futaille jusqu'au moment où il avait résolu d'en faire usage.
.Mors, il entra dans sa chambre à coucher, celle qii'il avait
mise, on s'en souvient, à la disposition de lord Cornallett lorsque
les circonstances l'avaietit contraint à passer la nuit à la fermé;
dans cette pièce régnait la même simplicité, disons mieux, le
même mépris du confort que dans l'autre : un lit de camp fait de
planches fixées au mur, comme dans les corps de garde, sup-
portait une maigre paillasse et un mince matelas ; une petite
armoire en bois blanc servait à serrer le linge et, sur une tablette,
se trouvait posée nue cruche de terre dans une terrine en fer
blanc, pour les ablutions; un lourd escabeau de chêne complétait
l'ameublement.
D'un coup d'œil, le vieillard trouva son affaire, retourna dans
la grande salle, prit la futaille, la roula sur le sol et la cacha sous
le lit de camp dont l'ombre la dissimulait.
— lion, murmura-t-il...
Une fois encore, il sortit dans la cour, gagna le hangar, à la
porte duquel il avait laissé le troisième tonneau, le chargea sur
ses épaules et vint le déposer sur tin chariot où il l'enfouit sous
une botte de foin...
Alors, un soupir profond sortit de sa poitrine, il lira de sa
poche une vieille pipe de bois dans le fourneau démesuré de
laquelle il engloutit une charge énorme de tabac, et l'ayant allu-
mée, en aspira une bouffée de fumée qu'il rejeta voluptueusement
par les narines, épaisse comme un nuage...
Après quelques pas faits de long en large dans la cour, il
regagna la grande salle, se plongea dans le fauteuil et, les pieds
aux chenêls, continua de fumer, immobile comme s'il eût dormi,
ce qu'on eût pu croire à ses paupières closes, à l'impassibilité de
sa face, n'eût été le foyer embrasé qui couronnait le fourneau de
sa pipe.
Cependant, vint un moment où le foyer diminua d'intensité,
où les lèvres cessèrent leur mouvement aspiratoire ; le vieillard
avait fini par s'assoupir.
Mais, presque aussitôt, il tressaillit, redressa son buste, pencha
la tète eu avant et écouta ; puis il bondit sur ses pieds, courut à
sa carabine, la saisit, l'arma et, en travers de la porte, demanda
en baissant la vois instinctivement ;
— Qui va là ?...
Dans la cour, il distinguait vaguement une ombre qui parais-
sait se diriger vers l'habitation; alors, faisant craquer le système
de son arme, il ajouta un peu plus haut :
— Qui va là ?...
On lui répondit aussitôt, en anglais:
— Ne tirez pas, mille diables!... je n'ai pas de mauvaises
intentions et suis sans armes...
En dépit de cette déclaration, le vieillard conserva son attitude
hostile, barrant le seuil, le doigt sur la détente, jusqu'à ce que
celui qui s'avançait fût entré dans la zone de lumière projetée
au dehors par la lampe; alors, apparut la face roussâtrement
barbue de l'Irlandais Macker.
Ainsi qu'il en avait très franchement averti le fermier, il était
sans armes, du moins apparentes, car il marchait les bras bal-
lants et les mains vides.
— Qui ètes-vous ? demanda rudement le boer.
— Un homme qui veut vous parler, oom Prétorius, mais qui,
pour cela faire, vous demande la permission de s'asseoir, car il
est quelque peu fatigue ; j'ai laissé là-bas, attachée à la barrière,
ma mule blanche d'écume et j'ai les reins brisés d'une course de
quinze milles à travers la campagne.
Le vieillard le re^'ardait d'un air dur, et l'expression de sa face
devenait de plus en plus terrible; puis, enfin, se méprenant :
— Vous êtes sans doute un de ces voleurs qui viennent pour
me dépouiller après demain, gronda-t-il menaçant... et vous avez
l'audace de me demander l'hospitalité..., partez..., mais partez
vite...
Macker, sans se décontenancer, répondit :
— Erreur, oom Prétorius, je ne suis çoint Ici pour ce que vous
croyez, ou du moins, c'est pour tous voir, tous parler, que j'ai
Î08 \
L'OUVRIER
fait cette course enragée... Donc, livrez-moi passage, donnez-moi
nn siège et versez-moi un verre de ce que vous voudrez, car j'ai
fort soif...
Déconcerté par cette assurance, ne pouvant démêler si c'était
là. de la part du nouveau venu, de l'assurance ou de l'aplomb, le
vieillard lit deux pas en arrière ; la porte se trouva désobstruée et
l'Irlandais en profita pour se glisser à l'intérieur et aller s'asseoir
dans le fauteuil mênje où se trouvait tout à l'heure assoupi le
boer...
Celui-ci l'avait suivi, stupéfait de ce sans-gêne et, debout
devant lui, le regardait :
— Voici la chose, commença Macker...
Puis, s'interrompant, il demanda, baissant la voix :
— Mais, pardon,.., nous sommes seuls "personne ne peut nous
'"ntendre ?
— Personne, répondit laconiquement Prétorius, en secouant
la tête... /-
— Eh bien 1 voici..., tout à l'heure, comme je vous voyais peu
disposé à me recevoir, j'ai menti en vous disant que je n'étais pas
un de ceux qu'avait alléchés la réputation des territoires de Ferme
Elisabeth... Je viens pour " pegger >' après-demain.
Un flot de sang afflua tout à coup au visage du vieillard, dont
les poings se crispèrent, tandis que dans sa gorge s'étranglait ce
mot, jeté en pleine face à son visiteur :
— Voleur]...
Mais l'Irlandais ne parut aucunement s'en émouvoir ; il était
venu là avec la ferme intention de parler et il ne se laisserait
détourner de cette intention par aucune considéi'ation étrangère ;
il repartit donc très froidement :
— Vous avez tort de vous mettre en colère, mon cher mon-
sieur Prétorius, car ce que je viens de vous dire n'est rien auprès
de ce que j'ai à ajouter.
— Sortez..., mais sortez, gronda le vieillard dont les doigts
pétrissaient le bois de sa carabine si terriblement que tout autre,
à la place de l'Irlandais, n'eût pas hésité à s'enfuir...
Lui cependant, sans se déconcerter, ajouta :
— Oui, je viens vous demander de bien vouloir me conseiller
et me dire de quel côté je dois porter mes préférences...
Certes. l'Irlandais n'avait pas menti en déclarant que ce qu'il
avait dit n'était rien auprès de ce qu'il avait à dire et, cette fois, la
stupeur de Prétorius fut si grande que sa fureur en tomba pres-
que ; il murmura :
— Vous êtes fou !
— Paraît, repartit Macker; suivez-moi bien et vous allez voir :
d'abord, vous, me concéderez ce point que nul mieux que vous
ne connaît à fond ce que contiennent les différents tei-ritoires de
Ferme Elisabeth; vous pouvez être un fermier boer, c'est-à-dire
l'homme antique, patriarcal par excellence, mépriser la civilisa-
tion, le luxe, l'or et tout ce qui s'ensuit, je n'admets pas que la
curiosité seule ne vous ait pas poussé à prospecter... histoire de
voir si tous les bruits que l'on fait courir sont exacts...
Comme le vieux ne répondait pas, Macker prit ce silence pour
un acquiescement et poursuivit :
— Or, je ne sais pourquoi, mais j'ai idée que tous ceux
qui campent vers le Nord-Est se trompent et que par là il ne
doit pas y avoir plus d'or que dans ma poche; alors, pour avoir à
ce sujet une certitude, l'idée m'est venue...
— Vous êtes fou !...
— Ne croyez pas cela; je suis un homme pratique, oom
Prétorius, qui connaît la vie et sait qu'un service en vaut un
autre... Eh bicnl je suis à même de vous donnei- des renseigne-
ments que peut-être vous trouverez intéressants.
Le vieillard eut un haussement d'épaules qui prouvait combien
peu de choses, h l'heure présente, offraient d'intérêt à ses yeux...
— Soit, insista l'Irlandais, mais enfin, laissez-moi aller jus-
qu'au bout; quand je disais, il y a un instant, que vous seul pouviez
me conseiller en cette affaire, je me trompais ; il y en a un autre
encore, c'est votre petit-fils...
Prétorius tressaillit, ses yeux s'attachèrent, terribles, menaçants,
. sur son visiteur, et il dit, se contenant à grand'peine :
— Je n'ai plus de petit-flls.
— Comme vous voudrez; mettons donc qu'il y a, de par le
inonde, un certain Guillaume Brey qui doit en savoir long, lui aussi,
sur Ferme Elisabeth et qu'en l'interrogeant...
La main puissante du vieillard s'était abattue sur l'épaule de
Macker et l'immobilisait sur le fauteuil.
— Misérable Anglais, gronda-t-il, et tu oses venir ici pour me
narguer...
— Non, boer entêté, rtposta l'autre sans s'effarer; mais pour
vous dire que Guillaume Brey est aux environs de Ferme Elisabeth.
avec des compagnons pour faire, après-demain, main basse sur
les territoires les plus riches de la Ferme!
Prétorius poussa une sorte de rugissemanl rauque et ses deux
mains se portèrent à sa gorge, crispées comme si, tout son sang
affluant du cœur, il allait tomber frappé d'une attaque d'apo-
plexie.
— Ilesticil... clama-t-il... ilaosél... ohl malheur... malheur
^ lui.
Puis, soudainement, empoignant l'Anglais par sa veste ;
— Où est-il?... de quel côté?...
— Cela, je l'ignore et c'est précisément ce que je venais vous
demander...
L'œil du vieillard s'attacha, plein de stupéfaction, sur son
interlocuteur.
— Comment savez-vous, alors?... balbutia-t-il.
Macker le calma d'un geste et répondit :
— Ecoutez-moi sans vous emporter et vous allez comprendre :
(iuillaume Brey s'est entendu avec une compagnie d'Anglais et
c'est lui qui doit diriger les opérations des « peggeurs » ; or, comme
je vous le disais tout à l'heure, il doit connaître aussi bien que
vous les territoires avantageux et c'est de ce côté qu'il doit se
tenir embusqué, attendant le moment d'opérer... Voilà pourquoi
je vous disais que vous seul pouvez savoir où il se trouve.
Durant que parlait l'Irlandais, Prétorius ne le quittait pas des
yeux, cherchant à lire jusqu'au fond de lui-même le degré de
confiance qu'il pouvait avoir dans ce raisonnement ; en même
temps, il était facile de voir que, tout en écoutant, il réfléchissait.
Et tout à coup, il tressaillit; ses doigts d'hercule pétrissaient le
bord de la table et il grogna :
— Oui... oui... vous avez raison... il ne peut être que là... Il
doit être là...
Un sourire avait crispé les lèvres mauvaises de Macker qui dit
aussitôt d'une voix doucereuse :
— Ainsi que je vous l'ai déclaré très loyalement, je viens pour
0 pegger »; or il me semble que mon renseignement vaut bien,
pour vous, une récompense ; quoique vous fassiez. Ferme Elisabeth
est maintenant dans la dépendance de la loi et, sauf les claims
qui, vous reviennent de droit, les territoires vont être partagés.
Dans ces conditions, peu vous doit importer que j'en aie ma part.
Sans répondre, les dents serrées, la face blême, les yeux
étincelants, Prétorius se tenait là, devant lui, comme prêt à se
jeter sur l'Irlandais; celui-ci ajouta :
— Votre colère contre Guillaume Brey est légitime, oom
Prétorius; sa trahison mérite vengeance et s'il vous répugne d'être
l'exécuteur de la justice de Dieu, ayez confiance en moi : mes
amis et moi saurons lui disputer les terrains convoités, de telle
façon que votre rancune pourra être satisfaite.
Et, se penchant vers le vieillard, le misérable ajouta :
— Di^es-moi où vous supposez que Guillaume Brey puisse
s'être emiiusqué et, foi d'honnête homme, je vous jure qu'il ne
se présentera pas, après-demain, pour « pegger ».
(La suite au prochain numéro.) G. le Faubb.
LES VIEUX SOLDATS
UN aïeul de CHAPUZOr
Par JEAN DRAULT
XIV
HISTOIRE n ESPIOX
C'était donc deux jours après Aréole; on amène au général Du-
mas un drôle de particulier habillé avec une espèce de veste à la
hussarde et un chapeau tyrolien, ce qui lui donnait l'air un peu
bête.
Ce citoj'en, depuis deux jours,
cherchait à causer avec les soldats;
il nous payait à boire et nous
offrait même de nous prêter de
l'argent si nous en avions besoin.
Et, ma foi, il y en a qui lui ont
emprunte quelques livres en disant
qu'ils lui rendraient ça sur ce qu'il
leur reviendrait du fameux mil-
liard, de ce fameux milliard voté
par la Convention, et que le Di-
rectoire ne nous distribue tou-
jours pas.
11 disait qu'il était .\utrichien,
mais qu'il s'était brouillé avec son
pays, rapport aux beautés de no-
tre Révolution et aux abominations
de la tyrannie, et comme il disait
du mal des émigrés, ça l'avait mis
tout à fait bien avec le brave capi-
taine Roufignac.
Mais voilà que le général Du-
4. Voir l'Ouvrier depuis le 2 mai.
L'OUVRIER
109
mas reçoit un jour une lettre de je ne sais
plus qui, et sur laquelle on lui disait à peu
près :
» Jléfie-foi, et Masséna aussi! Alvintzy a
un plan de campasuo tout nouveau [lour
écrabouiller lîonaparte. 11 cherche à faire
traverser nos lignes par un espion pour
avertir Davidovioh. Cet espion a une lettre
du général Alvintzy au général Davidovich et
on lui a donné l'ordre de compter en passant
les forces de Masséna. »
Dame, voilà !e brave général Dumas qui
se trémousse comme vous pensez bien. El
comme, malgré la noirceurde sa figure, il est
futé comme un lapin, il prend ses rensei-
gnements, et il apprend qu'un particulier
avec une veste à la hussarde, un chapeau
tyrolien et pas si bête qu'il en a l'air, se
donne les gants de fraterniser avec le soldat.
— (".a c'est louche, que se dit le général
Dumas.
Et, avant que le particulier ne se doute
de rien, il commande quatre grenadiers, j'en
étais, — et mon citoyen en veste à la hus-
sarde se voit, au moment où il ne s'y atten-
dait pas du tout, serré entre ces quatre
grenadiers qui avaient la baïonnette au bout
du fusil et qui le mènent au général Dumas.
— Qu'est-ce que tu fais parmi
mes soldats? que lui demande le général
nègre.
Et voici l'autre qui essaye de recommencer ses menteries, et
qui dit :
— Mon général, je suis un patriote autrichien, je hais la tyran- |
nie qui manigance si mal les affaires de mon pays, et j'ainie les (
soldats de la France qui
combattent la tyrannie.
— Suffit! que se met
à crierle général Dumas.
Donne-moi ta lettre!
L'autre se met à
devenirtoutrouge, mais
il essaye d'embrouiller
la chose.
— Quelle lettre, mon
général?
— Je sais tout, misé-
rable, la lettre d'.\l-
vintzyt^
— îe ne connais pas
d'.\lvintzy, mon général!
— Tu mens!,..
Nous nousat tendions
h ce que le général allait
f lire juger l'espion dans
les vingt-quatre heures,
ou le faire fusiller avant
de le faire juger, ce qui vaut toujours mieux, rapport au
temps qui est précieux à la guerre, mais ça ne s'est pas passé comme
ça du tout.
Le général Dumas tenaH à la lettre , il a voulu l'avoir coûte que
coûte.
— .\menez-moi les bouchers du camp! qu'il crie à ud sergent
qui assistait à la scène.
Les bouchers du camp arrivent aussitôt avec leurs
Sabots et leurs tabliers pleins de sang, et des coutelas
effrayants.
— Vous voyez cet homme, que leur dit le général
Dumas, avec une voix terrible, vous allez me le mettre
tout nu. l'attacher sur une table, et me le dépiauter
proprement. Je veux me faire faire une belle paire
de bottes avec sa peau, quand elle sera tannée.
Et ma foi, chers parents, c'était dit avec tant de
sérieux, que nous n'étions pas bien sûrs que le général
Dumas dise une plaisanterie ou une vérité vraie.
Le particulier, lui. claquait des deuts malgré la
chaleur et sa veste à la hussarde.
Voilà donc mes bouchers qui apportent une espèce de
claie où on met les moutons pour les égorger. Ils
étendent r.\utrichien dessus et comme ils ne sont pas
bien SUIS d'avoir entendu, tellement l'ordre que vient ds
leur donner le général Dumas leur parait biscornu, il
y en a un qui demande'.
-^ Faut-il le saiguer d'abord, mon général, ou bien
le ciépianter tout vif?
— Dame, répond le général, comme la peau sera
ie plus solidel Ahl... s'il voulait me donner la lettre
d'Alvintzy, je me ferais faire une paire de bottes en
peau de chèvr^.', mais jamais cet imbécile-là
ne voudra me II donner, sa lettre!...
— Que si, iii'u général, que se meta crier
l'espion.
— Où l'as-tu !iiise. brigand?
— Hélas, mon ^iînéral, j'ai exécuté les ordres
que le comte d'.Vlvintzy m'a donnés. La lettre
était dans un petit •■lui de cire à cacheter, et
je l'ai avalée quand j'ai vu que j'étais pris.
— Très bien! que fait alors le général Du-
mas. Ça ne regarde phis les bouchers, alors,
ça regarde le médecin.
El il renvoie les bouchers avec leurs cou-
telas et leur claie et il fait venir un médecin
qui administre à l'espion une purge de cheval.
Quatre heures après, le général Bonaparte
avait la fameuse lettre d'Alvintzy qui lui a
donné le secret du plan de campagne des
.\utrichiens.
El voilà comment, chers parents, 'ce grand
homme a gagné la bataille de Hivoli, que je
n'ai pas le temps de vous r.fConter. J'ai encore
fait tout ce que j'ai pu pour attraper, dans
cette glorieuse bataille, une balle ou un coup
de lance. Mais la guigne ne me Ulche pas! Je
n'ai pas atlji-apé seulement un pauvre petit
coup de pointe et je n'ai pas pu joindre non
plus le général Bonaparte après l'engagement,
ce qui fait que je ne suis toujours pas caporal.
Je reste, chers parents, votre fils désolé
d'èti'e sans bleSsure comme sans grade.
Chapczot, grenadier.
XV
t:\ FILS DE BR.\S-n .\CIER
Le brave colonel Panachard se promenait avec le vénérable
M. Dufuret sur les grands boulevards. Ils causaient de leur fameux
mémoire qui n'a-
vançait pas, et le
colonel s'écria tout
à coup :
— Nous nous
endorm o n s !...
Quand allons-
nous l'écrire, à la
fin. ce mémoire?...
Moi, je vous pré-
viens que si vous ^______^^_— -^.— ^— —
ne trouvez rien. ? ..
je vais fabriquer ' -y.
tout seul un petit
m a c h i n r i e n
qu'avec les lettres
du grand-papa de Chapuzot.
— Et vous ne parlerez pas de Bras-d'acier?... demanda timide-
ment M. Dufuret.
— Bras-d'acier?... Pourquoi faire que j'en parlerais?... Je m'en
fiche pas mal, de Bras-d'acier!...
— C'est que, expliqua l'érudit, je crois être sur une piste, une
vraie piste, mon flair d'érudit ne me trompe jamais ! Et dame, ça
ferait quelque chose de rudement complet, vous savez, si l'étude
se composait de Bras-d'acier et de Chapuzot!... On aurait à la fois
un type de sous-ofiicier et un type de soldat ! Sans
compter qu'avec ma piste, nous pouvons peut-être
trouver des renseignements complémentaires surjraîeul
de Chapuzot lui-même!...
— Ah! c'est que je m'en méfie, de vos pistes, fit le
colonel.
— Oh! celle-là est sûre, vous savez 1
— Et qu'est-ce que c'est?...
— Eh bien!... colonel, j'ai retrouvé, en me prome-
nant l'autre jour à la place du Trône un descendant
de Bras-d'ac.ier, tout simplement.
Et le père Dufui-et s'ari-éta, cherchant sur le visage
du colonel l'indice d'une écrasante stupéfaction admi-
rative...
.Mais le colonel était insensible à ce nouveau ré-*
sultat de la noble science de M. Dufuret. Très simple-
ment, il demanda :
— Est-ce qu'il est dans l'armée ?...
Et l'érudit répondit :
— n y fut. colonel, il y fut, car il a la poitrine
couverte de médailles. Parole d'honneur, il en a plus
que vous !
— Mais alors, il a eu un grade stipérior!
— Je ne pense pas, colonel. Son ton, ses manières.,.
110
L'OUVRIER
Comme ils approchaient du cercle mililaire, i's rencontrèrent
Bidouille qui sortait de chez Chapuzot.
— J'ai du nouveau à vous apprendre, lui dit !e petit père Duf uret.
J'ai retrouvé un descendant de Bras-d'acier!
— Je m'en bats lœil, répondit peu élégamment Bidouille. Moi
aussi, j'ai quelque chose â vous apprendre, et bien plus épatant.
— Qu'est-ce que c'est?... demanda le colonel.
•^ Mon mariage avec la veuve Barbolfe est rompu!
— Et pourquoi ça?..
— Elle a U'ouvé un fiancé qui avait plus d'argent que moi, et
c'est tout simplement le bistro d'en face, ça fait que les deux
comptoirs vont fusionner.
— Mes félicitations, dit lecoloncl. Celte femme était d'un rapia!
— Figurez-vous, ajouta Bidouille, qu'elle a eu le toupet de me
proposer d'être garçon d'honneur à sa noce, sous prétexte que son
nouveau fiancé n'a ni frère, ni cousin, ni aucun autre ustensile
pouvant servir à être garçon d honneur. Vous pensez bien que j'ai
refusé. Ma dignité s'opposait à ça ! On ne peut pas occuper la
seconde place, quand on a occupé la première. C'est comme vous,
mon colonel, une supposition qu on vous aurait colloque ung com-
pagnie à commander, au lieu d'un régiment! Moi, c'est kif-kifl
Bidouille était très animé. 11 ajouta ;
— N'empêche que c'est une sale bonne femme, la veuve Bar-
botte. Et dire qu'elle mijotait déjà sa petite affaire quand elle tou-
chait encore la recette, à mon guignol. Croyez-vous qu'il en faut
tout de même, de la dissimulation!...
— Et Chapuzot, demanda M. Dufuret, qu'est-ce qu'il dit de ça?...
-^ Chapuzot!... 11 ne dit rien!... 11 est toujours plongé dans les
papiers de son grand-papa, Chapuzot. Et puis, il fait couver ses
serins, ça l'occupe plus que mes histoires de mariage raté, bien
sûr!... Il fait des économies pour s'acheter un perroquet vert et
faire la conversation avec lui, pour les moments où il sera tout
seul. Moi, je veux bien, parce que son perroquet, je lui dirai qu'il
me le prête, quand il saura parier, pour le mettre dans mes pièces
de guiguol. Ça corsera les scènes et ça attirera le monde, cet ani-
mal qui sera perché sur le bord de mon théâtre.
— Dites donc, monsieur Dufuret, interrompit tout à coup le
colonel, si on y allait tout de suite le voir, le descendant de votre
Bras-d'acier. Justement, je ne sais pas quoi faire de ma journée ..
— Mais je veux bien, colonel, je ne demande pas mieux!...
clama l'érudit. Venez-vous avec nous, mossieu Bidouille?
— Vous rigolez!... Et mon ministère!
— Mais c'est dimanche, aujourd'hui!
— Ah!... c'est vrai!... Celte vieille toquée de mère Barbotle
m'a bouleversé les idées en me donnant mon remplacement. Mais
si c'est dimanche, je peux aller avec vous, mon guignol est en ré-
paration.
— Conduisez-nous, monsieur Dufuret, dit alors le colonel.
— C'est loin? demanda Bidouille.
— Faut prendre le tramway, répliqua l'érudit. C'est à l'autre
bout de Paris, à la barrière du Trône.
— A la barrière du Trône! s'écria Bidouille. Mais il y a la foire
aux pains d'épices, en ce moment. Ahl... ça me fera plaisir de la
revoir, la foire aux pains d'épices. Je n'y suis pas allé depuis que
j'y ai travaillé moi-même!
— Comment, fit le colonel, tu as travaillé à la foire aux pains
d'épices?
— Oui, mon colonel, à nia sortie du régiment, emporté par mon
goût pour les arts, je me suis engagé pitre dans une baraque, pour
faire la parade. Je recevais beaucoup de claques, ce qui faisait ri-
goler le public, et pas beaucoup de nourriture, ce qui ne m'allait
pas du tout. J'ai quitté mon patron et j'ai dirigé un théâtre de
marionnettes à mon compte.
— Et comme ça, c'est à la foire que vous nous menez..., mon-
sieur Dufurel ?
— Précisément.
— Et c'est à la foire que nous retrouverons votre Bras-d'acier?...
demanda le colonel.
— Oui, colonel. L'érudition s'aide de toutes les sources, plonge
dans tous les milieux où gît le document historique.
— Bras-d'acier! Bras-d'acier!... cria soudain Bidouille qui sem-
blait fouiller dans ses souvenirs. Mais saperlotlel...
— Vous le connaissez?... demanda l'érudit.
— Si je le connais!... Qu'est-ce que vous dites, que c'est un do-
cument historique!... C'est un lutteur!...
— Comme vous dites! avoua Dufuret.
— C'est donc jiour ça qu'il a plus de médailles sur l'estomac
qu'un général de division! s'écria le colonel.
Le tramway qu'ils avaient pris s'arrêta au milieu d'un fracas
d'orgues, de trombones, de coups de grosse caisse et de détonations
multiples.
Ils étaient arrivés.
{La suite au prochain numéro.)
Jean Drault.
PÊCHE A LA LIGNE
Par RENÉ BA2IN
Six heures du malin, un ciel brouillé, un air léger et frais, of
l'on sent traîner des rayons de soleil de la veille, qui sortent encore
par bouffées, paresseusement, des tas de pierres, de la poussière,
un peu de partout, et qui font des Courants tièdes dans l'atmosphère
renouvelée. Mon ami m'avait dit
— La pêche est ouverte. Venez-vous ? J'ai des lignes tant que
vous en voudrez. Mon bateau est amarré au bas du dernier pont.
Une vue charmante... Et ça mordl. . Quel poisson préférez-vous?
— Tous.
— Alors, je choisis la brème. C'est une spécialité de l'endroit..
Ah ! demandez passage, pour me trouver, au père Mouchet. Vous
traverserez son bateau à laver... Tout au bout, un grand canot de
pèche peint en vert... J'y serai... Un type, ce père Mouchet!
J'avais regardé mon amij exubérant de jeunesse et de santé,
taillé en officier de cavalerie, et l'envie m'avait pris d'aller me
refaire un peu de rose aux joues, en buvant avec lui, toute une
matinée, l'air qui court sur les eaux. Et puis, l'ancienne passion
m'avait ressaisi, au seul mot de pêche, et j'éprouvais combien est
vrai le proverbe sur les premières amours, moi qui n'avais pas tenu
une ligne depuis l'âge heureux où je considérais l'ablette comme
un poisson.
j'allai donc au rendez-vous ; il était six heures, et le ciel était
brouillé. Je découvris facilement le dernier pont, le lavoir, et, par
un sentier, j'arrivai devant la passerelle. Le père Mouchet n'était
pas là. J'aperçus seulement, à la lucarne du bateau à laver, au-
dessus des baies à piliers et des tables encore blanches du savoii
de la veille, une vieille femme, penchée entre un géranium-lierre
et un pot d'œillets blancs.
— C'est bien le bateau du père Mouchet?
— Oui, monsieur.
— Le patron n'est pas là?
Je vis qu'elle avait les yeux rouges.
— Ah! monsieur, me dit-elle, en se retirant dans le fond de sa
chambre : incendié depuis huit jours!
— Comment!
— Incendié le samedi, incendié le dimanche, incendié le lundi!
Un homme de son âge, qui ne se dérangeait jamais autrefois, que
les jours de fête d'usage I C'est bien triste, allez!
J'en convins d'un signe de tête aussi condoléant que possible,
et, traversant la grande salle où le battoir ne battait pas encore,
j'entrai dans le canot vert, immobile, attaché avec deux bonnes
cordes, et qui tendait sur le courant, à quatre mètres au large du
lavoir, son nez armé de trois lignes.
C'étaient trois belles lignes de fond, en t florence », montées
sur trois roseaux que soutenait un petit balcon de bois à échan-
crures régulières.
— Eh bien! ça mord? dis-je à demi-voix.
— Vous pouvez parler tout haut, mon ami. Avec six mètres
huit centimètres de fond, le poisson n'a pas peur des mots. Non,
ça ne mord pas encore. J'arrive. Tenez, voici une quatrième ligne
pour vous.
11 eut la bonté de l'amorcer. Mes six asticots blancs reposèrent
bientôt sur l'invisible vase, ou sur les pierres, ou sur les herbes de
la rivière; et mon fil, exactement mesuré, fit fléchir légèrement,
sans tout à fait le courber, le scion d'ormeau très fin qui terminait
ma gaule. Nous avions deux voisins, chacun avec trois lignes aussi :
un petit propriétaire qui avait exercé toujours cette profession facile
de toucheur de coupons, et un Alsacien hirsute, à barbe rousse,
ancien mécanicien retraité d'une compagnie de chemins de fer;
hommes au large dos, penchés vers leurs roseaux, immobiles,
graves avec bonté, même avec un fond de joyeuseté contenue, et
dont le seul aspect disait l'incommensurable patience et la paix
qui survient dès que la pensée s'en va.
— Joli temps de pêche, murmura mon ami.
— Même un demps drès péchant, dit l'Alsacien, quand le fent
sera dombé.
C'était déjà joli, en effet, le paysage de la rivière, mais plutôt
de l'annonce d'une pure journée que d'ilne beauté déjà venue. A
droite, à travers les arches du pont, on voyait les maisons de la
ville, encore ternes, et quelques bonnes gens silr les quais, fldnelirs
ou déchargeurs de sable en disponibilité; à gauche, l'eau, toute
frisée par le vent qui la prenait à rebours, l'eau grise qui s'en allait
lentement, des prairies aux deux bords, et des collines au loin,
couronnées de toulïes de bois. De grosses vapeursvioleltes, massées
sur l'horizon, arrêtaient la lumière, maison devinait derrière elles
la chaleur et la vie prochaines. Leurs sommets étaient déjà franges
de rayons blancs. El il y avait partout un calme souverain, quelque
chose qui faisait aimer la pêche à la ligue.
Tout à coup, l'Alsacien leva sa troisième gaule. Le gesie l'ut
puissant. Le roseau courbé, la ligne achevant la courbe firent
L'OUVRIER
411
une arche au-dessus des foins verts et des collines d'en face.
— Manquée! dit-il. Elle s'est décrochée!
— Petite? demanda mon ami.
— Prois cents crammes, fit le bonhomme sérieusement.
Quand tout fut remis en place, j'osai interroger :
— i'ourquoi disiez-vous « petite »"? C'est peut-être un gardon?
un carpeavi?
— .Mais non, dit mon ami, c'est une brème, bien siir, et le
voisin en sait le poids, puisqu'il l'a ferrée.
— Vous reconnaissez cela sûrement?
— Pour le poids, c'est une question de" main ; pour l'espèce,
c'est une question d'yeux. Vous avez vu la morsure?
— Non.
— La brème, voyez-vous, mord, d'habitude, en trois temps,
très marqués : elle fait fléchir le scion, le courbe d'avantage,
l'amène à toucher l'eau...
— Et vous tirez?
— Pas du tout, j'attends que mon bambou ait repris l'hori-
zontale.
— Elle rend la main, la brème?
— Justement. C'est le moment psychologique: le poisson
^emporte le plomb; la gaule, soulagée, se relève, et je ferre. Si
c'est une grosse pièce, elle file nu large, décrit deux ou trois
courbes, rapidement, et ne prolonge pas sa défense. Je tire mon
Cl, à la brasse, et la brème m'arrive sur le plat.
-Déjà?
— \ous comprenez ce que je veux dire : sur son plat; nacrée
quand elle est petite, jaune comme un louis d'or quand elle atteint
une livre.
Pendant qu'il parlait, les deux gros voisins, sans remuer,
bombant le dos plus que jamais, jouissaient profondément de
ces images familières. Ils regardaient l'eau avec convoitise.
Cependant, le bateau à laver s'emplissait derrière nous. Le battoir
commençait à retomber en mesure. Des voix de plusieurs âges,
une ou deux toutes jeunes, demandaient : « Cinq sous de bois.s'il
vous plaît, madame Mouchet? Et M. Mouchet? — Incendié, made-
moiselle Joséphine! incendié! » Des galiotes de pêcheurs, portant
des concurrents, s'établissaient sur l'autre rive, et la rivière, aux
deux bords, se hérissait d'éperons noirs. Nos dix lignes, immobiles,
coupaient le courant doux.
— Et le gardon? continuai-je.
— Pauvre poisson, dit mon maître. Nous ne le cherchons pas.
.Son attaque est assez amusante, plus vive que celle de la brème.
Il faut le ferrer avant le relevé du scion. On en prend trente à
l'heure. Ça n'est plus drôle.
— Les espèces ne sont pas également complaisantes, fis-je en
regardant les gaules.
"— Non. tenez, le barbillon, par exemple. Voilà un poisson
difficile et d'une prise émouvante! Avez-vous remarqué ce mufle
long, capable de s'étendre et de se retirer, barbu, d'une sensi-
bilité que suffit à prouver la teinte rosée des lèvres? Il ne mord
pas, il touche à peine l'appât, il le frôle, il le respire... Nous n'en
avons pas ici.
— Où sont-ils?
— Dans les fleuves, dans les ruisseaux plus clairs où les eaux
sont plus vives, aux chutes des moulins, à la sortie des écluses, au
milieu des remous. Vous arrivez de bonne heure, sans bruit, avec
une ligne amorcée d'un morceau de gruyère...
— Pas du brie?
— Non.
— Ça ne doit pas manger tous les jours, le barbillon, dans les
endroits déserts !
— ... et vous laissez tomber l'appût dans les remous. Jugez de
l'expérience qu'il faut, de la sûreté de coupd'œil pour discerner le
moment précis où le barbillon goûte son dessert. La défensecst
superbe, pleine d'émotions. J'ai pris des bêtes de cinq ou six livres,
qui m'ont donné autant de mal qu'une carpe de douze.
Oui, j'en étais sur maintenant, ils péchaient tous un peu, beau-
coup même, pour le songe que l'on fait pendant les longues
attentes, entre deux morsures, pour les souvenirs qui montent du
fond de la rivière, par le fil tendu, et qui rappellent les jours heu-
reux, les captures mouvementées, même les belles proies manquées
dont l'écaillé luit encore entre deux eaux. Ils appartenaient à la
fraction idéaliste de l'humanité, cet Alsacien, ce rentier paisible ;
ils étaient de ceux qui comblent indéfiniment le vide du présent
avec un peu de passé et un peu d'espérance ; ils auraient compris
ces vers d'un poète, qui n'eu a pas fait beaucoup d'autres :
Les joars passés, les jours sans nombre,
Qui s'épaississent comme l'ombre.
L'ancien chagrin qu'on croyait mort,
La joie ancienne et qu'on oublie,
Et la moindre heure de folie,
La plus courte, la moins remplie
Vivent encor !
Je le voyais à leurs mines épanouies, tandis que mon ami par-
lait, aux mouvements de leurs bouches qui s'ouvraient machinale-
ment, pour épeler, sans proférer un son : « Brème, gardon, bar-
billon. -) Cependant, au mot de carpe, ils s'assombrirent, Leur
quiétude parut troublée par des réminiscences pénibles, quelque
jalousie ou rancune contre cette béto niéchante.
— En voilà une bêche ingrate! di' l'Alsacien.
Le propriétaire fut plus modéré dans les termes, et dit, s^s»
bouger, comme s'il parlait à la rive eu l'ace :
— Faut avoir du temps à perdre pour pécher la carpe !
Je n'approfondis pas. Derrière nous, le bruit du "bateau du père
Mouchet devenait assourdissant. Le soleil avait refoulé la brume, k
présent dispersée et accrochée par flocons mauves aux arbres des
collines. Trois petits nuages, blancs comme du lait, avaient pris
le parti de s'en aller en aroite ligne, par le milieu du ciel, et voya-
geaient au-dessus de nous, sans faire d'ombre sur la rivière qui
était lisse, moirée, avec des clairs qui semblaient d'argent et aes
raies couleur de noisette. Elle s'était mise à la mode, elle avait
mis sa robe changeante. Car le vent faiblissait beaucoup. Il ne
passait plus que par bouffées. Et c'étaient alors, sur les grands
prés en graine, des nuages de pollen qui se levaient, s'éparpillaient,
se répandaient en parfums sur l'eau.
— Ohé! ohé! Tirez vos lignes!
La voix venait de dessous le pont. Et, vite comme une flèche, à
plus de trente mètres do nous, une yole de course passa, jaune de
cire, avec deux jeunes gens courbés sur leurs avirons, et qui riaient
en nageant. Ils riaient, comme s'il avaient été le temps qui vole,
la vie tout orgueilleuse d'être nouvelle et de filer devant. Cela
m'humilia. Ils laissèrent un sillage qui nous souleva un peu. Leurs
maillots, rouges et noirs, devinrent comme deux points sombres
et disparurent derrière un éperon de roseaux. Puis ce fut un remor-
queur avec deux chalands à la traîne, une marinière debout près
de la barre du second, et l'inclinant, d'un mouvement de la
hanche, quand la dérive était trop forte. La rivière s'éveillait.
— Voilà les brochetonneurs ! cria quelqu'un de l'autre bord. Xh !
les canailles! les braconniers! Ne venez pas par ici!
Et le long des piles, tournant, revenant, suivant le courant
pour le remonter ensuite, deux hommes parurent, chacun dans un
bateau noir, la ligne à « vif » d'une main, la godille de l'autre,
point émus de l'accueil qu'ils recevaient parmi leurs « connais-
sances >) des deux rives.
— Ah! les voleurs! ils détruisent tout, ils savent les bons
endroits! Toi, le Charpentier, renvoie donc au moins l'agneau
mort! Il ne sent pas le foin nouveau, tu sais !
Une bète enllée, vogue, les pattes en l'air, tournait en effet,
dans un remous, vers le milieu de la rivière.
— Pas par là, plus loin, pousse-le dans la deuxième voie du
courant, mon vieux, envoie-le aux pontonniers qui travaillent
là-bas. Ils ont bon cœur, va, ils ne le renverront pas.
Elle Charpentier, ayant mis la bête dans sa route, reprenait la
ligne, avec la satisfaction calme des hommes de devoir, salué
maintenant de noms très doux par les pécheurs qui garnissaient,
de plus en plus nombreux, les rives sans abri. Des gamins cou-
raient sur les berges. Des nez d'ablettes trouaient l'eau. Les
maîtres charpentiers tapaient sur des bordages neufs dans un
chantier lointain. Le pont de bateaux, tout au bout des prés,
ressemblait à une série de petits dominos mis les uns à l'envers
et les autres à l'endroit. Un bruit de voilures arrivait des rues
voisines. Une voix cria, je ne sais où : « Est-il mort. Bigot? » Une
autre répondit : « Ouais! il a toujours soif! » Il y avait une grosse
gaieté populaire partout, une activité nonchalante des riverains
autant que de la rivière. Il y avait aussi du soleil sur les moindres
saillies qui pouvaient porter un rayon. Une allumette tison qui
flottait, perpendiculaire, le ventre en bas, avait l'air d'une petite
bouée avec une lanterne au bout.
La brème s'abstenait.
Pourtant, comme je retirais ma ligne, pour voir un peu l'asticot
qui me laissait sans nouvelles, je sentis qu'elle était lourde, et
j'aperçus, dans le courant, un éclair qui montait.
— Bravo! c'est une brème I vous êtes le roi de la pêche!
Enfin!
Il y eut quatre voix pour saluer l'apparition d'un fretin large
au plus de quatre doigts.
La quatrième venait de l'arrière de notre bateau, ou M. Mouchet
lui-même, ayant longtemps dormi, s'avançait prudemment. C'était
un petit vieux, maigre, finaud, avec de petits yeux gris moins
éveillés que son lavoir et que les environs.
— Ça commence bien ! ajouta-t-il en homme qui ne perd pas
de vue ses intérêts et qui s'entend à louer les places. L'endroit est
bon!
— Vous voilà donc debout, monsieur Mouchet ? Qu'est-ce que
vous avig^onc hier soir ?
— U^peiite secousse. Depuis huit jours, j'sais pas ce que j'ai.
Je peHfee que c'est le vin qui travaille trop. .Moi, je ne fais rien.
Mais çk va cesser, ça va cesser ces roles-là. Je vais me mettre à
pécher, moi aussi. Quand on a un endroit pareil ! Je préviendrai
mon vieux Mâcha...
— Qu'est-ce que c'est que Mâcha? demandai-je.
— Vous ne connaissez pas le vieux .Mâcha?
II y eut des rires d'étonnement. Evidemraent, j'étais trè» nou-
veau dans le monde de la ligne.
112
L'OUVRIER
— Ahl TOUS ne connaissez pas le vieux Macba? C'est l'homme
sauvage...
— Un sauvage?
— Il habite là, tout près, dans une hutte! Il vous a un corps
d'homme, celui-là! Un litre d'eau-de-vie ne le gène pas. Faut qu'il
aille en prison ou à l'hôpital pour se faire la barbe, par exemple I
Un homme qui, a fait l'ayaleur de tabac dans les foires, et qui a
été bien élevé, oui, qui a de l'instruction plus que moi. Son père
tenait le bureau de l'octroi. Lui, c'a elé le plus beau grenadier de
la garde que vous ayez vu. Mais, voilà, il s'est abandonné.
— Tout est là, dit sentencieusement le rentier. Suffît qu'on
s'abandonne.
— Eh bienl je lui demanderai du pain, à mon vieux Mâcha. Ce
qu'il en récolte aux portes 1 II en a plus de cinq cents livres dans
sa cahute 1
— Je le crois! reprit le rentier. J'ai reconnu des morceaux que
je lui avais donnés. Il me les revend.
— Un sou la livre. Avec de la terre bien délayée, roulée en
boulettes grosses comme ma tête, c'est ça qui fait mordre! Quand
le trou est appâté, ici, on n'avance pas à tirer!
Le bonhomme s'en alla. Une grande accalmie se produisit. Nous
étions enveloppés de soleil ardent. L'air tremblotait sur la rivière.
Nos dix lignes étaient toujours posées comme des questions sans
réponse.
— La pêche n'est pas chaude, me dit mon ami.
— La température l'est suffisamment, répondis-je. Et je
m'amuse.
— Bien vrai?
— Ecoutez, quand j'étais petit, je pensais quelquefois au temps
où je serais vieux, et l'idéal de la retraite me semblait figuré par
ces bonshommes à larges panamas, —je vous demande pardon du
mot, —qui péchaient sous les ponts, avec des airs si calmes. Comme
j'ai toujours aimé lire, je pensais qu'il me serait possible d'appor-
ter un livre et de mettre un grelot sur le bout de ma gaule. Ce qui
m'attirait alors, c'était le recueillement des rives, la liberté de rêver
à d'anciens rêves commencés et qui n'ont point de fin, je le sentais
déjà, même quand l'homme a vieilli; c'était aussi la passion de
la proie, la joie primitive et sauvage de la conquête.
— Et maintenant, depuis l'expérience nouvelle?
— C'est la vie, c'est l'infinie variété du monde et des choses.
On devient philanthrope à changer de milieux.
— Vous reviendrez?
— Un peu plus tard et un peu plus loin. Je descendrai. J'atta-
cherai ma galiote idéale entre deux aulnes verts, ayant un coin de
vue sur la ville et des sarcelles pour voisines, ou des seineurs qui
tirent leur a baillée » sur les grèves. Je ne pécherai pas la brème :
le gardon simplement. Vous me donnerez des "conseils.
— Je suis content! dit-il.
Et il me serra la main, comme à quelqu'un déjà de la corpora-
<ion.
René Bazin.
AMUSEMENTS SCIENTIFIQUES
CONDUCTIBILITÉ DES MÉTAUX POUR LA CHALEUR
On avait raconté en classe la terrible aventure de Mucius
Scaevola, condamné parle roi des Etrusques à avoir la main droite
brûlée, et le professeur avait attiré tout particulièrement l'atten-
tion de ses élèves sur la fermeté du jeune Romain qui, ayant
placé courageusement sa main sur le brasier, la regardait tran-
quillement brûler.
J'aurais fait comme lui! s'était écrié un superbe petit bon-
homme, âgé de onze ans, qui avait eu le torl de répondre ensuite
par un sourire de pitié aux éclats de rire malséants que ses paroles
avaient aussitôt provoqués chez ses camarades.
La discussion fut chaude pendant la récréation qui suivit cette
classe, et, de Cl en aiguille, je ne sais comment, il s'agit de savoir
qui, dans le groupe dés écoliers, était le moins sensible à la dou-
leur, qui le serait davantage.
— Donc tu affirmes que je suis plus douillet que toi? demanda
d'un ton légèrement moqueur un élève fréle et mince, au petit
vantard, que tous étaient désireux d'humilier ; il s'agirait de le
prouver, mon ami; je reviens dans un moment, attends-moi.
— J'accepte tel défi que tu voudras! Ce fut la froijjle réponse
du nouveau Mucius. *
Après quelques longues minutes d'attente, on vit revenir l'autre
enfant, muni d'un étrange attirail : un réchaud, du çsharbon, des
allumettes, -une marmite, de l'eau, et deux cuillers. Qu'allait-il
donc se passer? On parlait à voix basse dans le cercle des specta-
teurs, de Tepriîrtoe de l'eau chaude ou du fer rouge.
Le réchaud est allumé, la petite marmite est rem^ie d'eau, et
l'opérateur attend silencieux que celle-ci soit bouillante, refusant
toute explication.
Mais l'eau commence bientôt à chanter.
— Voici pour toi une cuiller, dit l'élève frêle et mince à son in-
trépide camarade ; je garde l'autre, nous tiendrons chacun à pleine
main le manche de notre cuiller, en le serrant bien, tandis que
l'autre bout de l'ustensile sera plongé dans l'eau bouillante; nous
verrons qui de nous sera le moins sensible à la chaleur et saura
supporter pendant le plus de temps le contact du métal brûlant.
Le défi est accepté; mais bientôt sur le visage de l'imprudent
qui n'a pas craint d'accepter le défi, apparaissent des signes non
équivoques de douleup; après une lutte évidente, il pousse soudain
un cri et retire vivement sa main, tandis que son adversaire,
impassible, continue à serrer dans la sienne le manche de sa cuiller
qui plonge toujours dans l'eau bouillante.
Je vous laisse à penser quels applaudissements, quelle joie,
quelle confusion et quel triomphe furent la conclusion de cette
histoire, mais ce que vous n'avez peut-être pas deviné, c'est le stra-
tagème employé parle vainqueur; aussi je vais vous le dire.
Les métaux sont, vous le savez, d'excellents conducteurs de la
chaleur, mais ils ne le sont pas tous au même degré. L'or vient en
première ligne, puis le platine, l'argent, le cuivre, le fer, le zinc,
l'étain et le plomb. Les deux cuillers choisies par le jeune traître
étaient de métal différent : l'une en argent, l'autre en étain. Répé-
tez vous-même l'expérience en tenant dans chaque main une des
deux cuillers, vous constaterez d'une manière très sensible la dif-
férence de conductibilité de ces deux métaux pour la chaleur.
La morale de tout cela?
do II ne faut jamais se vanter; c'est déjà un assez grand mal-
heur que d'être supérieur à d'autres, cela seul suffit bien souvent
pour qu'on ait beaucoup d'ennemis ;
2» Il faut étudier la physique, et, tout pai'ticulièrement dans
le chapitre de la Chaleur, ce qui a trait à la conductibilité des
métaux;
3» 11 est utile de lire les Veillées des Chaumières.
Magus.
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Le Mystère de Kerhir, 1 vol. iu-12 3 »
U DirccUm-Uiraut : lleuri G.4UTIEU. — Sceaui. Irap. Cli:
5 centimes !e N« fM (\ centimes le N»\ *t« J Q f) Q
année courante, \i-\J années échues./ IN LutCO
TRENTE-SIXIÈME ANKÉE. —20 Juin 1896.
L^OUVRIER
Journal illiisti*é papaîssant le Mercrecli et le Samedi
ABONNEMENT D'UN AN :
(104 numéros)
France, Algérie et Belgique :
6 francs.
DIRECTION ET ADMINISTRATION :
LIBRAIRIE BLÉRIOT, HENRI GAOTIER, successeur.
53, quai des Grands-Augustins, Paris.
ABONNEMENT D'UN AN
(104 numéros)
Colonies et Ùranger (sauf la
Hae) : 7 francs.
LES VOLEURS D'OR, par georges le faure
D'un bond, Prétorius fut près de lui. (V«ir page liti.)
114
L'OUVRIER
POMMAIRE Les Voleurs d Or. psr Georges le Taure — Un Aïeul de Cha-
puzot. par Jean Drauli — Chronique uebdomadaire, par Oscar Havard.
— Recettes de laSemaioe. — Jeux d'esprit.
LES VOLEURS D'OR'
PAR
GEORGES LE FAURE
XV
EN rAMILLE
En rentrant au campement, MackerétaU'd'unc humeur exécrable:
le Boer l'avait laissé partir sans lui donr/er de réponse; bien plus,
notre homme était obligé de convenir avec lui-même qu'il n'avait
même pas d'espoir à conserver, à moins qu'un miracle ue transfor-
mât les intentions du vieillard.
— Décidément, gronda-t-il en mettant pied à terre et en entra-
vant sa mule, toute trempée de sueur, décidément, ces Hollandais
ne savent pas haïr.
Comme il se trompait! Ah! il eût changé d'opinion s'il eût pu
lire l'efTroyable combat qui s'était livré et se livrait encore dans
l'clme du Boer, depuis qu'il venait d'apprendre la nouvelle apportée
par Maclier; certes, sa haine contre Guillaume était toujours la
même, aussi intense, aussi profonde, et son désir de vengeance ne
s'était pas atténué depuis qu'il entrevoyait la possibilité de le
satisfaire.
Et, cependant, il ressentait comme un trouble, une hésitation
qu'il ne s'expliquait pas, qu'il considérait comme une lâcheté... ce
qui le rendait furieux contre lui-même.
Assurément, on lui eût apporté là, devant lui, le cadavre de
Guillaume, qu'il eût éprouvé, à le voir, une très vive satisfaction
et qu'il eût envisagé alors avec plus de philosophie l'acte qui, deux
jours plus tard, devait le dépouiller.
Ou bien encore, brusquement, au détour d'une route, à l'orée
d'un bois, s'il se fût rencontré avec le misérable qui avait trahi sa
confiance, s'était joué de son affection, dans le premier moment
il l'eût élendu à ses pieds d'un coup de sa carabine, sans Fombre
d'un remords, remplissant son devoir de justicier, conformément
à ses droits de patriarche, de paier familias.
Mais, en l'espèce, c'était tout différent ; il s'agissait d'aller se
placer à l'affût, de s'embusquer, d'atteudre au passage ce garçon,
comme une béte fauve, et, sans qu'il lui fût possible de se mettre
en défense, au moins de chercher un refuge dans la fuite, de tirer
dessus.
Non! il y avait là quelque chose en lui, quelque chose qu'il ne
s'expliquait pas bien, mais qui lui répugnait.
Et, cependant, dans quarante-huit heures, il allait être dcpns-
sédédeces terresqu'il avait conquises; que, depuis des années il défri-
chait, au prix de combien de privations, de combien de fatigues,
de combien de dangers!
Il allait être chassé de là, dépouillé, volé, oui, volé! car tout
Boer qu'il fût, il considérait comme un véritable vol le fait de
« déclarer » publique, au nom d'une loi, une propriété privée; et
celui qui le trahissait, qui s'apprêtait à partager sa dépouille avec
ceux qui l'allaient spolier, ne serait pas puni 1
Bien mieux! rien ne prouvait que, grilce à son action détestable,
il ne vivrait pas en grand seigneur, tandis que lui-même, amoindri,
humilié, ruiné, continuerait à végéter sur l'étroite portion de terre
que la charité de l'Etat voulait bien lui laisser.
Voilà tout ce que le vieillard avait remué en sa cervelle, durant
l'entretien, court d'ailleurs, que Macker avait eu avec lui, etl'lrlandais
n'avait pu se rendre compte de la tempête qui grondait sous ce
crâne blanchi par soixante-dix-huit années; son sang s'était mis à
bouillonner dans ses veines avec l'impétuosité d'un sang de vingt
ans, affluant à son cerveau; ses yeux voyaient rouge, ses regards
allaient chercher sa carabine, dressée tout armée dans le coin
familier, et, assurément, si Guillaume eût paru en cet instant, il
n'eût pas franchi vivant le seuil de la ferme.
El cependant, en dépit de la manière pressante avec laquelle
Macker avait insisté pour avoir le renseignement qui l'amenait, le
vieillard s'était tu; il voulait se réserver d'intervenir lui-même,
répugnant à charger, mémo indirectement, des tiers de mettre à
exécution une vengeance dont le soin le regardait seul.
Or, la physionomie de sou visiteur portait nctiement l'empreinte
des iilées criminelles qui le hantaient et il était facile (Je deviner
que, sachent où il pouvait rencontrer Guillaume, la prontièrc clioso
qu'il ferait serait de se débarrasser d'un concurrent dont la<|hance
pouvait gêner ses appétits cupides.
Et voilà pourquoi, sans cependant répondre négativement aux
demandes de l'Irlandais, il l'avait congédié en lui diaunt qu'il
voulait réilécbir.
1. Voir VUuvrier depuis le 2 mai liiaB
— Aht le vieux renard, avait grommelé Macker en enfourchant
la mule qui l'avait amené, il n'a rien voulu dire de ce qui m'inté-
ressait, et j'ai été assez bête, moi. pour me laisser tirer les vers du
utz...
11 avait lancé sa monture grand train sur la route du campe-
ment, et la pauvre bête avait payé de ses flancs et de sa croupe la
déconvenue de celui qui la montait.
Celui-ci, heureusement, n'était pas homme à se décourager et,
pendant le trajet, il agita dans sa cervelle différents moyens d'ar-
racher au vieillard un renseignement aussi précieux; malheureuse-
ment, ces différents moyens ne supportaient pas l'examen, et tous
durent, l'un après l'autre, être rejetés.
C'est pourquoi, en mettant pied à terre, était-il d'aussi exé-
crable humeur qu'on l'a vu au commencement de ce chapitre, et
s'en fut-il, sans plus tarder, éveiller Zeïto, pour prendre conseil de
lui.
Le métis dormait à poings fermés, quelque peu gris, sous la
bâche de son chariot, et reçut son ami de fort désagréable façon;
mais son accueil ne tarda pas à se transformer lorsque Macker lui
eut expliqué le genre de démarche qu'il venait de faire et la manière
dont elle avait échoué.
— Le coquin ! la brute! grommela Zeïto dont lesyeuxétincelaient
dans l'ombre et dont le souffle rauque, étranglé par la colère,
ressemblait à un souffle de bête, il n'a donc pas pour deux pences
de sang dans les veines...
— Peu m'importe 1 riposta l'autre d'un ton de mauvaise humeur;
du moment qu'il refuse de parler, c'est la fortune qui nous
échappe...
— Et la vengeance aussi.
■ Puis, brusquement, à voix basse :
— Si on y retournait... à deux? proposa-l-il.
— Eh bien!...
— A deux, on peut faire une besogne impossible pour un seul;
et cfi qu'il a refusé de vous dire de bonne volonté, il ne pourrait
peut-être pas nous le refuser à nous deux... hein! qu'en pensez-
vous?
— .Je pense... que je ne comprends pas...
Si Macker eût pu distinguer la face de son interlocuteur, nul
doute qu'il n'eût compris, à la très significative expression de ses
traits, ce qu'il voulait dire; mais, sous la bâche du chariot où se
tenait la conversation, il faisait, nous l'avons dit, noir comme dans
un four; c'est pourquoi le métis dut s'expliquer.
— Quandie travaillais dans le Béchuaualand, dit-il, j'ai été en
rapport avec les Matabélés, et ils ont des moyens très ingénieux de
délier la langue à ceux qui ne veulent point parler...
— Vous n'y songez pas! s'exclama l'Irlandais.
— Pourquoi pas? demanda impassiblement le métis.
11 ajouta aussitôt, ironique :
— Je ne vous savais pas si tendre ni si scrupuleux.
-• Il ne s'agit point de cela; mais je n'aime point les choses
inutiles, et si vous coiiuaissiez le vieux Prétorius, vous seriez de
mon avis quand js »ous déclare que ce n'est point un homme à
intimider.
— Je UÈ parle pas de l'intimider; mais la chair est la chair et
quand voufc savez vous y prendre...
— Inutile, vous dis-je ; cet homme a une volonté de fer et no.us
pourrions le déchiqueter qu'il ne parlerait pas.
Le métis grommela un juron et entre ses dents, que la colère
contractait, sifflèrent ces mats ;
— Nous voilà prop;-eii...
Il achevait à peine, qu'une galopade effrénée retentit non loin;
puis un cri d angoisse éclata, suivi immédiatement d'un cri sourd;
ensuite plus rien...
Les deux hommes s'étaient redressés et, au milieu de l'obscurité,
se fixaient, comme s'ils eussent espéré lire mutuellement sur leur
visage l'explication de ce qu'ils venaient d'entendre.
— Qu'est-ce que c'est que cela? balbutia Macker.
Au même instant, au dehors, la voix de Jean appela :
— Holà! vous autres, prenez la lanterne du chariot et venez
voir un peu ce qui se passe...
— Diable! gronda rirhiiidais, c'est l'inspecteur..., nous repar-
lerons de cela demain nuitin.
Il se gliiisa sous la toile et gagna, en rampant, l'endroit où Jean
se tenait dehors, son revolver à la main, attendant avec impatience
que les hommes qu'il avait appelés arrivassent.
— Ah! c'est vous, monsieur Macker, fit-il en reconnaissant le
contremaître ; ils dorment comme des souches, là-dedans ; accom-
pagnez-moi donc...
— De quoi s'agit-il? demanda l'Irlandais, so frollant les yeux
comme s'il se fût subitement éveillé.
— Vous n'avez pas entendu?
— Si, coinme un galop de cheval; quelque bèlo sans doute
(jui aura brisé son entrave...
— Non; on a poussé un cri... quelque accident, sans doute...
Maker se mit à ricaner.
— BijGodl s'il fallait interrompre son sommeil pour jouer aux
sauveteurs, on iiur.iit fort affaire... Vous venez d'arriver ici, case
voit, monsieur l'iiispocleur ; mais ..a vous passera...
L'OUVRIER
llô
I
Néanmoins, il emboîta le pas au joune homme qui, rapidement,
s'avançait dans la direction d'où lui avait semblé venir le cri qui
l'attirait...
En silence, ils ûrent ainsi une centaine de mètres à travers la
campagne, une campagne aride, où poussait une herbe courte,
sèche et dure, aiguë comme des lames d'acier et qui craquait en
se brisant sous les semelles des boites.
— Vous aurez rêvé, monsieur l'inspecteur, dit alors Macker, il
n'y a personne et ce que nous avons entendu n'est autre chose que
le galop d'un cheval échappé...
Mais, sans repondre, Jean lui arracha des miins la lanterne e(
se mit à courir pour s'arrêter bientôt et se pencher vers le sol.
— Une femme I... s'exclama-t-il.
En deux bonds, l'Irlandais fut auprès de lui et vit, en effet, éten-
due à terr?, sans mouvement, comme morte, une femme.
— Morte? interrogea-t-il, plus cnrieux qu'ému de pitié.
Et il ajouta : '
— By GodI... une rude blessure...
Dans sa chute, la tête de la malheureuse avait porté sur le sol rempli
de cailloux et une tache de sang maculait le front, duquel un filet
rouge coulait tout doucement, faisant autour d'elle une petite
mare.
Vivement, Jean avait dénoué le foulard de cotonnade à carreaux
croisé sur sa poitrine, et dégrafé le corsage, de manière à rendre
la respiration plus aisée; il murmui'a, ayant placé sa main sur la
poitrine*":
— Non, le cœur bat... c'est un év.i.nouissement seulement.
Il dirigea la lueur de la lanterne bit le visage et alors Macker
s'écria :
— Mflis je la connais !... c'est la fille de Ferme Elisabeth!...
— Vous êtes certain t interrogea le jiiune homme.
— Parbleu ! riposta le contremaître avec assurance.
Et il se mordit la langue, car il avait été sur le point d'ajouter
« Je l'ai vue, il n'y a pas deux heures, chez elle. »
— En tout cas, emportons-la et quand elle sera revenue à elle,
nous aviserons à ce qu'il convient de faire.
Il la prit par les épaules, tandis que son compagnon l'empoi-
gnait par les jambes et tous deux, marchant doucement, gagnèreni
le campement. Jean s'étonnait du hasard qui amenait cette jeune
fille au milieu de la campagne, la nuit, si loin de chez elle; Macker
se demandait s'il ne fallait pas voir là une manifestation de In
Providence qui lui ménageait de la sorte une renti-ée à Ferme Eli-
sabeth.
Rien ne prouvait que le vieux Prétorius, ému du service qu'on
lui rendait, ne se montrerait pas moins réservé et ne tiendrait pas
à témoigner sa reconnaissance aux sauveurs de sa petite-iille, en
leur donnant le renseignement refusé la veille.
Seulement, comme on atteignait la tente de Jean, l'Irlandais
avait reconnu une chose: c'est qu'il fallait que ce fût le jeune
homme qui reconduisît Wilhemine à son grand-père.
Pourquoi ? cela, il n'eût pu l'expliquer, mais il le sentait, il en
avait l'instinct, et cela suffisait.
Quand Wilhemine se trouva étendue sur la couchette et qu'avec
un peu d'eau-de-vie mêlée d'eau fraîche on lui eut lavé sa blessure,
les deux hommes trouvèrent que l'évanouissement était plutôt dû
au choc qu'à la perte de sang ; la chair était arrachée par les poin-
tes aigiiésdes cailloux, mais laboite crânienne n'avait souffert aucun
dommage et l'on pouvait espérer qu'aucune complication ne s'en-
suivrait.
■ Bientôt même, grâce aux frictions répétées et aussi à quelques
gouttes d'alcool introduites par force entre ses dents serrées, la
jeune fille donna signe de vie : sa poitrine, qu'un poids
semblait oppresser, se souleva plus librement et avec plus de régu-
larité, ses lèvres perdirent leur crispation, ses paupières battirent
et, s'entr'ouvrant, découvrirent l'œil vague, ayant encore dans la
prunelle comme un reflet de l'effroi causé par la chute.
Elle s'agita, poussa un soupir et, se soulevant sur son coude,
regarda autour d'elle, surprise, inquiète de la présence de ces deux
hommes qu'elle ne connaissait pas; mais soudain, ses yeux s'atta-
chèrent sur Macker et, se rejetant en arrière avec un léger cri,
elle retomba éTanouie.
— Diable I murmura Jean, cela se complique.
— La faiblesse, sans doute, observa l'Irlandais.
— Possible, mais voilà qui est embarrassant.
— Je suis de votre avis, monsieur l'inspecteur; seulement, si
vous vouliez me permettre de vous donner un conseil...
— Parlez; je ne demande pas mieux, car, en vérité...
— Eh bien... je reconduirais sans tarder celte jeune fille à Ferme
. Elisabeth; car si quelque complication survenait, comme les méde-
cins manquent totalement ici, vous assumeriez, en la g.irdant, une
responsabilité dangereuse...
Macker avait parlé d'un Ion insinuant, et Jean répondit :
— Parbleu... c'est bien mon avis; seulement, dans l'état où se
trouve cette femme, elle est bien peu transportàble...
— On pom-rait la mettre dans le chariot.
— C'est encore une idée... ça; mais il faut attendre au jour,
car, au milieu de la nuit, on aurait chance de s'égarer ; peut-être
bien que quelques heures de repos lui remettront les idées en place
et qu'elle pourra nous expliquer les motifs de cette chevauchée...
Puis cette idée venant tout à coup à l'esprit du jeune homme:
— .\ propos... et le cheval qu'elle montait?...
— Sans doute emballe... mais il ne sera pas en peine de retrou-
ver son écurie...
Les deux hommes sortirent de la tente ; l'Irlandais rejoignit
son lit de paille dans le chariot et Jean s'assit, à quelques pas de
là, résolu à passer la nuit à la belle étoile, éprouvant une instinc-
tive pudeur à demeurer auprès de la blessée; il était néanmoins à
portée pour entendre son premier appel, au cas où elle eût repris
connaissance.
Mais la commolioa avait sans doute été forte, car lorsque
parut le jour et que, sur la pointe des pieds, Jean entra dans la
tente, il villa jeune fille dans la même position où il l'avait laissée
quelques heures auparavant : le visage était fort coloré, comme sous
une poussée de fièvre et, sur la couverture brune qui la couvrait, les
mains se crispaient dans des mouvements neiveux.
— Voilà qui est ennuyeux, pensa-t-il, et qui n'améliore pas
la situation.
Comme il se retournait, ayant entendu marcher derrière lui,
il vit l'Irlandais qui s'avançait avec précaution.
— Eh bien I interrogea Macker d'un air plein de sollicitude,
comment ça va ?
— Peuhl répondit Jean en allongeant les lèvres en forme de
moue, pas bien, même plus mal.
— Raison déplus pour ne pas tarder, insista l'autre; d'ailleurs,
tout est prêt; j'ai dit aux camarades d'atteler les bœufs et, si vous
voulez, je vais vous donner un coup de main pour la transporter
dans le chariot.
Jean acquiesça d'un signe de tête à cette proposition ; il trou-
vait sincèrement que ce parti était le seul à prendre, et que mieux
valait le mettre à exécution avant que l'espèce de camp, îormé par
les troupes des représentants des différentes compagnies minières,
fût éveillé.
Dix minutes plus tard, la blessée étendue aussi confortablement
que possible sur une épaisse litière de paille, le chariot se mettait
en marche, conduit par Macker, avant Jean à ses côtés.
Vainement le jeune homme avait insisté pour que l'Irlandais se
chargeât seul de ce transport, ne voyant aucun intérêt à l'accom-
pagner, en voyant au contraire beaucoup à demeurer avec ses
hommes pour les surveiller fl'abord, ensuite pour tenter d'avoir
quelques renseignements sur le plus ou moins de chance qu'avait
telle ou telle partie des territoires à « pegger • de renfermer des
filons importants et rémunérateurs.
Mais l'Irlandais avait tellement insisté que Jean n'avait pu se
dérober et que force lui avait été de prendre place sur le siège du
chariot.
Silencieusement, on avait fait ainsi un kilomètre, lorsqueMacker
dit tout à coup à son compagnon :
— Monsieur l'inspecteur, si vous êtes habile, votre fortune est
faite et la Compagnie gagnera le gros lot.
— Qu'entendez-vous par là, monsieur Macker?
— J'entends que vous n'avez pas l'air de vous douter où nous
allons ?
— Nous allons chez les parents de cette jeune fille.
— Assurément, mais oom Prétorius, le grand-père, sait à quoi
s'en tenir, lui, sur la valeur des terrains de Ferme Elisabeth, et
s'il veut, il peut, mieux que personne, vous indiquer les bons
endroits.
Jean hocha la tète d'un air de doute et répliqua :
— Les bons endroits, il est probable qu'il les garde pour lui,
conformément à la loi; alors, je ne vois pas trop...
— La loi n'accorde au propriétaire que six daims, interrompit
l'Irlandais; or, k en croire la rumeur publique, les terrains auri-
fères sont nombreux à Ferme Elisabeth...
— En admettant que la rinneur publique ait raison, repartit
Jean, quel intérêt peut avoir cet homme à nous donner des rensei-
gnements.
— Par tous les diables I s'exclama l'autre, 4 moins que le vieux
Prétorius soit la dernière des brutes, Il ne peut faire autrement
que d'être reconnaissant envers qui lui rapporte son enfant.
Les lèvres de Jean esquissèrent une légère grimace.
— Voilà un marché qui ne me convient guère, déclara-t-il.
— Un marché! fit l'Irlandais en sursautant; où voyez-vous un
marché là-dedans? D'ailleurs, rien ne prouve que le vieux sanglier
n'y viendra pas de lui-mèiii^?
— Ça, c'est autre chose...
— .flH)tooins cependant ([ue vous n'ayez des motifs particuliers
pour dédaigner la forte somme, ricana Macker en lançant à son
compagnon un regard en dessous; mais alors, je me demande ce
que vous seriez venu faire dans ce pays de Satan, au lieu de
rester bien tranquillemi nt chez vous...
A cette insinuatiûii de Macker, Jean s'était quelque peu troublé
et, sous prétexte d'examiner un point du paysage, avait détourné
brusquement la tête, en sorte qu'il ne put remarquer le sourire
ironique qui crispait les lèvres de l'autre.
Celui-ci poursuivit :
— Et puis, rien ne prouve que le vieux ne serait pas enchanté
H6
L'OUVRIER
d'être désagréable à quelqu'un et que, par votre intermédiaire, il
n'arriverait pas justement à son but, sans avoir l'tir de se mêler
de rien.
Il ajouta aussitôt :
— Vous comprent'z bien qu'un propriétaire ne se laisse pas
dépouiller comme ça. sans crier un peu et surtout sans avoir delà
rancune contre les voisins, les amis qui attendent depuis des mois
et des mois pour se jeter à la curée, tout comme nous allons faire...
Seulement, nous, nous ne le connaissons pas, et alors c'est notre
droit; tandis qu'eux, ils le connaissent, et alors c'est presque une
trahison.
Macker parlait avec une telle volubilité, et en même temps
une conviction en apparence si profonde que Jean le regarda, tout
surpris, ne s'attendant pas, de la part de cet endurci, à un semblable
langage.
Macker termina en disant :
— Qui sait, ce serait peut-être un second service qu'on lui
rendrait en dépistant certain plan qu'il nous indiquerait... Perdus
pour perdus, il aimerait peut-être mieux que les terrains passent
devant le nez de ceux auxquels il en veut...
Ces paroles ne- manquaient pas d'une certaine logique et en lui-
même Jean était bien obligé de convenir que si son compagnon
pouvait dire vrai, ce serait pour lui une chance extraordinaire, et,
pour un court moment, l'espoir revint en lui, un espoir irraisonné
qui lui fit entrevoir sa situation financière éclaircie et le but de
sa vie assuré par son mariage avec la fille du riche lord Cor-
nallett.
Mais cette illusion ne fut que passagère; presque tout de suite,
il sentit une instinctive répugnance pour cette combinaison, alors
même qu'il n'en serait pas le promoteur, et il retomba dans son
morne silence.
— Eh bien 1 interrogea Macker, inquiet de cette attitude, qu'est-
ce que vous pensez de ça, monsieur l'inspecteur?
— Je pense que c'est bien improbable...
— Avec un peu d'habileté, vous amènerez le vieux à ce que vous
voulez.
— Mais je ne veux rien...
— Comment ! mais est-ce que vous n'êtes point chargé d'exé-
cuter les ordres de la direction? interrogea l'Irlandais avec une
nuance de menace dans la voix.
— Certes, aussi les exécuterai-je strictement...
— Et si les terrains désignés ne valent rien?
— La direction n'aura à s'en prendre qu'à elle-même.
— A moins que, sachant qu'il ne dépendait que de vous de lui
faire gagner une fortune, elle ne vous rende responsable de votre
échec...
Jean tressaillit, comprenant l'hostilité de cet homme et ayant
la soudaine appréhension qu'il compromettait sa situation. Il jeta
UD regard sur l'Irlandais et comme celui-ci, en même temps,
l'examinait pour découvrir l'effet produit par ses paroles, leurs
deux regards se croisèrent, ainsi que deux épées...
Ils se turent tous deux et le reste de la route se fit silencieu-
sement.
— Voici Ferme Elisabeth, dit enfin Macker en montrant du bout
de son fouet le toit de chaume de l'habitation ; m'est avis que vous
feriez mieux de descendre seul, pour ne point compliquer les
choses...
11 craignait, en se montrant, de mettre enéveil les susceptibilités
de Prêtorius, désagréablement impressionné — il en avait eu le
sentiment — par sa démarche de la veille.
Jean ne répondit rien et l'on continua d'avancer jusqu'à ce que
le chariot eût atteint la barrière qui fermait la cour; alors, l'Irlan-
dais arrêta les bœufs et regarda son compagnon.
— Tenez, fît-il en lui désignant d'un hochement de tête Prêto-
rius qui, dans la cour, attelait un cheval à la charrette légère, sur
laquelle — au cours de la nuit précédente — il avait chargé l'un
des tonneaux préparés par lui sous le hangar; tenez, voilà préci-
sément l'homme.
En disant ces mots, il se reculait, se cachant clans le fond delà
voiture, sous la paille, derrière le corps même de Wilhemine,
toujours sans mouvement.
Alors Jean se résigna, prit la jeune fille dans ses bras et fran-
chit la barrière ; d'un bond, Prêtorius fut près de lui, clamant
d une voix angoissée;
— Wilbeminel
— Ne craignez rien, monsieur, fit alors le jeune homme; la
blessure n'a rien de grave et avec un peu de repos...
Mais Prêtorius ne l'écoutait plus; brusquement, il lui avait
arraché des bras lajeune fille et, tout courant, traversant la cour,
avait pénétré dans la ferme, où Jean le suivit à pas lents, indécis
sur ce qu'il devait dire ou faire.
Par la porte ouverte, il vit Prêtorius dans la rh.imbre de Wilhe-
mine, immobile devant la couchette sur laquelle il avait déposé la
jeune fille ; les bras croisés, la face soucieuse, il l'examinait d'un
air à la fois inquiet et courroucé.
— Il faudrait lui remettre de l'eau fraîche sur le front, con-
seilla Jean sans entrer.
Le vieillard tressaillit, se retourna, et, favorablement disposé
par le visage plein d'honnêteté etde droiture du jevmehomme, inclina
la tête et dit :
— Vous avez raison, monsieur...
11 sortit de la pièce, trempa dans une cruche de grès un énorme
mouchoir à carreaux, et en entoura la têtesanguinolente; cela fait,
il revint vers le jeune homme et demanda :
— Comment se fait-il que vousmc rameniez cette enfant?
Jean, alors, très succinctement, conta ce qui s'était passé et,
au fur et à mesure qu'il contait, la face de Prêtorius se faisait plus
rébarbative, son regard plus terrible et plus menaçant.
Enfin, lorsque Jean eut conclu en disant qu'un de ses hommes
avait cru reconnaître dans la blessée la petite-fille de oom Prêto-
rius, celui-ci demanda :
— De quel côté êtes-vous campé?
— Vers le nord-ouest, un endroit qu'on appelle Jim'sFontain.
— Oui... oui..., grommela le vieillard, c'est bien celalEUe était
SU!' le chemin.
Et, dressant son poing ïermé vers la couchette qu'il apercevait
par la porte entr'ouverte :
— Coquine 1... fit-il entre ses dents serrées.
Pressentant un drame de famille et peu soucieux de connaître
la suite de cette aventure, Jean dit alors :
— Monsieur, je souhaite que cet accident n'ait aucune suite
fâcheuse et je vous demande la permission de vous quitter...
A ces mots, la face du vieux s'empourpra et sa main passa,
tremblante, sur son front, pour dissimuler la colère qui s'était si
soudainement emparée de lui.
— Monsieur, dit-il, je vous demande pardon de vous avoir reçu
de la sorte: il est des choses que vous ne pouvez comprendre, et
qui vous feraient certainement excuser — si vous les connaissiez —
mon accueil peu engageant ; mais vous ne me ferez pas l'injure
de quitter mon toit sans avoir auparavant heurté votre verre contre
le mien...
Et avant que le jeune homme eût pu s'en défendre, il tirait
d'un placard une bouteille et deux de ces gobelets en cristal taillé
qu'il réservait pour les hôtes de marque, et devant lesquels on se
souvient que lord Cornallett s'était extasié, au début de cette his-
toire...
— Qu'est-ce que cela ? demanda Jean tout surpris, en exami-
nant attentivement les armoiries gravées en or sur la paroi du
cristal.
— Des objets de famille... Cela vous étonne qu'un pauvre
fei'mier tel que moi...
— Votre nom? interrogea Jean, en proie aune émotion qu'il ne
cherchait pas à dissimuler.
— Prêtorius Brey ; mon grand-père paternel était Français et,
réfugié en Hollande, avait épousé une femme du pays...
— Brey! s'exclama le jeune homme, mais alors...
{La suite au prochain numéro.) Georges le Faure.
LES VIEUX SOLDATS
UN aïeul de CHAPUZOr
Par JEAN DRAULT
XIII
CN FILS DE bras-d'acier
— Je ne sais pas si je vais retrouver la baraque, dit M. Du-
furet.
— Ohl je la
retrouverai bien,
s'écria Bidouille.
Elle est peinte en
rouge, avec des ma-
chins dorés, et des
hercules en peinture
qui soulèvent sur
leur dos tous les
monuments de
Paris.
Ils s'avancèrent
tous trois dans le
dédale des boutiques
à loterie, des manè-
ges de chevaux de
bois, des entreprises
de balançoiresrusses
et montagnes idem
qui enoombraientla
place de la Nation,
puis ils arrivèrent
au cours deVincen-
1. Voir VOut-ner depuis le 2 mai 1896. n^s. Là régnait un
t'OUVRIER
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peu plus d'ordre : de chaque cAte'
de la majestueuse avenue, les gran-
des ménageries, les théâtres forains,
les i musées • de figures de cire i à
l'instar de Dupuytren » s'alignaient
comme des soldats à la parade.
De temps en temps, Bidouille
proférait une exclamation joveuse ;
— Tiens ! Gugusse 1... comment ça
va?... Ah!... Flammèche ici? Bonjour,
Flammèche! ... Ça Ya-t-il comme